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L’esthétique multiverselle des comics


Mon premier souvenir de comics est la couverture monstrueuse de Crisis on Infinite Earths (1985). Il s’agit d’un cross-over où l’on voit plusieurs héros se faire écraser par ce que j’ai appris être plus tard l’Anti-Monitor. Jeux d’échelles, postures ultra-expressives, détails de tous les buildings new yorkais… ce dessin est fait pour attirer l’œil – fonction cruciale quand vous devez d’abord réussir à faire acheter votre comics. Cette couverture de George Perez s’inscrit clairement dans la tradition épique des dessins de comics. Mais au-delà des muscles on est aussi invités à reconnaître ces héros. Car certains se font écho comme des jumeaux. Par exemple, il y a plusieurs Supermen, plusieurs Wonder Women, plusieurs Flash, plusieurs Captain Marvel. Ce qui permet de maintenir la cohérence de l’image à l’échelle d’une couverture est une combinaison équilibrée de chaos et d’ordre. La main gigantesque de l’Anti-Monitor écrase les héros et en même temps toutes les couleurs de leur costume se répondent et semblent organiser un deuxième régime de symboles. Pour moi, c’était comme un grand jeu des sept différences, qui poussait à reconnaître tous les Batmen, tous les Supermen, bref tous les super-héros en double ou en triple.


Si cette couverture est exemplaire c’est parce que la bande dessinée en général fait jouer cette capacité qu’on a de reconnaître, c’est-à-dire d’identifier des similarités, d’une couverture à l’autre, d’une case à l’autre, voire d’un personnage à l’autre.


Une remarque d’abord. Le médium de la bande dessinée ne peut pas garantir qu’il s’agit du même personnage d’une case à une autre. Le dessinateur pourrait mal dessiner, et rendre méconnaissable ses propres personnages. Tout jeune dessinateur le sait. Et s’il a un trait soudain moins assuré, cela pourrait signifier que le personnage a changé, qu’il a pris dix ans d’un coup, qu’il vient de choper une gastro ou revient d’une opération de chirurgie esthétique… L’enjeu d’un character design est d’ailleurs d’assurer un personnage à la fois reconnaissable sans pour autant le surcharger de détails difficiles à reproduire.

Certains auteurs jouent avec la possibilité de produire des personnages ou des entités non reconnaissables – comme Moebius, qui a toujours assumé l’aspect mouvant de ses propres rêveries (et qui en a fait un thème de son Après l’Incal – lequel n’a comporté finalement qu’un seul épisode dessiné par Moebius). Le lecteur est donc au départ prudent dans sa propre interprétation.


A l’inverse, le cinéma maintient facilement la mêmeté de ses personnages. Il n’a pas à se forcer. Hormis les faux raccords, les erreurs de costumes ou de maquillage de grande ampleur, l’acteur reste le support quasi-inchangé du personnage – sauf si dans de rares cas, le vieillissement de l’acteur est l’un des thèmes du film, ou si l’acteur subit un accident ou des changements significatifs (Mark Hamill…). Pour le reste, le cinéma est spontanément naturaliste (je laisse de côté le problème de l’ellipse, puisqu’elle est commune au cinéma et à la bande dessinée).

Dans cette couverture de George Perez, ma reconnaissance habituellement diachronique (qui s’exerce d’une case à une autre, symbolisant donc le passage du temps) est donc devenue tout à coup synchronique : tous les Supermen d’une même page cohabitaient dans le même espace-temps symbolique au lieu de se lire selon le déroulement des cases. Crisis on Infinite Earths dévoilait un nouveau mode de lecture des cases. Les personnages qu’on reconnaissait de cases en cases pouvaient être reconnus sur une seule case. Autrement dit, la couverture me mettait face à ce problème : il peut exister simultanément plusieurs Supermen (trois sur l’image en tout, deux Flash, deux Wonderwomen).



D’autres ont cherché à qualifier la nature de la bande dessinée. Par opposition au cinéma, art du temps, du mouvement, la bande dessinée ne se confronte pas à la possibilité radicale qu’offre le passage du temps : la mort. « La BD est un art qui ignore la tragédie du temps. » En tant qu’elle fige le temps, Tristan Garcia a raison de dire que la bande dessinée est essentiellement un « voir » qui met en juxtaposition plusieurs versions d’un même personnages (ce qu’il interprète par contraste à l’image picturale comme une conception laïque de l’image, qui ne peut plus embrasser d’un coup d’œil le monde). En ce sens, elle est aussi un refus de l’être-pour-la mort typiquement enfantin. Au mieux, dans les comics, au sujet de la mort et de la renaissance de Phénix, Tristan Garcia soutient qu’« elle peut intégrer la représentation de la mort mais elle ne peut pas représenter de mort définitive. »

C’est pour cette raison que la bande dessinée apparaît au moment où disparaît le rituel initiatique de passage à l’âge adulte – fait marquant de la culture occidentale moderne selon Arnold Van Gennep (dont Tristan Garcia utilise la définition anthropologique de l’initiation comme spatialisation du passage du temps). La bande dessinée mettrait donc en scène l’évolution des personnages qui passent d’une case à l’autre en affrontant la même rupture que celui qui passe à l’âge adulte par un rituel d’initiation. Cette rupture, ce passage initiatique est symbolisée par la fameuse « gouttière » qui sépare les cases tout en les reliant.


