jeux vidéo et art : la menace fantôme de la critique
Star Wars Battlefront est cher. Il offre un mode solo réduit à sa plus simple expression. Qui plus est, il finira par être vendu en plusieurs contenus téléchargeables – dont chacun constitue la confirmation que Electronic Arts se fout de la gueule des joueurs. Les sociétés qui développent ces jeux ont si peu de scrupules que c’en est presque inhumain. Ils font des jeux à partir de nos rêves d’enfants comme les producteurs de poulet reconstitué font du poulet à partir de petits poussins broyés.
Les critiques se sont logiquement défoulés dès la sortie du jeu.
L’« angry review » d’un mec ressemblant à George Lucas jeune (mais aussi gros qu’il l’est actuellement) est sanglante – en même temps, c’est le principe. Il égraine les reproches : mode solo nul ; déséquilibre entre les armes et entre les personnages du jeu ; un nombre limité de cartes ; un contenu DLC qui ressemble à une arnaque ; une mode véhicule qui se résume à quelques X-Wings et véhicules au sol…
Dans l’émission de France Info, No Game, on propose quelques variantes sur le ton du fan déçu, presque repenti. Mais la faiblesse de ces critiques apparaît dès qu’on perd toute sympathie avec les lamentations de ces fans :
- Le « vide abyssal » du mode histoire déçoit le fan qui s’attendait à une expérience plus directe de la « mythologie » Star Wars. Mais beaucoup de grand jeu n’ont littéralement aucune histoire… comme à peu près tous les épisodes de Mario ?
- Star Wars se consomme en mode « snacking » ou « sur le pouce », nous expliquent-ils. Faudrait-il en conclure que c’est un jeu mineur de la même façon qu’on reprocherait à une chanson pop de trois minutes trente d’être nécessairement moins bonne qu’un opéra…?
Toute l’émission (je parle là de sa version podcast) se résume très vite à prendre à l'antenne un ton blasé et d’énoncer un tas d’avis arbitraires :
- « je n’ai pas eu envie de jouer plus d’une heure » (ce qui n’est pas une cause, mais un effet).
- Ou : « Y’a même pas Obi Wan ».
- Ou « tu peux clairement voir le moment où tu vas t’en lasser ».
- Ou « peut-être que ça parle à des gens mais moi absolument pas ».
- Ou « moi, Star Wars, j’ai lâché l’affaire – enfin, la mythologie en soi – au premier faux raccord de l’édition spéciale, quand j’ai fait « ah d’accord, t’as refait tes propres chefs d’oeuvres pour faire de la merde ». Comprenez bien, l’argument critique du jeu se situe dans un faux raccord du film de l’édition spéciale… qui n’a aucun rapport avec le jeu. Qui plus est Battlefront suit la première trilogie, et se veut fidèle à son univers.
Pour entendre quoi ? « moi je suis un nostalgique de Star Wars sur Super Nintendo ».
Ce qui est frappant dans ce discours critique est que jamais le jeu n’est traité comme une oeuvre d’art. On suppose que l’objet Star Wars Battlefront doit donner un certain type d’expérience, quantifiable, estimable, un plaisir un peu comme celui d’un bon restau ou d’une bonne drogue. On veut voir un certain nombre de personnages, de scènes, d’armes etc.
Les critiques eux-mêmes, ne disent rien au sujet de la beauté du jeu, ni – allons jusqu’au bout – du fait que Star Wars Battlefront est une oeuvre d’art d’assez bonne qualité.
Imaginez maintenant que vous alliez voir le dernier Star Wars avec l’un de ces critiques de jeu vidéo. En sortant, il vous dira probablement que le film ne dure pas assez longtemps compte tenu du prix des places ; qu’on ne voit pas assez de personnages, de vaisseaux ou d’armes ; qu’on n’apprend pas assez de choses sur les Jedis et les Siths ; qu’il manque une scène de sexe, une scène de sexe avec des blagues, et une scène de combat avec du sexe et des blagues…
Et ce serait ridicule. La critique vidéoludique se limite trop souvent à ce type d’approche quantitative (avec des notes…). Pourtant la responsabilité des critiques n’est pas anodine.
