Typhoid (Ann Nocenti / John Van Fleet - 1995) – La vierge des tueurs
Cela peut paraître assez difficile à croire, mais les deux grandes compagnies de comics DC et Marvel auront bataillés dans les grandes lignes pour rendre leurs franchises de nouveau populaire en vue d’un passage sur grand écran. Que ce soit Hulk, Batman, Thor ou Superman, chacune ont dû à un moment donné se recentrer sur ce qui faisait la spécificité de chaque personnage, ce qui en faisait autrefois l’attrait et ce qui pourrait dans la foulée intéresser de nouvelles audiences, comme s’ils fallaient véritablement que les personnages « s’animent » pour mettre à jour leur potentiel. Pas si surprenant dès lors qu’Iron Man se soit retrouvé à faire office de pierre angulaire pour la grande installation du Marvel Universe au cinéma, et qu’aujourd’hui les exécutifs viennent apparemment de se rappeler que Wonder Woman pourrait éventuellement très bien fonctionner en tant qu’icône féministe. Je ne suis pas si certain que cela fonctionne tant que ça dans les faits, mais c’est en tout cas de quoi nous allons essayer de parler aujourd’hui.
Si l’on voulait vraiment aborder l’émancipation au travers des super héroïnes, une figure intéressante aurait pu être par exemple celle d’Elektra, issue de l’univers du justicier aveugle de Marvel, Daredevil, et malgré le désastre que fût la première adaptation live des aventures du héros, celle-ci se verra gratifiée d’un spin-off encore plus raté. Une gageure pour les fans de comics car non contente d’être quasiment une icône dans la mythologie du « diable de Hell’ Kitchen » (comme le met assez bien en avant la série Netflix) elle fût également l’héroïne de l’une des mini-séries les plus importantes des années 80, Elektra Assassin. Avec cette œuvre, son créateur Frank Miller repoussait les limites de la narration tandis que le dessinateur Bill Sienkiewicz était lui, au tout début de sa mythique période expérimentale - assurément quelque chose que l’on ne risque pas de voir de suite transposé sur grand écran et qui mériterait un article pour elle seule. Toutefois nous préférerons nous intéresser à une autre femme fatale issue du même univers, un peu moins connue cependant bien que certains spectateurs se souviendront peut-être de l’avoir entre aperçu dans l’odieux film avec Jennifer Garner (et on ne peut que les féliciter, car là non plus il n’y a vraiment rien de très mémorable) j’ai nommé Typhoid Mary. Elle aussi aura droit à une mini-série enfin à la hauteur de son potentiel, si ce n’est que celle-ci n’est (pas encore) entrée dans l’Histoire. Mais commençons par le commencement.
Entre le run matriciel de Frank Miller (où il appose des éléments fondateurs tels que les filiations avec des clans ninjas occultes ainsi qu’une veine foncièrement hard-boiled) et celui plus hype de Brian Michael Bendis sur Daredevil, on ne parle pas encore assez de celui de Ann Nocenti et John Romita Jr, pourtant celui-ci représente très certainement ce que le mainstream de l’époque avait de meilleur à offrir. L’éditeur en chef passée scénariste se ré approprie le personnage de façon très personnelle, le faisant évoluer dans des chemins de traverses inattendus grâce à une réemploi savant de certaines coulisses par trop inexplorées de l’univers Marvel, ainsi que de personnages secondaires sous-utilisés, à l’exemple de certaines grandes figures à cette époque tels que Chris Claremont, Bill Mantlo ou Louise et Walter Simonson pour le même éditeur. L’une des grandes injustices en ce monde probablement, c’est que l’on applaudira et adoubera plus facilement des références des ajouts extérieurs, mais on remarquera un peu moins les travaux de transcendance d’un univers donné. Le premier story arc confrontait notre héros à un tueur à gagess parent seul d’un jeune garçon obsédé par l’imminence d’un conflit nucléaire, tandis que son alter ego dans la vraie vie offrait des consultations juridiques pour les plus démunis – un aspect que la série Netflix a conservé alors que celui-ci n’a pas vraiment perduré dans le comics. Quoi qu’il en soit, c’est-à-dire le temps des quelques épisodes qu’il durera, soyez assuré que le run en question est certainement beaucoup plus « urbain » que d’autres runs après lui ne le seront jamais.
