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Pop music et critique musicale : De l’art de gâcher le goût - Partie 1

"Coiffeur pour lui,

Pour elle…

Coiffeur pour lui.

C’est quoi, cette histoire de coiffeur ?

C’est n’importe quoi

Oui, mais c’est beau."

Sébastien Tellier, "Against The Law" in My god is blue (2012).

Il y a peu, en 2011, des démos des chansons de Rihanna par Ester Dean fuitaient sur youtube. La comparaison entre les deux chanteuse est défavorable à la star et profitable au business de la topliner. Précision : les topliners sont les petites mains de nos tubes, qui pondent au jour le jour les mélodies qui nourrissent l’industrie sans jamais être reconnus. On peut comprendre cette sournoiserie.

La démo de S&M permet la comparaison la plus nette. Ester Dean a une voix puissance, le total package comme m’expliquait une amie chanteuse (voix moins nasale que Rihanna, plus arrondie, plus timbrée). Rihanna a une voix blanche, bien moins puissante, si bien qu’il est facile de l’imaginer en jeune fille minaudant avant de commencer la séance SM, accompagné de tous les clichés de la Lolita qui ont servi à illustrer son clip... Au contraire Ester Dean pourrait facilement devenir la maîtresse dominatrice de ladite séance. Rappel : elle a joué le rôle d’une lesbienne butch dans Pitch Perfet 1 & 2. Rappel : représenter une femme noire un peu forte et puissante fait flipper l’industrie musicale.

Ces deux destins sont racontés dans le livre de John Seabrook. Après des années d’enquête dans la fabrique des tubes, qu’il compare souvent à des ateliers de peinture de la Renaissance, son livre offre un aperçu synthétique des modes de productions des hits. Mais on ne passe pas autant de temps dans un endroit aussi sombre qu’un studio sans défendre une certaine conception de la musique. John Seabrook finit par nous convaincre que la pop star n’a pas le talent qu’on croit. Et avant de fermer le livre, on est forcé d’adopter la position de son fils, s’adressant à son rockeur quinqua de père : « J’aimerais parfois que tu ne m’aies jamais raconté tous ces trucs (…). C’est un peu décevant, quand même. »

D’une part, je sais gré à John Seabrook de nous délivrer du concept de talent. J’ai fait partie de ceux à qui cette notion est longtemps restée mystérieuse, n’étant pas pour moi-même, en tout cas, mon propre modèle. J’étais plutôt du genre à jouer un petit ragtime au piano sans aucun rythme après un jeune génie qui finissait son étude de J. S. Bach sous les applaudissements des mamans débordées.

Mais je fais partie aussi des gens qui écoutent ces hits dont parle John Seabrook, à raison au moins de trois heures de clips video par semaine dans une salle de sport. Donc je mange de la musique de merde comme tout le monde, mais comme la junk food, ce paradoxe ne me satisfait pas : soit je dois admettre que manger/écouter ces junk food/music n’est pas bon pour la santé et arrêter de les manger/écouter, soit je dois reconnaître que ça ne peut pas me faire de mal et arrêter d’auto-dénigrer mes propres plaisirs. Vous remarquerez que j’ai éliminé l’option masochiste (c’est-à-dire condamner ce qu’on mange/écoute tout en continuant de l’écouter/manger) ; et ce, pas parce qu’elle n’est pas agréable au lit, mais parce qu’elle me semble contradictoire.

Et la vérité est que je mange de la musique pop comme les autres. De façon assez régulière. Parce que les clips video de ma salle de sport sont retransmis sur trois télés différentes à un niveau sonore qui ne se laisse pas recouvrir facilement par le bruit des machines hydrauliques ou les soupirs des quinquas dynamiques. De tous les hits, Sur la route de Black M a été sans doute le plus douloureux à réentendre. Mais j’ai appris à lui préférer mille fois Maître Gims et Soprano. Sapés comme jamais et Cosmo ont été mes tubes de 2016. J’ai vu grandir la danseuse des clips de Sia depuis Chandelier, et j’ai un goût très particulier pour les chansons caribéano-pop française de Gradur ou Blacko, enfin je dois avouer que le Want to want me de Jason Derulo me permet assez rapidement de faire monter mes moyennes de cardio. Je n’ai vu qu’une fois sur MCM le Ritournelle de Sebastien Tellier et j’ai pris ça pour un miracle.


