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Rogue One : cristal & capital

Star Wars est né d’une idée simple : offrir un supplément d’âme à l’Occident (et à une Amérique qui venait de perdre la guerre du Vietnam). « Il n’y avait pas de mythologie moderne pour donner le sens des valeurs aux enfants, explique-t-il. Les westerns étaient les derniers films de ce genre pour les Américains. Rien n’avait été fait pour les jeunes avec de vrais fondements psychologiques. » L’ambition était énorme mais l’univers restait presque simpliste, comparé à l’inadaptable complexité du Dune de Frank Herbert dans laquelle Jodorowsky s’était pour ainsi dire ensablé. Le talent de George Lucas pour mettre en images les foules vibrionnantes d’aliens est réel, mais il n’a d’équivalent que son indifférence à détailler le fonctionnement technologique, politique, ou socio-économique de ces protagonistes. D’aucun ont d’ailleurs toujours soutenu que Star Wars n’était pas de la science fiction.



Pour compenser cette lacune, vingt ans plus tard, La prélogie introduisait une science de la Force, selon laquelle les midichloriens déterminaient les individus à avoir une plus ou moins grande affinité avec la Force. Les mêmes premiers épisodes présentaient aussi en creux la ligne politique des chevaliers jedi (à savoir l’action en petit conseil secret, au mépris des règles de consultation de la souveraineté populaire) et pouvait apparaître aux plus experts comme une subtile défense du bicamérisme en politique (puisque la prise du Sénat par les siths n’est rendu possible que par l’absence criante de contre-pouvoir à ce Sénat tout puissant). Si l’on poursuit la logique, on peut dire qu’avec Rogue One, l’univers lucassien gagne enfin une véritable dimension socio-économique grâce au cristal Kyber.



Une force ou un carburant ?


Le film ne montre à proprement parler que le pendentif de Jyn Erso taillée dans le cristal – ce qui fait écho au surnom que son père a donné à sa fille (ou au titre le plus fameux de la house française de la fin des années 90 ?). Son père, ingénieur de profession, raconte que le cristal Kyber n’apparaît que dans le cœur des étoiles les plus fortes. Le minérai résulte selon le même père d’une cristallisation de la Force. Pour aussi discret qu’il paraisse dans le film (huit occurrences en tout), il est la clé des forces mystérieuses de l’économie lucassienne. Au début de Rogue One, on apprend en effet que l’Empire s’est secrètement mis à encourager le pillage des temples jedi pour s’en emparer, un peu comme lorsque Daech avait mis la main sur les trésors archéologiques d’Irak et de Syrie pour les revendre ensuite et financer la guerre.

Sauf que dans ce cas, ce trésor sert de carburant à L’Etoile Noire. Et il le devient grâce à un échange, dont le film ne précise pas s’il s’agit d’un achat autorisé, d’un produit de marché noir ou d’un vol. Frémissez, donc, public des premiers épisodes car la Force peut s’échanger, voire s’acheter. Dans la prélogie elle se quantifiait déjà. Qui-Gon Jinn devenait généticien quand, dans cette scène hautement sacrilège de la Menace Fantôme, on le voyait soudain faire des analyses de sang sur Anakin. Il aurait pu aussi bien se faire broder « ordre et progrès » sur sa toge pour rendre hommage à Auguste Comte. Le monde de Rogue One dévoile maintenant un autre pan de l’univers des jedi, peuplé d’ingénieurs, de patrons hypocrites, de fonctionnaires vaniteux et ambitieux, d’assassins minables et de contrebande douteuse.


L’échange de cristal Kyber est un élément nouveau de Rogue One, bien que le cristal Kyber ne le soit pas. Il apparaît sous le nom de cristal Kaiburr dans le premier roman écrit juste après l’épisode Un Nouvel Espoir. George Lucas anticipant un échec possible commande un roman à Alan Dean Foster, où le cristal opère comme une sorte de stéroïde pour la Force et devient l’enjeu d’une bataille entre Vador, Leïa et Luke. Auparavant, le cristal est évoqué dans le premier script de 1975 (orthographié « Kiber »), et il joue le rôle d’une pierre magique qui a été volé par Obi One Kenobi aux siths, offerte ensuite à Luke pour qu’il réussisse la destruction de l’Etoile Noire.