Nous aurons également droit à une très belle confrontation avec le Punisher ainsi qu’à une participation sublime à l’un des meilleurs cross-overs X-Men, « Inferno » où suite aux exactions de nos mutants préférés des démons venus d’une autre dimension déferlent littéralement sur New-York et notre héros se devra de faire face comme il pourra face à une déferlante de possédés : un dentiste ayant fusionné avec ses instruments, une rame de métro devenue vivante, tout un tas d’éléments sublimés par un John Romita Jr en état de grâce. Episode qui génèrera par la suite un dernier story arc encore plus plébiscité que tous les autres, où Daredevil parti sur la route (Nocenti renouant ici avec la tradition des « relevant-comics » des années 70) se retrouve piégé au milieu d’un conflit entre le fils du Diable, BlackHeart, et les Inhumains Gorgon et Triton, tous à la recherche du fils de Medusa et Black Bolt échoué sur Terre, les uns pour le ramener à la maison, l’autre pour lui voler son âme, qui propulsera notre héros cette fois-ci véritablement en Enfer, non sans avoir confronté un Ultron en mode schizophrène – si avec tout ça je ne vous donne pas envie d’en savoir un peu plus, je ne sais plus ce que je dois faire ; sachez cependant que le run de Nocenti et John Romita Jr a été rassemblé en trade-paperback et s’avère enfin disponible, ce ne fût pas le cas pendant fort longtemps.
C’est à l’intérieur de ce run débordant d’idées qu’apparût le personnage de Typhoid Mary, une tueuse à gages recrutée par le Kingpin pour vaincre notre héros par son talon d’Achille : la gente féminine. En plus d’être rompue à toutes les techniques de combat possible Typhoid est aussi une mutante : léger don de télékinésie (assez dangereux toutefois) une bonne maîtrise de la pyrokinésie, et surtout le fait qu’elle soit véritablement « toxique », dans tous les sens du terme, un simple baiser pourrait vous être fatal. Mais son arme la plus tranchante demeure une des plus insoupçonnable, la schizophrénie. Typhoid la tueuse à gages peut switcher à volonté avec sa personnalité première, Mary Walker, une artiste fragile et introvertie, l’appât idéal qui fera évidemment fondre le cœur de Matthew Murdock. Nocenti relie d’ailleurs très bien son personnage au héros en réutilisant un dégât collatéral bien connu de ses origines : tout juste parti en guerre contre la Mafia pour venger le meurtre de son père, le Daredevil en devenir fait irruption dans un bordel pour donner une leçon à des gangsters. Au cours de la mêlée, une jeune prostituée se retrouve défenestrée par sa faute et la scénariste choisira d’en faire l’élément traumatique déclencheur pour son héroïne, à l’origine du leitmotiv d’une troisième personnalité, « Bloody Mary », punissant les hommes qui s’en prennent aux femmes.
Le personnage ne marquera pas les esprits plus que cela, uniquement perçue comme l’une des trouvailles qui parsèment le run et qui contribuent à sa prestigieuse réputation. On murmure en effet dans les couloirs de la profession que celui-ci aurait joué un élément décisif dans la création du label Vertigo chez la concurrence DC. Attention, les titres rassemblés sous cette emblème (Animal Man ; Doom Patrol ; The Sandman ; Swamp Thing ; Hellblazer ; Shade The Changing Man) sont déjà en soi considérés encore aujourd’hui comme la fine-fleur du mainstream des années 90, mais disons que l’approche d’Ann Nocenti aurait définitivement encouragé l’éditrice Karen Berger dans sa démarche de développer une ligne plus horrifique que super héroïque. Pas si étrange dès lors que la scénariste se retrouve aux commandes de Kid Eternity sous le nouveau label pour un autre run court lui aussi très remarqué. Pendant ce temps et malgré des décennies de retard, la concurrence Marvel essaie désespérément de s’approprier également le créneau avec plus ou moins de subtilité : un personnage comme Sleepwalker ne trouvera pas spécialement son public, on ranimera d’anciennes franchises pour tenter de rivaliser avec les grandes figures de proue du catalogue des voisins , Man-Thing pour Swamp Thing, The Son of Satan Hellstrom aura même droit à son propre titre pour capturer le lectorat de Hellblazer, on débauchera également Mark Buckingam pour faire de Doctor Strange un croisement improbable entre Shade The Changing Man (le dessinateur fût l’encreur de Chris Bacchalo pour ce titre) et Kid Eternity. Etrangement Nocenti jouera ce jeu après sa courte incartade chez la compagnie rivale et on la retrouvera sur Nightmare, une série consacrée à la nemesis du Doctor Strange, conçue elle pour contrecarrer l’hégémonie du Sandman de Neil Gaiman. Malheureusement dans les faits, on parle un peu ici de Charybde contre Scylla.