Bref, si John Seabrook a raison de nous délivrer du concept de talent, de gâcher notre goût pour le hit en tant qu’expression du génie de la star en ce sens… il me semble aussi qu’il a tort de croire qu’il n’existe pas un goût légitime pour les hits et pour l’admiration que suscite la star en les chantant. Et je ne veux pas sauver ces chansons par une pirouette psychologique de profs de philo. Par pudeur, devant nos élèves, on peut se donner des raisons pudiques (et publiques) d’aimer les hits. On dit qu’on y est habitués, ou on évoque un souvenir attaché à une chanson un peu nulle, le moment d’un chagrin d’amour ou le soir d’après où on s’est lâché sur un bon beat d’eurodance pour fêter son célibat (en oubliant de dire qu’on s’était bourré la gueule en s’enfilant seulement deux monacos cul sec).

Au contraire, je pense même qu’il faut défendre le caractère ordinaire de nos conversations sur la pop music. Quand on parle de pop music, on parle d’abord de quelqu’un qui chante une chanson. Non seulement parce que dans une certaine mesure, c’est le cas – même mal chanté, S&M reste l’enregistrement de la voix de Rihanna. Mais aussi parce que c’est dans ces conversations que se construisent nos choix, que percent notre sens esthétique et finalement nos identités. Ces chansons pop nous donnent l’occasion de célébrer la mobilité et la sincérité de la subjectivité d’une popstar (aussi ringard que soit le terme) qui s’expose à nous. Il ne s’agit jamais seulement d’une mélodie magnifiquement construite, de la virtuosité d’un bassiste ou de la technique d’un chanteur d’opéra.

« L’identité est mobile, c’est un processus, pas une chose, un devenir pas un être » rappelle Simon Frith, raison pour laquelle justement « notre expérience de la musique – de la faire et de l’entendre – peut être mieux comprise comme une expérience de ce soi-en-devenir. » Nous ne cesserons pas d’émettre des jugements de goûts qui nous impliquent et nous engagent, sur une musique pop qui elle-même met en scène une identité en construction, en mobilité. On y croit ou on n’y croit pas, mais on est embarqués. Et nos jugements par conséquent sont tout sauf des accidents psychologiques, des habitudes accidentelles ou de petites coquetteries. Aujourd’hui, je peux dire par exemple que je crois en Maître Gims.

Après tout, s’il y a un « hit », c’est parce qu’on est touché par quelque chose...




Éléments de démystification


Toute une partie du livre de John Seabrook peut servir à abattre les popstars. Vous les mettez en rang. Vous faites venir les juges, ces topliners et ces paroliers anonymes, frustrés, machiavéliquement encouragés par l’industrie à rester dans l’ombre plutôt que de percer un jour en solo. Ces petites mains instruisent le procès devant les fans. Vous fournissez les armes à ces millions de déçus (une vidéo youtube suffirait). Et vous assistez au massacre. Ce qui est vécu par nous – les esthètes, amoureux de ces artisans de l’ombre – comme une déception est pourtant envisagé par tous les acteurs de l’industrie musicale comme un modèle de réussite économique.


John Seabrook lui-même n’a interviewé que les meilleurs, les hitmakers. Rappelons seulement qu’avec vingt six hits consécutifs, Max Martin est passé depuis déjà quelques années devant John Lennon et Paul McCartney, vous vous souvenez ? Notre auteur a pu s’inviter dans leurs studios pour finalement voir comment on assemblait les pièces musicales de la performance vocale de la popstar.


Les techniques de studio sont redoutables. Les voix sont fragmentées, prises après prises, pour ne retenir que les meilleures phrases, voire les meilleures syllabes (comping). L’auto-tune permet évidemment de corriger les mélodies. Cet outil est aussi une façon de chanter plus librement pour les rappeurs, sans se soucier de la justesse et de parfaire ses cours de chant. Aujourd’hui, c’est même devenu simplement une sorte de texture, un son, qui signe une époque. Quand Kesha chantait en studio le refrain de Round de Flo Rida, il a fallu passer sa voix à l’auto-tune uniquement pour lui donner cette couleur de chrome froid si caractéristique des hits (du reste, sur la demande de l’une des patronnes de boîtes de striptease de Miami, comme le raconte John Seabrook). L’auto-tune pourrait être à lui seul une signature du hit, puisqu’il introduit de la discontinuité (mais juste) à une ligne mélodique continue (mais fausse). L’auto-tune fragmente et rationalise comme par ailleurs toute la production musicale de hits.