La critique sert à donner une légitimité autre qu’économique à des films, des romans, des peintures qui, sinon, n’auraient jamais été remarqués. Tous ces critiques de jeux vidéo portent la responsabilité de ne pas pouvoir donner de place autre qu’économique à de petits jeux indépendants, réellement ambitieux et magnifiques.
Je suis un fan de Street Fighter, de Naruto, de Skyrim. Je n’ai pas trop de problèmes d’un point de vue esthétique avec les franchises. Mais il y a trop peu de Journey ou de Hotline Miami alors que l’industrie est florissante. La faute incombe aussi aux critiques.
Petit résumé du débat
Depuis l’arrivée de la philosophie analytique dans le domaine esthétique, la question de ce qu'est l’art s’est changé en question de savoir quand il y a art. Ce qui importe, pour la sociologie de l’art aussi, c’est de connaître les conditions dans lesquelles on traite un objet comme oeuvre d’art – comment une pierre devient un symbole pour reprendre Nelson Goodman. Voilà sa réponse :
« un objet devient précisément une œuvre d’art parce que et pendant qu’il fonctionne d’une certaine façon comme symbole. Tant qu’elle est sur la route, la pierre n’est d’habitude pas une œuvre d’art, mais elle peut en devenir une quand elle est donnée à voir au musée d’art. Sur la route elle n’accomplit en général aucune fonction symbolique. Au musée elle exemplifie certaines de ses propriétés – par exemple, les propriétés de forme, couleur, texture. »
L’oeuvre ne peut donc plus se dispenser d’un certain discours, d’une certaine théorie qui donne du sens à cet objet – que cette théorie soit donnée par l’artiste, et c’est ce qui caractérise l’art savant, ou que cette théorie soit fournie par le public lui-même et les fans, et c’est ce qui caractérise l’art populaire.
Depuis la polémique entre les gamers et Roger Ebert, il semblait établi que les gamers étaient capables de produire ce discours critique. Roger Ebert avait reconnu sa défaite parce que ceux qui défendaient le jeu vidéo l’avait enseveli, lui le critique de cinéma, de réponses argumentées et cohérentes. Lui-même en avait donc conclu : ok les kids, je ne pige pas, il me manque une expérience des jeux vidéo, je m’en remets à votre avis, « vous pouvez jouer sur ma pelouse ».
Le discours critique sur une oeuvre est donc primordial. Mais comment ne pas être frappé par l’incroyable superficialité de ce discours concernant les jeux vidéo. Tant qu’on décide de n’attendre rien d’autre d’un jeu qu’une certaine dose de fun, on ne pourra pas le faire entrer dans la sphère artistique.
Un art de quoi ?
L’une des concessions que l'on pourrait faire à la critique est que la définition même du jeu vidéo est vague.
« De quoi le jeu vidéo est art ? » a-t-on besoin de se demander pour savoir quel type de discours produire. Faut-il traiter le jeu vidéo comme un film ? Comme un jeu ? Comme une histoire ? Comme une machine à fun ? Si vous répondez tout ça à la fois, vous ne vous rendez probablement pas la tâche plus facile, mais plus complexe encore.
En reprochant à Star Wars Battlefront d’être un jeu « snacking » on suppose aussi qu’il existe des genres de jeux, et qu’il faut savoir identifier ces genres pour ne pas reprocher au jeu la frustration des attentes qu’il ne se donne pas pour objectif de remplir. On ne pourrait pas critiquer Candy Crush de la même façon que Skyrim. Car en art comme pour les jeux vidéo il existe des genres, et ces genres définissent justement les objectifs, ou les fonctions qu’on attribue à tel ou tel type d’oeuvres.
Pour en partie résoudre le problème, on peut faire appel à une certaine autorité, celle du MoMA, qui a décidé d’acheter 14 jeux pour les présenter dans son musée… du design. Le jeu vidéo est une forme de design. Et la curatrice Paola Antonelli de présenter dans une conférence TED les raisons pour lesquelles on peut traiter le jeu vidéo comme design, ou si vous préférez, comme une forme d’interface.
Je trouve cette proposition intéressante, mais peu convaincante. Parce qu’il n’y a pas de continuité entre le design d’une chaise (par exemple) et la conception d’un jeu vidéo, sauf qu’à un certain moment on a parlé de « design » ou « d’interface ». On pourrait aussi dire que le jeu vidéo c’est une forme d’architecture ou de façon plus convaincante un art de la programmation informatique.