Mais ces éléments restent marginaux. C’est après la Menace Fantôme que tout se précipite. Pour n’avoir pas joué à Knights of the Old Republic (2003), j’avais pourtant vu l’épisode clé de Star Wars Clone Wars où les jeunes jedis sont initiés et doivent chercher leur cristal Kyber dans les grottes de glace de Ilum (qui soit dit en passant n’est pas une étoile, mais bien une planète de glace). Dans ces épisodes de la saison 2 de Star Wars Clone Wars, le cristal Kyber restait quelque chose de magique, lié par la Force à l’esprit de celui qui le trouvait. Autrement dit, ce n’était pas encore un carburant ou une énergie. Il ne faisait l’objet d’aucun échange. Le cristal Kyber restait un bien culturel en quelque sorte, il n’avait aucune valeur d’échange, il n’entrait pas encore dans la sphère marchande et n’apparaissait utile que pour ceux qui pouvait en saisir le sens religieux ou magique profond. Et pourtant, sans ce matériau, pas de destruction d’Etoile Noire. Sans lui, Star Wars n’est plus que l’histoire de deux Siths démagogues dans leurs habits noirs qui essaient de manipuler un Sénat crédule.



Le désenchantement de Star Wars


C’est le vertige de Rogue One (et la cause de la dépression du personnage du gardien jedi qu’on voit dans le film) : la Force matérialisée dans ce cristal qu’on peut vendre (en contrebande) devient une Force neutre. Il ne manque à cet épisode de Rogue One qu’un écrivain nihiliste à la Houellebecq et on obtient un parfait reflet du climat idéologique de la France en 2017, où le religieux ne peut être vécu que sur le mode du regret ou du fanatisme. Autrement dit, à partir de Rogue One, il n’y a plus de côté obscur ou lumineux à la Force. Sa valeur est autre chose que culturelle, religieuse ou magique – sa commercialisation, aussi opaque soit-elle, lui retire toute dimension culturelle propre. Inventé dans le contexte du choc pétrolier des années 70, on peut même suggérer que ce cristal est un peu le pétrole de Star Wars. La Force devient littéralement une énergie qui pourrait servir bien d’autre but que l’alimentation simple de l’Etoile Noire : des aspirateurs galactiques, des cure contre le cancer ou le mal de tête après un saut luminique… Elle est l’uranium, ou mieux, elle est la baie goji de l’univers de Star Wars, elle est ce truc génial ignoré pour des raisons culturelles, et tout à coup commercialisé à grand renfort de hype et de promo.


La première mythologie de Star Wars était fascinante parce qu’elle postulait qu’un chevalier, avec un peu de philosophie et une épée lumineuse, pouvait tenir tête à une armée entière. C’est parce que l’esprit voyait la faille impossible à déceler que, tout à coup, tous les tirs de pistolet blaster pouvaient être déviés et que le chevalier pouvait se sortir de toutes les situations. C’est cette supériorité de l’esprit sur la technologie qui avait été saluée par Joseph Campbell, le mentor mythologue de George Lucas. Ce que rend désormais possible l’idée du commerce du cristal Kyber est ni plus ni moins que la construction de super armes plus puissantes qu’un chevalier jedi, et par voie de conséquence leur obscolescence programmée. C’est le début d’une industrie jedi. L’Etoile Noire pouvait passer pour être l’anti-thèse de cette force de l’esprit, une arme sans âme, sans précision, aveuglément destructrice. Rogue One montre au contraire qu’elle est inhérente à l’univers des jedis – elle en est le prolongement capitaliste et non son absolu anti-thèse.


Si j’étais un philosophe décliniste qui écrit dans des revues catho-décroissante, je pourrais écrire qu’il n’y a ici aucun hasard. Un tel retournement s’opère au moment précis où Star Wars atteint son stade final de commercialisation – le stade à partir duquel ne suivront que des films ringards, qu’on regarde presque par obligation, par fidélité à une mythologie disparu. Après la sortie de l’épisode VII, George Lucas lui-même avait dit qu’il avait eu l’impression de vendre ses enfants en esclavage. Au moins, l’épisode VII conservait-il une partie de la mythologie d’origine. Rogue One m’apparaîtrait alors comme une grande œuvre annonçant le déclin de l’Occident, la fin de la mythologie moderne des premiers épisodes – et j’irai faire des débats télé avec les deux Michel (Onfray et Houellebecq), les deux Eric (Zemmour et Naulleau) et les deux Alain (Soral et de Benoist). Car commes les chevaliers siths, ils marchent tous par deux.