Les paroles ne sont évidemment pas écrites par ceux qui chantent – bien qu’elles soient souvent créditées pour une sombre histoire d’argent (d’après la règle « a word for a third », vous touché un tiers des royalties si en tant que star vous modifiez quelques mots). Chaque producteur possède d’ailleurs sa propre liste de chansons cools qu’il peut offrir à un artiste qu’il voudrait lancer. Tout n’est pas si glauque, puisque les paroles sont souvent plus réussies si une certaine alchimie a lieu, à la Pop ! Goes My Heart (dans Music & Lyrics, ce film où Hugh Grant et Drew Barrymore incarne un couple chanteur/parolier finalement béni par l’amour). Bonnie McKee écrit par exemple pour sa copine Katy Perry. Certains autres s’emparent d’un texte qui leur correspond intimement (Rihanna a ainsi exigé de chanter Photographs après sa relation avec Chris Brown). Mais cette tendance d’appropriation des paroles des autres – et je ne parle pas ici de citations ou d’hommage – est si ancrée qu’elle apparaît même dans le hip-hop où certains rappeurs sont suspectés de ne pas écrire leur propres versets (cf. le Solo de Andre3000 sur l’album de Frank Ocean).


La méthode générale est celle du track-and-hook des producteurs jamaïcains de reggae et de dub. Au fond, la musique pop a toujours emprunté à ceux qui ont les recettes les plus simples mais parviennent malgré tout à faire filtrer de l’émotion à travers la modestie des moyens. Pour paraphraser l’intervention d’Agnès Gayraud aka La Féline, c’est ce genre de musique simple, capable de séduire les animaux, les plus brutes d’entre nous, ou la créature de Frankenstein dans The Bride of Frankenstein, qui incarne le meilleur de ce que peut la pop music.


En théorie tout le monde pourrait tenter ça à la maison : un track est lancé sur lequel peut venir chanter/rapper un topliner. Les parties musicales des chansons sont donc le fait du producteur qui propose des beats et des progressions d’accords. Les topliners ensuite viennent ajouter une série de mélodies ou de gimmick. Il arrive que le pont soit écrit par d’autres topliners spécialisés. Là encore, on retrouve l’idée d’une division du travail typique de la modernité technologique. Une armée de topliners et de producteurs peut parfois être convoquée dans des ateliers d’une semaine à l’issue de laquelle est composé un album.

Le procédé est simple : par paire de deux (un producteur et un topliner), on se donne pour objectif de produire une démo de chanson par demi-journée. L’assemblée élit ensuite la meilleure démo qui s’est démarquée de toutes les autres. Et ainsi de suite. Quelle différence entre vous et ces producteurs de génies ? Le nombre de fois où ils peuvent recommencer ce processus de création – tandis que vous êtes tous seul à persévérer de votre côté.


Il y a quelque chose d’assez désarmant. On les entend dire souvent dans le livre qu’ils n’ont pas la recette du hit à tous les coups, mais en même temps, ils arrivent à retenter si souvent leur chance d’en produire un qu’on peut finir par considérer que cette multiplication des chances tienne en réalité lieu de véritable recette de hits.

Des contraintes initiales de cette production en série ressortent tout de même quelques formes musicales qu’on peut reconnaître à l’écoute de n’importe quel tube.


1. les gros refrains


La réaction de Max Martin à Maps des Yeah Yeah Yeahs est instructive à cet égard. Le style rock indé n’est pas en cause, Max Martin aime bien ça, lui qui vient du métal. Mais l’erreur commise par le groupe selon lui est qu’il n’exploite pas l’énorme tension cultivée par le couplet. « si seulement ils avaient collé un gros refrain pop là-dessus. » Au lieu de ça, il faut le reconnaître, le refrain rate la surenchère émotionnelle attendue, on a l’impression que le groupe n’assume pas le choc affectif qu’il nous promettait.


