Agar.io, le jeu capitaliste qui vous dégoûte du capitalisme
Agar.io est un jeu gratuit, téléchargeable sur smartphone ou tablette. Son interface est si simple et élégante qu’elle mériterait d’être acquise par le MoMA parmi les 14 autres jeux video acquis en 2013.
Son principe est proche de celui de Spore, un jeu où l’on pouvait jouer une bactérie, qui évolue jusqu’à devenir une civilisation. Le but est simplement de manger le plus possible et d’être le plus gros possible. Le narratif reprend les expressions de "cellules", de "mitoses", de "bactéries" ou de "virus". Mais en réalité, son design minimal (et l’absurdité d’être une cellule dans une boîte de pétris qui est conduite derrière l’écran par une conscience individuelle qui est en fait la combinaison de millards de cellules) fait de ce jeu une métaphore de tout ce qu’on veut, excepté de la vie monocellulaire.
Je ne reviens pas ici sur les commandes (se diriger, se séparer en deux en se propulsant, et cracher de la masse), ni sur les modes de jeu. Un des aspects les plus intéressant du jeu, c’est qu’une fois entré dans l’arène, vous êtes confronté à des adversaires de tailles différentes, et qui adoptent chacun des stratégies différentes. Car la taille de chacun impose d’adopter une stratégie différente : petit vous ne pouvez que vous faire bouffer ; énorme, vous ne risquez presque rien. Et si vous êtes exactement de la même taille, vos pouvoirs d'assimilation s'annulent. Pour paraphraser Marx, ce n’est pas la conscience qui détermine le jeu, mais la conscience du joueur qui est déterminée par sa vie au sein de ces pastilles colorées. Et ce déterminisme est valable Agar.io plus que partout ailleurs.
Tellement de jeux essaient de donner une dimension morale au gameplay qu’un nouveau jeu proposant une échelle de valeurs mérite presque immédiatement nos sarcasmes. Les designers oublient qu’une morale n’est pas choisie, mais qu’elle est sculptée par l’ensemble des choix d’une vie. Arrivé dans un monde nouveau avec une neutralité morale parfaite revient à ignorer le propre de toute morale. Agar.io nous oblige au contraire à retracer un chemin entier à chaque partie, nous faisant alors éprouver toute l’inertie d’un choix moral et la dissonance éventuelle lors d’un changement de stratégie obligatoire.
L’honnête prolétaire
Vous commencez par gober les petites pastilles. Forcément.
Le travail est long, car vous ne devenez pas suffisamment gros tout de suite pour vous précipiter sur les autres. On peut dire que vous incarnez, à chaque respawn, le prolétaire du jeu. Vous n’avez pas d’autres choix que de parcourir le territoire jouable à la recherche (tout à fait aléatoire) de tas de petites pastilles colorées. Une à une parfois. Vraiment très laborieusement.
Mais plus vous en mangez, et plus vous grossissez. Et plus vous grossissez, plus vous avez l’occasion de manger les plus petits que vous. Evidemment vous pourriez continuer à ramasser des pastilles en paix, sans manger personne, sans gêner personne, sauf que…
Le salaud de bourgeois
Votre deuxième phase de jeu vous offre soudain la possibilité de prendre des risques, d’être ambitieux. Vous avez un capital de départ à dépenser pour faire fructifier votre petit agglomérat de masse. Absolument résumé, le jeu consiste à manger et à grossir, et à devenir un salopard en le faisant (et après tout, quand on mange dans la vie de tous les jours, on tue des trucs pour le faire, non ?). Passé une certaine taille, ou plutôt passé un certain rapport de taille, vous pouvez donc devenir agressif. L’agression ne commence pas quand il y a égalité comme le supposait Hobbes, mais au contraire dès la moindre présomption de disparité de taille.
A ce stade de développement, la manoeuvre la plus simple consiste à se jeter sur les plus petits au moment d’une mitose. Attention, les plus petits de tous ne vous apporteront pas beaucoup de masse, alors vous devez davantage viser ceux qui sont assez gros, mais moins gros que la moitié de ce que vous êtes (puisque vous vous serez séparés en deux masses égales).
L’autre mouvement efficace mais plus laborieux consiste à suivre un légèrement moins gros pour s’en rapprocher progressivement et l’assimiler. Cette chasse à l’homme est plus risquée, car si celui que vous poursuivez mange plus de pastilles que vous au moment où vous le chassez, le chassé risque de se changer en chasseur.
Ces moments de chasse sont les plus excitants du jeu. Ils font intervenir une certaine technique et ouvre l’espace à certains retournements dramatiques (vous chassez un plus petit et vous croisez un plus gros qui prend en chasse, mais vous croisez un encore plus gros qui décide de tous vous gober par mitose).
