Equité et jeux vidéos : le paradoxe « Mario Kart »
Mario Kart est un trou noir qui absorbe la lumière et le temps, et les compressent en un bloc d’énergie nerveuse parcourant votre cerveau, vos yeux et toutes vos articulations. Il nous reste rarement un souvenir très clair des raisons pour lesquelles on a crié, juré ou pleuré après une partie… si ce n’est l’impression d’avoir toujours eu la possibilité de gagner malgré tout.
C’est cette propriété qui fait facilement passer Mario Kart pour un modèle d’équité. Car tous les avantages du premier de la course sont compensés par les options destructrices qu’obtiennent les derniers. L’égalité des chances est donc assurée par ces artifices, dont un particulièrement est souvent mis en exergue : la carapace bleue (apparue en 1996 dans Mario Kart 64).
Pour Laurent Cassely, Mario Kart est un jeu « anti-capitaliste » (il reprenait les mots d’un modérateur d’un site sur Mario Kart) puisque, selon lui, la carapace bleue « assure que le meilleur ne gagnera sans doute pas ». Le dernier peut en effet obtenir une arme qui vise directement le premier – évitable par les pros grâce à l’accélération d’un champignon.
Les concepteurs, Hideki Konno et Kosuke Yabuki, sont d’ailleurs très soucieux de conserver cette équité au fil des épisodes :
Les carapaces bleues offrent un certain niveau de tension qui aide à maintenir l'excitation jusqu'à la fin d'une course. Pour autant, nous avons fait particulièrement attention à l'équilibre du jeu. Grâce à des milliers de courses, nous avons fait de nombreux ajustements de façon à être le plus équitable possible. À notre avis, les items de Mario Kart 8 sont les plus équilibrés de l'histoire de la série.
On se retrouve donc rapidement dans une configuration où les chances de départ ayant été annulées, seule la technique pourrait départager les adversaires. Les inégalités produites alors sont légitimes. C’est la description du monde libéral parfait :
- Vous êtes derniers, vous pouvez obtenir l’éclair (qui touche tous les concurrents devant vous, et handicape de façon croissante en fonction de la place occupée dans la course), vous pouvez obtenir la carapace bleue (qui vise le premier), une étoile (qui rend invincible et accélère votre véhicule) ou devenir un boulet de canon (qui vous maintient automatiquement dans les rails de la course tout en explosant vos adversaires s’ils vous touchent).
- vous êtes premier, vous êtes pris pour cible par le deuxième qui peut facilement récupérer une carapace rouge ou vous atteindre avec une carapace verte bien lancée. Seuls vos bananes peuvent vous servir de protection (et dans le Mario Kart 8 un système de pièces qui progressivement vous confère un peu plus de vitesse).
Tout paraît équilibré mais… en réalité, le jeu Mario Kart n’en reste pas moins un jeu profondément inéquitable, quels que soient les épisodes.
Car vous vous retrouvez dans une course à affronter tous ceux qui comme vous bénéficient également des options explosives offertes par cette équité. En comparaison, la position relativement solitaire du premier – et parfois du deuxième ou du troisième – est mille fois plus confortable. Les poursuivants doivent quant à eux survivre dans la meute de leurs adversaires, tous équipés des options les plus puissantes du jeu. Certaines options atteignent les premiers (deux en réalité : l’éclair et la carapace bleue). Mais pour tous les autres, non seulement ils doivent rattraper leurs retard, mais ils ont un autre effort que n’a pas à fournir le premier, qui est d’affronter une masse de joueur tentant tous de se frayer un chemin au milieu des chomps, des plantes carnivores, et autres blocs de couleurs ultra glissants. D’ailleurs, n’importe quel joueur de Mario Kart a fait lui-même l’expérience de passer de la place de meneur à celle de presque dernier en se faisant piétiner par cette meute. Ce n’est pas l’équité qu’il expérimente alors. C’est au contraire l’un de ses effets pervers. C’est peut-être le fait que le premier puisse être dernier que Laurent Cassely trouve équitable, mais il s’agit de l’anti-thèse de l’équité.
L’équité est parfois présentée selon un principe simple de compensation des handicaps de départ – handicaps sociaux, financiers voire handicaps de santé. L’image qui circule sur le net est celle de trois personnes de tailles différentes, qui tentant de regarder un match de base-ball au-dessus d’une barrière, se voient aidées soudain dans une autre image par un escabeau à leur taille. Mais dans ce cas, le jeu est à somme non nulle : on peut faire voir autant de spectateurs qu’on veut. Chacun a la possibilité d’obtenir le bien en question, sans retirer automatiquement les biens aux autres
Mais dans une course, l’égalité des chances acquise par compensation produit une situation de chaos qui a besoin de cette équité. La meute des joueurs de Mario Kart (allant de l’avant dernier au second en théorie) est un handicap produit précisément par cette équité première. Cet effet d’équité est paradoxalement ce que connaît n’importe quel bachelier qui entre dans les études d’après bac. Les avantages quelconques qui sont conservés par les « premiers » de la course (parce qu’il serait impossibles ou injustes de les retirer – comme, disons, le fameux « capital culturel ») sont doubles : ils sont objectivement bénéfiques et ils mettent à l’abri de la meute qui est un effet de l’équité.
Mario Kart a au moins le mérite de nous faire prendre conscience de l’illusion de l’équité libérale. Mais une hypothèse plus troublante mérite d’être formulée. J’ai parlé d’effet d’équité, comme s’il s’agissait d’un accident causé par une conception légitime de la justice. On pourrait aussi bien supposer qu’en cette matière, l’effet d’équité relève d’une volonté politique de maintenir une concurrence de plus en plus exacerbée entre les différents participants. Si les concepteurs de Mario Kart arrivent à répéter cet effet d’équité de façon si systématique et parfaite, comment ne pas croire que cet effet dans la vie politique et économique soit tout sauf un pur accident ?
Richard Mémeteau