John Seabrook s’engage également sur la piste du déterminisme culturel pour expliquer le triomphe de ces grands refrains. En Suède, d’où sont originaires la plupart des producteurs à succès dont il parle et où émerge ces méthodes d’écriture par division du travail musical, il y a un véritable goût des gros refrains. Le premier, le plus fou, le plus talentueux, Denniz Pop (qui avait fini sa vie en concevant des jeux vidéos) expliquait lui-aussi son goût pop pour les gros refrains par le fait que « la situation était très différente en Suède où dans les années 1980", Jan Gradvall ajoute que « dans les discothèques des petites villes, les gens dansaient sur les gros tubes plutôt que sur les morceaux les plus funky ou les meilleurs mixes. Quand le refrain arrivait, la piste s’enflammait. Ce type de refrains, un peu comme ceux repris en chœur dans les stades de foot, a toujours été populaire en Suède. C’est en jouant dans ces endroits que Denniz Pop et les autres ont réalisé l’importance d’avoir de gros refrains ».


2. Une partie rappée – 16 mesures selon les conseils de Dr Luke


C’est l’aspect intriguant de ces faiseurs de tubes. Ils n’ont pas de tabous esthétiques puisqu’il s’agit essentiellement de faire un titre qui plaise de façon assez économiquement rentable. Seize mesures rappées offrent une autre texture, tout simplement, et ce sans avoir à écrire un pont, une nouvelle partie ou une autre mélodie. « Un rap sur seize mesure va amener une nouvelle texture. Le secret c’est de renouveler l’atmosphère pour que ça reste vivant. « C’est pour ça que le rap dans les chanson est intéressant, poursuit-il. Intrinsèquement si tu rappes, puisqu’ensuite tu chantes, tu as créé une nouvelle partie. »

Bref, le rap devient mainstream soudain pour une question économique. C’est ce qui explique d’ailleurs l’apparente contradiction avec la forme également très à la mode depuis les années 2000, c’est-à-dire…


3. Des paroles simples et des syllabes répétées


Les syllabes à la « Na na na Come on » de S&M sont typique de l’écriture d’Ester Dean. Mais elles sont aussi à la mode depuis que Lady Gaga en a fait la matrice même de son prénom (emprunté au titre Radio Gaga de Queen). Il y a comme une concordance cosmique qu’on ne peut nier à vouloir ensemble des syllabes claires, simples et répétées au lieu par exemple de longues tenues modulantes à la Radiohead (le pire exemple en matière de paroles) et de mots sans signification (Karma Police… qui comprendra jamais ce nom ?). Le mélisme est donc à proscrire. Privilégiez les paroles simples, articulées, sans aucune contraction (Max Martin déteste ça).

Mais on entre là dans un domaine où les règles sont de plus en plus difficiles à définir. N’y a-t-il pas une contradiction entre l’esthétique d’une partie rappée, par définition riche en paroles, et les paroles simplissimes du refrain ? Quel rapport entre le conseil de Sia ou de Charles Aznavour de placer toujours quelques mots étranges pour rendre la chanson mémorable (comme le titre même de Sia « Chandelier » le suggère) et cette directive quasi-économique de n’écrire que ce que le plus distrait des auditeurs peut comprendre ?


Une musique robuste


On peut entendre plutôt ces recettes sur un mode assez simples : elles sont moins définies par les qualités qu’elles doivent posséder que par les écueils auxquelles elles doivent échapper. En un mot, on a affaire ici à une esthétique de la robustesse.


Robuste, la chanson doit l’être pour pouvoir être écoutée un nombre incalculable de fois et n’être pas trop bizarre pour être rejetée. On connaît l’expression d’Erik Satie parlant de musique d’ameublement pour qualifier cette musique qu’il pouvait étirer le plus possible de façon à se poser derrière les gens sans encombre – comme ces treize accords de Vexations supposés être répété huit cents quarante fois que John Cage avait joué (alors qu’ils constituent plutôt un exercice spirituel au lieu de la vraie musique d’ameublement telle Le Carrelage Phonique et La Tapisserie Mécanique).