On peut être d’accord sur le fait que la bande dessinée est un art du « voir », mais pourquoi alors le « lire » devrait-il soudain apprivoiser le « voir » ? Le fait qu’« une image ne tue pas la précédente » pour citer une dernière fois Tristan Garcia devrait plutôt rendre impossible toute lecture, qui suppose de laisser derrière soi, de « tuer » justement l’image précédente. L’opposition devrait être insoluble, à moins de dire que toute lecture est artificielle. Seulement le philosophe maintient une préséance du « lire », c’est-à-dire la nécessité de créer un ordre, une évolution, un passage du temps à partir de ces images. Ne pas « lire » reviendrait-il à s’enfermer dans l’enfance et le refus de la mort ou du passage du temps ? Ou bien refuser la littérarité ou le sens d’une bande dessinée ?


Cette multiplication de personnages presque similaires ouvre aussi à une hypothèse métaphysique : la possibilité de l’existence de multiples versions de soi-même – l’inverse peut-être de l’initiation.

La lecture diachronique que Tristan Garcia présente comme mouvement constant de rupture et liaison oblitère trop rapidement la lecture synchronique sur laquelle elle fait fond. Le temps narratif est bel et bien une illusion produite par la reconnaissance diachronique des personnages. Mais si on regarde soudain la bande dessinée pour ce qu’elle est sur une page, elle est avant tout un ensemble de dessin qu’on peut lire dans tous les sens. Je pense que l’intuition originelle de Tristan Garcia est si juste qu’on doit en maintenir les conséquences : on lit des bande dessinées pour donner tort au cinéma. On ne refuse pas le passage du temps parce qu’on craint la mort. On décrète plus fondamentalement que le temps n’est qu’une illusion.

Prenez simplement conscience du mouvement du regard de l’œil sur une page, et vous comprendrez que le temps diégétique est réellement une abstraction. Les mouvements les plus cinématiques nécessite parfois un ajustement, une relecture pour totalement appréciée dans son dynamisme. Dans Berserk, pour bien saisir quelle tête Guts a tranché, ou quel membre a été coupé, on doit souvent bien vérifier d’une case à l’autre les correspondances anatomiques. On peut être parfois dans une bande dessinée comme devant un flip book mental, dont on se délecte des passages les plus fluides en se les rejouant en esprit. La lecture est possible parce qu’elle est toujours potentiellement arrêtée.

La reconnaissance synchronique des personnages déborde donc de toute part la reconnaissance diachronique qui est l’exception. On limite par les jeux de logique ou de ressemblance la lecture à un sens. On refoule la folie d’une lecture multiverselle pour faire naître le temps.

Si on regarde une page de schtroumpf, leur ressemblance même peut permettre de supposer des relations entre eux beaucoup plus délirantes. Il se peut que chaque schtroumpf soit en réalité le double du précédent plutôt que d’être le même schtroumpf, et que ces doubles s’accumulent au fil des pages. On pourrait même clore mécaniquement tous les albums de Peyo en ajoutant une ultime page qui rassemblerait tous les schtroumpfs apparus dans l’album. Il suffira d’insérer diégétiquement l’idée d’un multivers qui permet de relier toutes les dimensions schtroumpfs les unes aux autres, et faire expliquer par le schtroumpf à lunettes que le déroulement de l’action se déplaçait en réalité d’un univers à un autre et se succédait faussement. La bande dessinée superpose naturellement des images plus qu’elle ne les fait se succéder. Pour les dessinateurs eux-mêmes, c’est ainsi qu’apparaît la réalité de la bande dessinée : une image après l’autres, dans le chaos blanc d’une feuille vierge (alors que le cinéma ne peut multiplier que rétrospectivement et artificiellement les images d’acteurs dans l’ombre d’une salle de montage).


Une bande dessinée notamment reprend très centralement cette hypothèse de folie multiverselle, il s’agit des 676 apparitions de Killoffer. Chaque page laisse croire à une action qui se poursuit par élimination de l’avatar précédent de Killoffer. Mais très vite, ces avatars reviennent hanter les pages ultérieures, jusqu’à saturer l’espace des pages et la vie même de Killoffer. L’ouvrage est muet, mais le principe se comprend immédiatement.

Cette superposition est si naturelle qu’elle est devenue rapidement dans les comics un ressort diégétique central. Par essence, la bande dessinée déploie un univers, non pas en le parcourant selon la durée, mais en en créant sans cesse un autre, qui s’ajoute au premier. On décide de dire qu’une case chasse l’autre, pour créer une illusion du temps par retranchement, mais on pourrait imaginer qu’une case s’ajoute à l’autre. Si elle s’y ajoute, on produit un multivers, si on la soustrait on produit du temps. Encore faut-il pour pouvoir la soustraire, déjà la lire et l’avoir sous les yeux. La bande dessinée est donc par essence multiverselle. Wonder Woman le dit sans se forcer dès 1953 (dans Wonder Woman #59) : il existe un « twin world », une autre version du monde entre les pages de tout bon comics. Légèrement différent mais suffisamment semblable pour être reconnu comme jumeaux par les deux mondes.

Si ce concept de multivers est si puissant aujourd’hui, c’est notamment parce qu’il permet d’organiser toute une pop culture qui multiplie les franchises et les similarités. Reste à envisager alors comment le concept initial des comics est progressivement étendu au-delà de la simple bande dessinée.


Richard Mémeteau

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