Remarquons surtout que personne face à une peinture, un dessin, une chanson ne se demande sérieusement de quoi la peinture, le dessin ou une chanson est art… pour savoir qu’il a affaire à de l’art. L’oeuvre a le pouvoir de s’imposer d’elle-même, de définir son propre genre, sa propre vision.
Le cinéma a connu le même problème à son époque et Walter Benjamin trouvait la question ridicule et insoluble. Il est confortable de définir un genre pour faire entrer en connivence l’artiste et le public. Le genre est économique. Il permet de ne pas rappeler en permanence les règles, et de jouer avec les attentes. Mais il n’est pas nécessaire.
Je suis presque arrivé au point où je me contredis : si les jeux vidéo peuvent (comme une peinture, une chanson, un dessin) s’imposer d’eux-mêmes comme oeuvres art, pourquoi auraient-ils besoin d’un discours critique ?
Une critique originale
Pour m’en sortir, je dois préciser ce que j’entends par « discours critique ».
On peut tous se mettre très rapidement d’accord pour dire qu’il existe une multitude de définitions de l’art. Néanmoins ces définitions se construisent lentement, empiriquement. On ajoute, on étend au fur et à mesure notre définition de l’art, comme on poursuit un chemin, étapes par étapes.
Le critique est celui qui, sans nécessairement défendre une définition de l’art en particulier, montre la voie pour rejoindre d’autres visions du monde que celles qu’on a déjà connues.
Une vision du monde qui nous resterait entièrement étrangère ne pourrait pas être reconnue comme valide. Il en va de même pour une culture étrangère. Vous ne pouvez pas la comprendre pleinement comme une culture si vous n’avez absolument aucune idée du sens qu’elle produit. Et pour accéder à une culture ou une autre, comme pour accéder à une oeuvre ou une autre, il n’y a pas de procédure universelle. Il ne suffit pas de goûter deux trois nouilles et rire à une blague qu’on ne comprend pas pour dire qu’on a compris une culture.
Les critiques sont précieux parce qu’ils ne sont pas tous formatés à reconnaître les mêmes rapports qualités prix qui existent entre les voitures ou les jeux vidéo. Ils décrivent un chemin qu’ils ont emprunté pour aller d’une oeuvre à une autre, par comparaisons successives, ou par curiosité. Pour que la critique marche, il faut donc a minima qu’elle soit originale et subjective, qu’elle emporte l’adhésion par sa faculté à transmettre une expérience personnelle.
Un exemple : faut-il passer par Call Of Duty ou Battlefield pour comprendre Star Wars, justement ? Je n’en suis pas sûr. Star Wars Battlefront est lourd, chaotique, mais c’est son intérêt. Oui, les blasters lasers ont un temps de latence pour toucher la cible (contrairement à Call Of). Non, vous ne connaissez pas précisément la position des ennemis sur une carte. Oui, vous pouvez vous faire canarder de partout si vous vous trouvez en zone ouverte. Tout ce qui est souvent perçu comme un défaut est en réalité nécessaire pour donner une expérience de guerre. Les joueurs font masse, et dans les masses, la survie relève du hasard, ce qui n’est pas un défaut du jeu. Car les effets de cette masse sont perceptibles au contraire à la fin d’une partie, où vous découvrez en fait la valeur de votre équipe.
Et c’est pour cette raison que le jeu est beau, parce qu’au milieu de cette lourdeur, vous pouvez trouver quelques instants de grâce (pour moi, cela consiste à activer en réacteur et relâcher son arbalète laser à la verticale sur ma cible). Vous retrouvez d’ailleurs (contrairement à ce qu’a pu dire un critique) l’idée du triple climax des films de George Lucas, qui consiste à poursuivre une bataille à la fois comme héros, comme pilote, et comme soldat. Dans la bataille, où la masse de soldats avance lentement, certains héros peuvent renverser le cours des choses, tandis que les véhicules eux aussi mettent leur force en jeu. Cet aspect est peut-être trop peu développé, c’est vrai. Mais il faut d’abord en saisir l’originalité plutôt que de déplorer de ne pas avoir affaire à un autre Call of Duty Advanced.
Richard Mémeteau
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