Le terme « musique d’ameublement » ne définit pas d’ailleurs la musique des autres, la musique qu’il rejetterait parce qu’aussi mince qu’un papier peint. Non, Satie invoquait la musique d’ameublement comme une utopie possible pour un monde où l’art se confondrait avec la vie. A Jean Cocteau il écrivait : « La « Musique d'Ameublement » crée de la vibration ; elle n'a pas d'autre but ; elle remplit le même rôle que la lumière, la chaleur et le confort sous toutes ses formes. » La simplicité d’une telle musique n’est en rien un défaut du point de vue de sa propre esthétique. Elle aurait même la vertu d’après un témoignage de Fernand Léger ayant entendu Satie parler de son « produit » « d’adoucir le bruit des couteaux, des fourchettes sans les dominer, sans s'imposer. Elle meublerait les silences pesant parfois entre les convives. Elle leur épargnerait les banalités courantes. Elle neutraliserait, en même temps, les bruits de la rue qui entrent dans le jeu sans discrétion. » Ce serait, disait-il, répondre à un besoin. »


Mais le point de vue des producteurs est moins naïf que l’utopie décorative d’un Satie – ce dernier réservant par ailleurs un rôle autrement plus solennel à la vraie musique. Les producteurs de notre musique contemporaine ont compris d’abord que n’importe quelle musique ne peut pas « ameubler » (si jamais ça avait été là leur intention), c’est-à-dire que toute musique ne peut pas être répétée d’aussi nombreuses fois. Tous ceux qui ont essayé de produire leurs propres chansons savent qu’en quelques écoutes d’une prise on repère des accrocs dont l’oreille ensuite ne peut plus se déshabituer. Une façon de prononcer un mot, une note qui manque de justesse, un débit un peu moins régulier. Ces irrégularités peuvent donner une singularité aux chansons, et certaines esthétiques les recherchent comme une marque d’authenticité. Mais justement, ces esthétiques sont minoritaires, et en tout cas, moins exploitables industriellement.


Ensuite, il y a maldonne sur le rapport entre l’art et la vie. La chanson doit être robuste, parce que comme tout bon « hit », elle doit frapper l’auditeur distrait. Nous n’aurions pas la place pour de l’art dans notre vie s’il ne pouvait venir nous réveiller, nous frapper ou se coller à nous par des moyens relativement brutaux, ou insidieux. On peut dire que la musique pop doit être robuste dans la mesure exacte où un projectile doit l’être pour frapper celui qui en est la cible. Une chanson douce ne vous arrête pas. Une musique strictement répétitive non plus. Une basse lourde et une batterie omniprésente a davantage de chance de se faire entendre. Si les chansons sont effectivement majoritairement écoutées dans les voitures, concurrencées tantôt par le bruit des moteurs et tantôt protégées par l’acoustique de l’habitacle, elles doivent pouvoir survivre à ces conditions de diffusion, et non espérer être écoutées dans un salon bourgeois où l’auditeur se pencherait véritablement sur le moindre détail sonore.

On a pensé l’art comme projectile bien avant qu’il doive effectivement le devenir. Les premiers à penser que l’art doit pouvoir effectivement frapper les auditeurs sont les dadaïstes, comme l’écrit Walter Benjamin dans L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique. « De tentation pour l’œil ou de séduction pour l’oreille que l’œuvre était auparavant, elle devint projectile chez les dadaïstes. L’œuvre d’art acquit une qualité traumatique. » Cette technique d’interpellation et de provocation a sans doute beaucoup à voir avec les spectacles populaires que cherchait à imiter les dadaïstes, mais ils sont les premiers à l’élever au rang d’art et finalement à proposer la recette de tous les hits futurs pour les usines à hits des Max Martin et autre Dr Luke. L’esthétique marginale des dadaïstes est finalement devenu la norme du succès commercial des chansons (autant sans doute que des blockbusters).




Le travail du producteur


Si on désespère de trouver une trace de talent artistique dans la star, on pourrait courir se réfugier dans l’obscure cabine du producteur à la recherche d’un peu de subjectivisme réconfortant. Il est vrai que plusieurs se sont faits connaître pour leurs sons (ou leur façon de produire des « murs sonores »), et ils n’hésitent pas à signer de leurs noms le début du morceau : Timbaland, Dr Dre…

Mais à la lecture de John Seabrook, on peut être frappé au contraire par l’indifférence du producteur à toute forme de subjectivisme. Ce qui confirme au contraire son professionnalisme c’est sa capacité à restreindre leur envie de produire de la musique au kilomètre. Il ne faut pas « laisser l’art l’emporter » comme le répétait Denniz Pop.