Mais surtout plus vous devenez gros, plus vous pouvez récoltez des pastilles sur le jeu. L’argent appelle l’argent. La masse appelle la masse. Au moment où vous jouissez le plus de vos nouveaux privilèges, vous comprenez également à quel point ces privilèges en appellent d’autres, et combien ils sont potentiellement injustes. Mais le plaisir de devenir plus puissant abrutit un peu notre propre jugement moral. Et puis, ce n’est qu’un jeu…
Si vous comparez les stratégies induites par agar.io et Spore, ou par un jeu aussi différent qu’Infamous, la différence apparaît immédiatement : seuls les stratégies extrêmes sont récompensées dans les jeux précités. On ne débloque des capacités intéressantes que parce qu’on accompagne jusqu’au bout son choix initial. Toute stratégie moyenne est non-productive. Agar.io oblige au contraire à des retournements de stratégie (de prudent, vous devenez rapace), dû à votre changement de taille et donc de statut. Mais ces retournements de statut ne sont pas contraints par le jeu qui injecterait un élément narratif extérieur vous obligeant à vous adapter. La surprise est que la même règle de jeu s’impose du début jusqu’à la fin : manger et grossir.
La victoire des 1% qui contrôlent le jeu et qui s’enrichissent sur le dos des autres
La dynamique de difficulté du jeu est originale. Tout en bas de l’échelle, vous n’êtes rien. Tout en haut de l’échelle de force, vous devenez une grosse boule inerte, sans autre but que de se comporter de façon anomique pour apprécier le chaos que ça produit.
Le passage des petites boules qu’autrefois vous auriez gobées pour gagner un peu de masse vous laisse indifférent, et inspire plutôt de la nostalgie pour cette période du jeu où aviez encore la rage de vaincre. Plus vous êtes gros, plus vous êtes inerte, lent, inutile. On se change en élément du décor, en force naturelle que les autres apprennent à fuir. Votre stratégie devient aussi absurde et capricieuse que celle d’un dieu grec : vous distribuez de la masse à droite à gauche, vous explosez les petites balles de virus juste pour le plaisir, vous gobez quelques adversaires pour le plaisir. A la limite vous essaierez de rester en haut du tableau de score.
C’est précisément en ayant atteint ce niveau un soir que j’ai abandonné le jeu. Il était tard (ce qui laisse plus de chances, car il y a moins de joueurs) et j’étais parvenu à occuper le haut du classement. Je m’émerveillais au début de pouvoir constamment pouvoir récolter autant de pastilles que je le souhaitais. Les autres m’évitaient parce qu’elles savaient que je pouvais gober n’importe qui même après plusieurs mitoses. J’explosais les virus et me divisais en plein de petites cellules ultra rapides pour le plaisir. Puis je me laissais dériver sans raison.
Et pendant que je m’ennuyais à simuler la folie, j’avais oublié tous ceux qui avaient encore la force de se battre et qui avaient rassemblé assez de masse pour m’attaquer. Ils ont profité de la perte de lucidité induite par mon invulnérabilité. En récupérant assez de mes petites cellules, ils devenaient aussi gros que mes cellules moyennes. Ils étaient plusieurs. Je ne me suis même pas défendu. Je me suis dissous autant que possible en eux. Tout simplement parce que le jeu avait perdu son sens.
Vivre dans l’inéquité constante
Mais que serait le capitalisme sans son expérience constante de la domination ?
Si vous jouez en équipe, et que vous avez la malchance de tomber parmi les dominés, vous expérimentez un assujettissement insupportable. En essayant de grossir, vous finirez immanquablement en chair à pâté pour les plus puissants. Car le jeu par équipe est extrêmement agressif. Notre vulnérabilité après une mitose (on est deux fois moins gros pendant environ 30 secondes) est compensée par la protection que nous offrent nos coéquipiers. Plus vous avez de coéquipiers, plus vous pouvez vous protéger. Ayant alors moins besoin de se protéger, les dominants peuvent y aller de leurs petites attaques sournoises. Même si vous êtes tout frais dans le jeu, vous serez bouffé par les plus gros qui, s’ils ne le font pas pour eux, le feront pour l’équipe. La possibilité de faire basculer le jeu semble alors définitivement compromise. Une telle hégémonie peut durer une après-midi entière.
Quelle que soit votre talent, vous serez écrasé. Je ne connais pas de meilleur simulation de ce qu’est l’inéquité. On se sent obligé d’adopter les vertus du pauvre, comme les décrit Richard Hoggart dans la Culture du pauvre : vous croyez soudain à la solidarité, vous vous moquez des dominants (car c’est tout ce qu’il vous reste), et vous jouissez du moindre petit moment de paix au milieu de cet enfer.
Face à l’hégémonie des bleus, vous serez évidemment tenté de faire une alliance avec les verts et les rouges (il n’existe que ces trois couleurs par équipe). Vous essaierez d’afficher des slogans d’encouragement ou de pacification. Mais ils resteront le plus souvent lettres mortes. Les symboles que vous afficherez seront alors absolument réduits à néant en raison de la situation concrète où vous vous trouvez.
