Numéro 5 de Taiyo Matsumoto - Full Metal Rhododendron
Dans un futur éloigné, la sécurité du monde repose sur les épaules d’une organisation paramilitaire mondiale, dont la fine fleur est constituée par un groupe de super-humains génétiquement modifiés. L’un d’eux, N°5 - un sniper d'élite - s’enfuit du jour au lendemain sans explication, en compagnie d’une jeune servante. Tout ce que découvriront ses frères d’armes qui tenteront de l’arrêter, c’est qu’il ne vaut mieux pas se mettre en travers de son chemin.
Taiyo Matsumoto est l’un de ces rares auteurs contemporains qui doit sa singularité à la façon dont il gère ses influences. Il faudrait toutefois compter dans ce domaine l’américain Paul Pope (THB, Heavy Liquid, Batman Year 100) car tous deux partagent la même ferveur à opérer une fusion entre toutes les écoles de bande dessinées. Comme le mangaka l’explicite très bien dans la préface pour l’édition chez Viz Comics : de l’école américaine il retient le dynamisme, de l’école japonaise le côté « léger » et de l’école européenne, le côté « intellectuel ». Le public français en fera la découverte au début des années 90 avec la publication de Amer Béton, percevant avec surprise au fil des pages l’influence diffuse de José Munoz dans un récit ayant pour cadre la violence en milieu urbain. Matsumoto s’autorisait déjà assez ludiquement tout un tas de digressions (microscopiques, macroscopiques, oniriques) qui n’étaient pas sans rappeler la bifurcation expérimentale des aventures du détective privé Alack Sinner, avec le même emploi de petites parenthèses qui viennent ponctuer le récit (consacrées à l’environnement extérieur de celui-ci, ou au contraire à l’état d’esprit de personnages annexes) et contrebalancer parfois la frontalité des thématiques abordées. Ce sera le cas également ici, où l’auteur se réapproprie cette fois l’univers science-fictionnesque de Jean Giraud (reprenant un certain sens du design et du décorum) pour ce qui semble être au premier abord un énième blockbuster. Du fait du talent bien particulier de l’auteur à dérouler des plages contemplatives, méditatives et intimistes à l’intérieur de son récit, l’œuvre apparaît bien vite comme une réflexion sur le genre-même et pourrait bien modifier en cours de route la façon dont le lecteur se positionne vis-à-vis de celui-ci.
En effet ce type de narration introspective aboutit graduellement, avec discrétion presque, à une modification globale des archétypes du genre, entamant par-là la préconception de certaines valeurs (l’héroïsme notamment) ainsi que la façon dont l’entertainment en général aurait tendance à nous les présenter depuis quelques décennies maintenant. Dans cette saga que nous propose Matsumoto, tous les super-soldats n’ont pas spécialement pour vocation de périr en combat singulier face à celui qui fût leur ami. De même, la « révolte » du fugitif soulève d’étranges questions quant à la légitimité de l’hyper-gouvernance militaire. En s’accordant de l’espace pour développer à travers les personnages secondaires des motivations et des points de vue autres, le récit grossit littéralement de l’intérieur pour laisser apparaître la diversité de ses enjeux, et le lecteur de réaliser que N°5 pourrait bien s’avérer la continuité de la réflexion sur l’ombre et la lumière entamée par l’auteur avec Amer Béton.
Pour accentuer plus encore sa distanciation d’avec le spectacularisme ambiant, Matsumoto reprend par endroits la syntaxe d’Osamu Tezuka pour faire ressortir un certain manichéisme candide du traitement habituel de ce type de récit, montrant bien que sous un tel prisme de lecture, la saga des aventures de N°5 serait évacuée en 3 pages à peine. Sans compter que le reste du temps, les digressions de Matsumoto le rapprocheraient autant d’un José Munoz comme nous l’avons déjà dit, mais aussi d’un Nicolas De Crécy, affirmant d’autant plus la volonté de l’auteur de situer son récit du côté de la fantaisie et de l’entre-deux plutôt que de celui du déballage pyrotechnique. On perçoit cette approche jusque dans les pages de présentation de chapitres, où transparaît un ludisme presque hédoniste à s’amuser avec son propre univers, à en montrer tous les recoins, d’où se dégage le plaisir propre à toute création, et surtout des motivations autres que d’en faire s’entre-tuer tous les éléments.
Non pas que la violence et le conflit soient des points que l’auteur renie complètement. Toutefois, à un univers fortement composé de modernisme et de machineries complexes, l’auteur choisit à contrario la syntaxe apparemment « imprécise » de l’esquisse et va décliner de façon virtuose tous les degrés de lisibilité de celle-ci (hachures, pointillisme, minimalisme ou au contraire surcharge de détails) introduisant justement ses échappées oniriques dans la continuité fluide d’une ligne isolée, et de rejoindre même parfois le vocabulaire graphique propre aux dessins d’enfants. Soit l’opposé absolu encore une fois du traitement escompté pour ce type de registre ! Si toutefois les aspects super-héroïques et science-fictionnesques finissent par disparaître en tant que sujets principaux, ils n’en demeurent pas moins les points d’entrée au récit, autant que des paramètres importants, et Matsumoto revient, avec parcimonie et seulement quand il le faut, à des scènes d’action au dynamisme à couper le souffle.
L’intérêt du public pour le travail de Matsumoto demeure cependant pour le moins oscillant dans nos contrées. Le succès d’Amer Béton avait généré la publication du recueil d’histoires courtes Frères du Japon, puis de Go go Monster mais il semble que N°5 n’ait pas suivi le même chemin de consécration, je crois que l’éditeur américain Viz Comics n’est même pas allé au bout de la publication de l’intégralité des différents tomes, et si c’est le cas pour l’éditeur français Kana, ils sont à ce jour presque tous épuisés. L’œuvre mériterait certainement une réédition en intégrale, car c’est l’un des travaux d’envergure que la décennie précédente (moins improductive que l’on pourrait croire) nous a offerte. Il serait vraiment dommage de passer à côté tant les thématiques abordées et les méthodes d’approche narrative continuent de faire leurs chemins à l’heure d’aujourd’hui.
Nonobstant2000