Une session d’enregistrement avec Ne-Yo et une autre avec Ester Dean est décrite par Seabrook comme une longue suite de frustrations. Tant que ce n’est pas génial, la chanson est rejetée. Les qualités techniques du producteur confinent d’ailleurs à l’ascèse. Max Martin est connu pour son goût pour le comping, c’est-à-dire la sélection syllabes par syllabes des meilleures prises : « le comping est si ennuyeux et abrutissant que même Dr Luke ne supporte pas de le faire. Cependant, « Max adore faire ça, dit-il. Il peut faire ça pendant des heures » (p. 322). Ou Denniz Pop pour sa capacité ahurissante à travailler les bandes de mix, où il faut découper à la main les bandes originales pendant des heures (p. 33).


Dès lors, il devient facile de penser que le hit n’est pas le résultat d’un talent individuel, mais plutôt le résultat de l’intelligence pratique du producteur. Le talent, à l’inverse, n’est que ce qui reste après une longue procédure de sélection et d’éradication des scories musicales. Bichat définissait la vie comme ce qui résiste à la mort. Le talent pourrait être ce qui reste après la production d’un hit. La virtuosité du producteur est toujours moins importante que sa capacité à restreindre les risques. Après tout, plusieurs fois, on rappelle qu’« un Dr. Luke ne peut pas toujours garantir un hit » (p. 321). Mais ce qu’il peut garantir, c’est d’éviter les ratages.


Le contre-exemple souvent rappelé dans l’industrie est le plantage exemplaire de The Matrix, groupe de trois producteurs qui avait tenté de sortir de l’ombre et qui s’était aidé à l’époque d’une illustre inconnue, Katy Perry. Le nom que s’est choisi le groupe fleurait bon les années 90. The Matrix avait revendiqué la paternité des paroles et chansons d’Avril Lavigne quand celle-ci démentait. Et il se sentait capable peut-être de retourner le système de l’intérieur à la façon d’un Néo qui arrête les balles en slow motion. Mais cette façon de revendiquer la paternité d’une chanson est un tabou très puissant dans le milieu de la chanson. L’autorité (au sens fort d’être l’auteur d’une chanson) doit être abdiquée par quiconque travaille à écrire des tubes. Malgré l’arrivée proche d’un nouveau millénaire et d’une ringardisation accélérée des longs manteaux en cuir, The Matrix a tenté l’aventure. Le résultat est un clip pénible à regarder où de vieux musiciens (The Matrix eux-mêmes) en costumes noirs et cravates rouges à la Marx Brothers entourent une chanteuse adorable imitant Avril Lavigne dans une soupe pop rock insupportable. Se distingue particulièrement les mimiques hippie de la tambourine woman derrière le jeune couple de chanteur. C’est comme inviter ta mère à faire un solo de flûte à bec lors de sa première scène (ce que j’aurais pu trouver totalement cool dans un autre contexte). En une chanson, le groupe était mort. Et les prétentions des producteurs d’avoir du charisme sur scène avec.



Le talent n’est donc pas la chose qu’on cherche chez un producteur, mais leur position est malgré tout plus inconfortable que celle de simples techniciens qu’on emploierait très cher. Denniz Pop apparaît dans une interview où il se débat entre son envie d’être pris artistiquement au sérieux et son rôle de pousseur de boutons.

« Dans un documentaire diffusé sur STV, la chaîne de télévision nationale suédoise, en 1997, Denniz expliquait à une journaliste : « c’est facile de dire que pour produire cette musique, il suffit de pousser un bouton en studio. C’est comme si écrire un roman se résumait à appuyer sur les touches d’une machine à écrire. » Il disait aussi que, quelles que soient vos compétences techniques en matière de programmation, il convenait parfois de « laisser l’art l’emporter ». Mais la journaliste demeurait sceptique. « Alors expliquez-moi : vous commencez avec des « beats cools » sur votre ordinateur – Ouais, c’est ça, on pose d’abord des « beats cool » qui sortent de nulle part, ironisait Denniz. Aucun boulot, bien sûr. C’est ce que les gens ont l’air de penser, que ça sort de nulle part. Puis on appuie sur « sons à la mode » et on ajoute un rappeur cool et une nana cool. » (p. 44)

On peut savoir par tous les livres écrits sur le sujet que le travail d’un Denniz Pop est plus compliqué, il n’en reste pas moins que c’est exactement ce que fait l’effet du hit : l’impression à l’oreille quelque chose dont on aurait effacé toute la complexité, l’authenticité et l’incertitude de ce qui définit pour nous l’Art (dans son acceptation romantique au moins).


To be continued....

Richard Mémeteau

En Vitrine
Tout nouveau, tout beau
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