Si vous vous relevez de cette situation déprimante et que vous revenez dans l’équipe dominante, vous allez vous trouver dans une situation qui effacera spontanément tous vous souvenirs d’injustice. Vous reprochiez au jeu de ne jamais donner leur chance à l’élégance et à la technique, mais soudain vous vous sentez forts, bien meilleur joueur. Vous utilisez pourtant les mêmes commandes que tout le monde, sauf que quelque chose insensiblement vous fait glisser du côté des vainqueurs.
Il faudrait faire un véritable effort pour prendre conscience de sa position de classe et découvrir qu’on n’est meilleur que parce qu’on a plus souvent l’occasion d’être protégé. Les opportunités dans le jeu ne sont pas distribuées également dans le jeu. Vous ne vivez pas dans un système libéral parfait. Vous ne jouez pas à Mario Kart où les options ramassées par le dernier donne un avantage net contre ceux qui le devancent. Toutes les injustices du monde, tous les systèmes de domination semblent être résumés avec clarté dans cette interface vidéoludique. Viola Davis, tu as raison : « la seule chose qui sépare les femmes de couleurs de n’importe qui d’autre, ce sont les opportunités » (qu’on leur offre). Les défauts de votre système prétendument libéral vous saute alors aux yeux.
De ma vie de joueur d’agar.io, je n’ai vu qu’une seule cellule s’interroger sur cette situation et alors qu’elle était verte parmi les dominants verts, elle se demandait « Too Big ? ». Car autrement, purement et simplement, vous kiffez. La moindre petite assimilation est une joie, qui – comble d’une conscience dupe de ses propres privilèges – vous semble méritée. Mais cette dominance peut être absurde à tel point qu’à la fin d’une partie où je faisais partie de l’équipe gagnante, je me baladais en portant le nom de « Blue Privilege », en référence au « white privilege » dont profitent inconsciemment les Blancs (dont je fais partie) dans une société systématiquement raciste. Et je me sacrifiais pour nourrir l’autre équipe (peine perdue).
La vie après la chute
Chaque cellule a un petit espace où on peut inscrire ce qu’on veut, son nom ou autre chose. Le plus drôle est qu’il s’agit du seul espace symbolique du jeu (et encore, par le jeu des options, vous pourrez le faire disparaître). Il devient alors aussitôt une expression directe des intentions du joueur ou de ses stratégies.
Le jeu propose aussi ses classiques en associant une image à votre cellule vorace : Barack Obama, François Hollande, la Reine Elizabeth II, la Terre, Facebook, ou des mèmes comme Dodge, et Polland.
Certains n’indiquent rien, d’autres tentent la vanne, essentiellement centrée autour du thème du pénis. Certains propose une sorte de Lebensanschauung induite par le jeu.
Inévitablement, on est tenté par une vision morale : Peace, Alliance, Help… etc. Mais ces slogans cachent un appel cynique à vous sacrifier pour l’autre, comme ce nom génial d’ambiguïté : HelpMe=HelpYou.
D’autres plus nihilistes préfèrent tout de suite se suicider ou peut-être faire semblant pour mieux vous attirer : EatMe. Ces noms sont généralement bon enfant. Mais l’adversité peut induire une sorte de haine du jeu qui se retourne contre les joueurs. Ce sont les mêmes « Nik ta Mère », des « Fils de Pute », des « Fuck You » qui corrompent si souvent les réseaux sociaux et expriment le refus de l’autre par anticipation de sa propre exclusion.
Les plus fréquents sont aussi les plus intéressants. Beaucoup incarnent des China, Russia, Nazi Germany, America, Isis… qui jouent sur l’idée d’un ensemble politique qui grossit et devient dangereux.
Moi-même j’ai utilisé plusieurs noms au départ qui décrivait quelque chose comme une contamination, ou un système politique qui s’étend inéluctablement pour tout détruire sur son passage. J’ai essayé FckYeahCapitalism, Demagogy, Nationalism, Fascism, Nihilism…
Progressivement mes propres noms sont devenus plus directement le reflet de mon désarroi personnel. Irony, Despair, FuckMeHard et son corollaire FuckMeHarder. Mais désormais, je joue sans nom. Quand vous avez une étiquette, vous prenez le risque d’être plus rapidement ciblé. Et l’existence de notre avatar au sein de ce jeu est si fragile qu’on préfère parfois ne pas trop s’y projeter.
Le nom plus drôle à ce jour que j’ai croisé : "Almost". Annonçant à la fois l’échec patent de celui qui porte ce nom, et notre échec à nous de ne pas pouvoir le manger vraiment, le dominer vraiment. Car Agar.io, en ne stimulant qu’une compétition entre quasi-égaux, nous apprend à considérer le dégoût inévitable de la domination et du succès.
Richard Mémeteau