S’il ne faut absolument pas sous-estimer l’impact du label Vertigo à la fin des années 90, il ne faut pas déprécier la pugnacité de Marvel à essayer de faire face. Après tout ces derniers ne sont pas étrangers à la création de labels parallèles, destinés à un public plus mature, et ce sont eux qui se sont emparés de la galette dans les années 80 avec Epic, très inspiré des succès de Metal Hurlant et Heavy Metal en France et en Angleterre ; c’est par ailleurs sous ce label que fût publié le Elektra Assassin mentionné plus haut, ainsi qu’une foulitude de chef-d’œuvres de cette période bénie de grande expérimentation : Plastic Forks de Ted McKeever, Stray Toaster de Bill Sienkiewicz, le Void Indigo de Steve Gerber ainsi que la suite du film Nightbreed de Clive Barker. En ce milieu des années 90 apparaît donc « Marvel Edge », en quelque sorte le brouillon de « Marvel Knights » où le Daredevil de Kevin Smith et Joe Quesada trouvera plus tard consécration, adoubé comme étant la pierre de touche de la grande renaissance de l’éditeur au début des années 2000. Quelques idées intéressantes, telles une mini-série Skrull Kill Krew ou une autre, consacrée à Doc Samson, personnage issu des pages de The Incredible Hulk et par trop sous-employé. Le vrai choc viendra plutôt d’une toute dernière mini-série en 4 épisodes, où Nocenti se penche à nouveau sur son anti-héroïne passée un peu sous les radars, accompagnée cette fois de John Van Fleet auréolé lui, d’un beau succès critique pour sa mini-série chez Vertigo, Shadows Fall. Voyez plutôt le dos de couverture, vous comprendrez par vous-même :
« Meet Mary Walker, Schizophrenic Detective For Hire ».
En soi c’est du pain béni aussi bien pour les comics que pour les séries télé, et cela aurait dû être le départ de quelque chose de grand. Ici Mary Walker apparaît définitivement sur le chemin de la rédemption puisqu’elle possède désormais sa propre agence d’investigation, laissant ses différentes personnalités l’aider dans ses enquêtes en s’aventurant sur certains terrains où elle ne se risquerait pas ; la disparition de la fille de sa voisine l’entraînant ainsi sur la trace d’un tueur de prostituées. Ce qu’elle ignore par contre, c’est qu’un trio de geeks-cinéastes avant-gardistes sont tombés par hasard sur les vidéos de surveillance durant sa période en hôpital psychiatrique, et sont bien décidés à faire d’elle par tous les moyens la star de leur grand magnum opus expérimental. La scénariste excellait déjà dans la construction de personnages secondaires aussi travaillés que les principaux, aussi retrouve-t-on de merveilleux portraits féminins, que ce soit au travers des propos des prostituées confrontées au laxisme et au racket des forces de l’ordre ou encore par le biais d’une femme-flic qui enquête sur la même piste que Mary, confronté elle au sexisme ambiant et plein de nuances qui règne au sein de la profession Outre-Atlantique. Nocenti délivre pour cette version au féminin du Cruising de William Friedkin des diatribes beaucoup plus engagées, voire beaucoup plus rageuses qu’à l’accoutumée à propos de la condition des femmes, en même temps qu’elle entremêle avec brio cette thématique avec la récupération-même de cette condition, son iconisation, justement grâce au point de vue des geeks infernaux qui, tout en devisant sur les origines du trauma de notre héroïne, qui la rend si belle, tenteront de répondre à l’un des grands mystères de l’univers, « qu’est-ce qui pousse un individu à tuer ? ». Nocenti explore évidemment elle aussi le problème via l’éventail de tout ses personnages ; bien sûr, les réponses sont pas les mêmes pour tout le monde.
Nous ne sommes pas ici dans la comparaison des us et coutumes de différentes civilisations (amazones vs citadins) ni dans le rétro chatoyant, Nocenti choisit au contraire le point de vue de la rue à l’instar d’un David Simon (la référence étant par ailleurs loin d’être hasardeuse, la scénariste ayant développé une carrière journalistique en parallèle de son travail d’éditeur et d’auteur) et aborde les relations entre les deux sexes par des sillons un peu moins balisés que les dramas surlignés habituels : il y est question de femmes qui peuvent être aussi dominantes que les hommes, mais qui paient le prix fort pour ce tempérament. Ce n’est sans doute pas un hasard non plus si le design visuel de l’héroïne renvoie légèrement à Lydia Lunch, et par-là même, au travail de Richard Kern (toutes proportions gardées) ni que l’on retrouve de nombreuses références visuelles à quelques chef-d’œuvres du cinéma (M le Maudit aussi bien que Brazil) ainsi qu’une volonté de faire un sort littéralement à l’éternel archétype de la maman et de la putain au travers de la question de l’icônisation de la femme (un dernier point qu’elle avait cependant commencé de développer – à propos des grandes figures de l’Histoire Américaine en général - à l’intérieur de son run complètement baroque sur Kid Eternity dont nous avons parlé un peu plus haut) puisque la scénariste enseigne également le cinéma.