L’ADN transmédia du blockbuster


Mais je trouve plus intéressant de remarquer que c’est en réalité l’ADN du blockbuster, c’est-à-dire une œuvre soutenue économiquement par la vente de produits dérivés, qui a entraîné cette réécriture. A la marge de la continuité canonique, les jeux offraient la possibilité intrinsèque d’une variation autour du thème initial du chevalier jedi. On pouvait acquérir dans The Old Republic plusieurs sortes de cristaux. Tout comme Star Wars : The Force Unleashed, on commençait à prendre plaisir à récolter plusieurs cristaux (de couleur ou de puissance) pour les combiner et produire plusieurs sortes de sabres. Cette simple variabilité rendait possible quelques choix minimaux d’avatars sans laquelle aucun jeu vidéo d’aventure n’est intéressant. Mais elle impliquait que l’événement extraordinaire de la création d’un sabre laser devienne en réalité un élément trivial de l’univers de Star Wars. Cette trivialisation avait été freinée en partie en laissant les figures héroïques en dehors du jeu. Mais voilà qu’apparaissaient les questions légitimes des joueurs sur les jedis et leurs armes, et les cristaux Kyber... Le cristal Kyber enclenche donc cette transition de l’extraordinaire d’un artefact magique vers la banalité de la marchandise.


J’aimerais conclure par un simple souvenir de la première trilogie – aujourd’hui probablement moins regardée par les nouvelles générations que ses suites et prequels. Sans jamais en avoir discuté façon disputatio scholastique avec mes camarades de classe, j’avais toujours imaginé que le sabre laser des jedis était un artefact sans intérêt, sans aucun pouvoir propre. Il ne s’agit pas de dire qu’il n’est pas une belle invention esthétique, les combats de sabre laser sont sans doute l’une des meilleures raisons de s’émerveiller devant Star Wars. Mais dans mon esprit, le sabre ne contenait rien de magique, pas de lien cosmique avec la Force. Au contraire, on voyait Luke apprendre à ouvrir son esprit, à devenir un jedi en préambule à tout combat de sabre. Le pouvoir dont il était question était d’abord le pouvoir de son esprit : se concentrer sur un objet, le déplacer, pousser Yoda dans les marais de Dagoba, etc. Le sabre laser semblait avoir un fonctionnement baroque pour les non-jedis qui misaient sur la facilité des armes à feu. Le même genre d’éthique de combat est celle qui à mon avis rend Batman si populaire.

Une scène de La Folle histoire de l’espace de Mel Brook parodiait Star Wars (le titre américain était plus clair au sujet de l’absolu lourdeur du film : Spaceballs) et pourtant en dégageait l’essentiel. Le Luke du film (Lone Star) perdait son sabre et ne pouvait plus se défendre. Mais au lieu de le récupérer il renvoyait le rayon laser à l’aide d’un simple miroir parce qu’il avait compris que la Force est en lui, pas dans un sabre (« the Schwartz is in you »). Cette scène me paraissait résumer l’art jedi à ce mantra que les judokas se répétaient pour me convaincre de continuer à persévérer et ne pas m’arrêter à ma ceinture verte-bleue de judo : « il faut retourner la force de l’adversaire contre lui-même » (mantra qu’utilise également Foucault pour décrire la résistance au pouvoir dans Dits et Ecrits, T. II, texte 152).


Reste la question ouverte de l’intégration de cette économie au reste de l’univers. On peut tout à fait suggérer que l’univers est incohérent : comment un cristal si précieux aurait pu être ignoré si longtemps et pourtant devenir une ressource essentielle ? Simple progrès technique ? Ouverture culturelle ? Pourquoi ne pas suggérer qu’en réalité les premiers épisodes n’évoquaient pas la marchandisation du cristal Kyber pour la raison précise qu’il s’agissait, aussi bien pour Lucas que pour Skywalker, de réenchanter l’univers de cette République déchue ? La religion jedi est alors, de ce point de vue, un mensonge pieu, une sorte de prophétie auto-réalisatrice, qui aurait eu pour but de faire croire au retour possible de l’héroïsme dans un monde où les bases mêmes de cette croyance ont été exploitées pour construire des instruments de destructions aussi paisibles et froids qu’une gigantesque Etoile Noire.


Richard Mémeteau

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