Assassin’s Creed III : les sagas se cachent pour mourir
Pour la plupart des joueurs, Assassin’s Creed III symbolise le déclin d’une série iconique de la septième génération de console. Pourtant, malgré son apparence de jeu pop-corn servant uniquement de divertissement de fin d’année, ce troisième opus de la saga d’Ubisoft a marqué une nouvelle étape dans la saga.
Pour la première fois dans la série, et ça a été trop peu remarqué pour qu’on doive le souligner, le troisième opus abandonne la sempiternelle dualité Assassins/Templiers. Le scénario au contraire développe une cause propre pour chacune des deux factions. Si jusqu’à la sortie du jeu en novembre 2012 les jeux vidéo avaient la fâcheuse tendance de toujours mettre face au joueur un ennemi à vaincre afin de rétablir le bien ou le mal selon l’avatar proposé, les équipes de Ubisoft Montréal a décidé de révolutionner la façon de mettre en scène un conflit autrement que par le manichéisme ambiant et quasi-permanant du médium.
Reprenons l’histoire du jeu (et je préviens, il y aura du spoil dans le reste de l’article à compter de maintenant, datant de 2012 vous avez eu le temps de le faire trois fois). Dans le troisième épisode, on incarne Connor Kenway, métis de père britannique et de mère mohawk. Celui-ci décide quelques années après avoir vu sa mère périr au cours d’un incendie dans son village (incendie provoqué par un groupe de colons britanniques) d’intégrer la confrérie des Assassins, confrérie dans laquelle a participé et agi sa mère. Pourtant, derrière ce conflit intime, se joue un drame plus grand encore : la guerre d’indépendance américaine.
A l’inverse de ses prédécesseurs, le jeu prend soin de bien poser le contexte, les enjeux et les personnages. Sur douze séquences, il faut attendre la quatrième pour pouvoir contrôler Connor enfant et la sixième pour le voir enfiler la tenue des Assassins. Les trois premières sont en effet consacrées à l’arrivée du père de Connor, Haytham Kenway. Mais la particularité de Haytham se révèle lors de la dernière minute du temps de jeu qui lui est consacrée : il est un Templier. Pour la première fois dans Assassin’s Creed, le joueur vient de sympathiser et s’attacher à un Templier, c’est-à-dire un adversaire des Assassins qui tente de dominer le monde grâce au pouvoir des artefacts d’Eden.
Ce twist scénaristique est efficace dans la mesure où les quatre jeux précédents se sont efforcés de dresser un portrait manichéen des deux factions : l’une se bat pour dominer le monde ; l’autre lutte pour assurer la liberté de chacun au sens libertaire du terme. Le conflit se limitait à traiter des thématiques déjà abordés depuis la renaissance du jeu vidéo de 1983 : les méchants veulent régner en maître et les gentils incarnés par le joueur sont là pour l’en empêcher. Depuis 29 ans le jeu vidéo recyclait sans arrêt sa plus vieille histoire en renouvelant seulement l’emballage. Mais ça c’était avant 2012. Car depuis, Ubisoft a donné une nouvelle profondeur morale à la saga en justifiant les actes de chacune des factions. Les Templiers se battent pour la même cause que les Assassins : la paix. Mais contrairement à ces derniers qui livrent leur combat pour offrir une paix par la liberté de chacun, les Templiers veulent que la paix soient obtenue par l’ordre et l’autorité.
Cette différence est d’autant plus forte dans le jeu que c’est Haytham qui le dit à Connor, soit le père au fils. Le symbole est frappant car c’est comme si l’ancien modèle de jeu vidéo confessait sa propre défaite au nouveau. En effet, dans toute la phase « Hatyham », le développement des événements se veut manichéen, avec un objectif, un ennemi méchant et cruel et une jeune fille en détresse à sauver (comme quoi le jeu vidéo a toujours été le même). En bref, tout ce qui symbolise l’ancien jeu vidéo. Connor a quant à lui un schéma narratif beaucoup plus flou, appuyé par des mécaniques de gameplay. Les personnages historiques avec qui on parle ne sont pas forcément ceux que l’on pense, on peut s’attaquer aux tuniques rouges comme aux tuniques bleues et le rapport avec la Confrérie est ambigu (il faut se rappeler que dans les premiers épisodes, on rappelait qu’Altaïr ou Ezio ne pouvait pas faire de mal à tel ou tel groupe de personnes). Le lien qui se construit avec l’ennemi est plus fou et plus intime, pour le personnage comme pour le joueur. Cette volonté d’en terminer avec le manichéisme se ressent partout, à chaque combat, chaque cinématique. La frontière entre les deux ordres finit par se brouiller tant leur projet de paix est sincère. Et le fait de jouer un personnage métis comme Connor alimente cette ambiguïté.
Le jeu est un blockbuster de fin d’année, et il succombe à quelques facilités. Mais même en proposant un ennemi visible et identifiable, en la personne de la déesse Junon, les développeurs confirment leur volonté d’amener la saga plus loin. Tout le but de la première saga était de choisir le camp de la liberté. Pourtant, le dernier geste de l’héritier des Assassins, Desmond Miles, est contraire à leur philosophie. Au moment de choisir entre Minerve ou Junon, Desmond refuse de payer le prix de la liberté humaine (en laissant la Terre brûler sous le feu d’une éruption solaire qui obligerait l’humanité à renaître) et préfère protéger l’humanité en la confiant à la soif d’ordre de Junon. Desmond lui-même est donc devenu un templier. Ce qui est souligné dans cette fin maladroite qui en a déçu plus d’un, c’est que la conception même de la liberté des Assassins supposait une absence de progrès, un monde constamment renouvelé, répété à l’infini comme l’expérience de jeu elle-même. A l’inverse les Templiers seraient les seuls à accepter le progrès et son corollaire : l’ordre (comme le dirait Auguste Comte). Cette fin dépassant le manichéisme est aussi celle qui a mis fin à l’arc Desmond Miles, comme si la complexité ou l’ordre ne pouvait que précipiter la fin du jeu vidéo lui-même, qui ne prend sens que dans une anarchie joyeuse et oublieuse d’elle-même.
Assassin’s Creed III est en réalité un ovni dans le monde du jeu vidéo, une œuvre incomprise (de la première partie de la saga jusqu’à l’opus Rogue). Le jeu suit un développement narratif ambitieux au long cours, en poussant sa logique aussi loin que possible. Malheureusement, il a été pris pour un gros blockbuster et Ubisoft l’a utilisé comme une poule aux œufs d’or, dont le suspense permettait de vendre de nouveaux DLC chaque année. Pourtant ce jeu aurait mérité d’être lu comme une véritable œuvre, au lieu de sacrifier son originalité (ou son co-créateur Patrice Désilets) sur l’autel de la rentabilité.
Zack