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Je parlais un petit peu plus haut de mini-série de prestige, parce que le travail de Van Fleet s’inscrit tout à fait dans l’héritage de ceux de Bill Sienkiewicz et Dave McKean (respectivement omniprésents dans les années 80 pour le premier, et les années 90 pour le second) reposant pour beaucoup sur un réalisme photographique très appuyé mais également très retravaillé, à la fois très immersif puisque reproduisant parfois un séquençage résolument cinématographique, mais se faisant aussi passerelle et tremplin vers des expérimentations plus graphiques. Et parce que Nocenti n’étant pas n’importe qui non plus, notamment l’éditeur de quelques projets plutôt mavericks pour Marvel (notamment le run de Chris Claremont et Bill Sienkiewicz sur New Mutants dans les années 80 à ses débuts) et qui s’avèrera donc l’un des esprits créatifs les plus intéressants des années 90 sans que reconnaissance et grande consécration ne viennent toutefois éclairer dans sa direction, on ne peut que saluer la décision éditoriale de Bobbie Chase de proposer une série audacieuse, à la hauteur des meilleures avancées de son temps. Malheureusement l’échec commercial du label retombât sur les épaules de cette dernière sans que la critique ne prenne spécialement note de cette innovante tentative : Typhoid demeure bien le projet qui aurait permis à Marvel de se hisser à la hauteur de la qualité de la concurrence de l’époque, voire même d’initier un renouveau considérable en ce qui concerne la ligne générale de certaines publications.
Par les messages que les différentes personnalités laissent sur un mur de chambre d’hôtel à l’intention du détective, la mini-série anticipe délicieusement un film comme Memento, et la descente du récit au plus près des coins de trottoir ouvrira certainement la brèche pour le run tout en pathos de Brian Michael Bendis sur Daredevil, voire très probablement son approche du personnage de Jessica Jones (qui originalement avait été conçu pour la première SpiderWoman, Jessica Drew. Toutefois malgré le fait que la série ai été arrêtée dans les années 80, et bien que le personnage ne soit pas vraiment présent dans les publications depuis, celle-ci disposait d’un fan-base encore assez vivace qui n’était peut-être pas préparé à la voir devenir l’esclave sexuel du Purple Man) . L’éditeur préfèrera également adouber cette approche résolument urbaine sous un postulat plus viril, mettant en avant leur pertinence d’esprit pour avoir fait appel aux sensibilités directement issus du hard-boiled d’auteurs comme Bendis encore une fois, ou Ed Brubaker, et l’on peut donc ainsi constater ce qui peut arriver lorsque l’on ne se retrouve pas à hurler de concert avec la meute : Ann Nocenti aura soulevé des thématiques que l’on considèrerait aujourd’hui comme modernes, mais sans que personne ne le lui demande vraiment de le faire. On peut même se risquer à avancer qu’elle devait être bien un peu toute seule, elle et sa croisade.
Le personnage ne disparaît cependant pas complètement des mémoires, apparaissant sporadiquement dans quelques titres – mention spéciale pour la tentative de Dan Slott d’en faire une figure plus proéminente durant la période post Civil War de Marvel, The Initiative, sous l’avatar Mutant Zero. Toutefois l’essentiel des participations qu’on lui attribue ressemblent un peu à celles où sont cantonnés les personnages les plus intéressants mais aux thématiques personnelles un peu trop sulfureuses, tels que par exemple Legion, le fils du Professeur Xavier, apparût pour la 1ere fois dans la série New Mutants. Si celui-ci fût la figure centrale de l’un des story-arcs les plus novateurs des années 80, il ne fût ré utilisé par la suite que faute de meilleurs antagonistes, la plupart du temps complètement à contre-emploi. Heureusement quelques connaisseurs se retrouvent parfois à des postes importants pour de bonnes raisons, comme notamment le showrunner Noah Hawley (Fargo) qui vient de consacrer une première saison télévisuelle au personnage, à la hauteur de son potentiel. Le retour en grâce du personnage d’Elektra sous l’égide des séries Netflix et les traits d’Elodie Yung, laissent également présager un traitement plus respectueux des personnages de comic-books et il n’est pas dit que Typhoid ne finisse pas elle non plus par arriver sur le devant de la scène, pouvant tout à fait naviguer entre les différentes séries à la manière des personnages de Rosario Dawson ou Deborah Ann Woll. De même qu’elle mériterait tout autant son propre show, et l’adaptation de la mini-série de Nocenti et Van Fleet pourrait aisément générer une saison des plus fascinantes.
Nonobstant2000