House of cards, vivre et penser comme une princesse silencieuse
On l’a peu fait remarquer, mais le personnage de Frank Underwood étoffe la panoplie de politicien machiavélique d’une façon peu orthodoxe. On le sait cynique, brutal, stratège. Mais c’est aussi un gamer. On le voit dans la saison 1 jouer à Killzone 3. Dans la saison 2, il attaque God of War : ascension. Et désormais, dans la saison 3, il s’émerveille devant Monument Valley.
Ses deux premiers jeux (Killzone 3 et God of War) sont des clins d’oeil assez évidents à la psychologie du personnage. Ils symbolisent parfaitement l’aspect léonin de sa puissance politique machiavélique. Le lion Underwood joue à la Playstation (s’il était plus renard, il jouerait à la Xbox ?). Ces apparitions de jeux vidéo lors des deux premières saisons sont inattendues pour une série politique, mais faciles à décoder, voire condescendantes dans la présentation des jeux vidéos. Underwood se servait de ce médium uniquement pour se défouler. Qui plus est, l’univers mental et esthétique du président des Etats-Unis semble se limiter à cette seule forme de culture. Il ne lit pas, ne va pas visiter d’exposition, pisse sur les tombes, détruit les crucifix, manque la cérémonie du mandala des moines tibétains venus spécialement pour cette occasion, etc. Toute culture était systématiquement niée, à l’exception du jeu vidéo, qui est préféré au reste en raison même de leur incapacité supposé à faire réfléchir ou donner du sens. Le jeu vidéo reflète simplement ce que Frank Underwood est : une caricature d’ado américain.
Mais dans la troisième saison, c’est avec Monument Valley que Frank Underwood se relaxe avant de se coucher. Il ne joue pas à Candy Crush, ni à GTA V. C’est une surprise. Car en plus d’avoir boosté les ventes du jeu d’un coup, c’est la conception même des jeux vidéo qui est directement discuté par House of Cards.
Le jeu vidéo vs littérature. La théorie underwoodienne de l’art
Dans la série, le jeu intervient de façon discrète au début. Mais très vite Monument Valley devient l’enjeu d’une sous-intrigue de la série. Mini-spoiler : Underwood a besoin d’un biographe pour capter l’esprit de la loi qu’il veut faire passer à tout prix – en d’autres termes pour écrire un petit bout de propagande. Le jeu vidéo constitue un test. L’écrivain a été sélectionné en fonction de sa capacité à saisir l’essence d’un truc apparemment aussi inoffensif et banal que Monument Valley.
Thomas Yates, l’écrivain retenu, est supposé être un bon écrivain. Il a écrit un best-seller qui lui assurera le paiement de son loyer jusqu’à la fin de sa vie. Mais là où on s’attendrait à ce qu’Underwood ait eu connaissance de son talent par de moyens plus traditionnels (en lisant ses livres par exemple), ce dernier cite au contraire sa critique de Monument Valley :
« Qui que vous soyez, ou qui que vous pensiez être, persuadez-vous que vous êtes aussi une princesse silencieuse. Votre nom est Ida et votre voyage vous conduira à travers un paysage oublié d’escaliers tordus et de châteaux changeants, tout en haut de pierres flottantes enjambant une mer déchaînée, à l’intérieur de cavernes obscures pleines de toiles d’araignées et de ruines, que M. C. Esher ne pourrait saisir qu’au beau milieu d’un rêve. »
Thomas Yates lui-même est surpris. Mais Underwood admet aussitôt qu’il y a là quelque chose d’extraordinaire. Car il ne joue qu’à des jeux qui lui procurent de l’adrénaline. Et il conclut :
« Si vous pouvez me convaincre d’être une princesse silencieuse avec seulement une centaine de mots, imaginez combien de millions de personnes vous pourrez convaincre avec ce livre. »
Underwood en réalité reconnaît que Monument Valley n’est pas un jeu vidéo comme les autres. C’est un jeu bizarre, curieux, qui attire l’attention de l’écrivain, et finalement, constitue une preuve de la pertinence du regard de l’écrivain sur le monde. Mais surtout, Underwood accorde à l’écrivain le pouvoir de transmettre par l’écriture l’expérience de cette réalité curieuse, quitte à convaincre des masses entières d’acheter ce jeu.
Une sorte de théorie de l’art se débat pour sortir du placard ici, une théorie qui agglomère des choses aussi marginales que la critique de jeu vidéo, le discours de propagande, et le jeu vidéo. Cette théorie underwoodienne de l’art (parce que je n’ai aucune comparaison philosophique disponible) se divise en trois moments distincts. L’art selon Underwood consiste à : 1) établir des sujets comme plus dignes que d’autres de contemplation (une réalité) ; 2) faire voir cette réalité (une vision) ; convertir les gens à une nouvelle relation pratique à cette réalité (un pouvoir de persuasion).
Il y a deux choses claire qui se disent à travers ce twist :
- D’abord, l’air du temps ne se cherche plus dans les grands thèmes de romans (l’amour, la mort, le sexe et la drogue en ce qui concerne Scorpio le prétendu chef d’oeuvre de l’écrivain fictif de House of Cards). Il se trouve dans un jeu vidéo assez pop et zen, intello et minimal.
- D’autre part, la littérature est conçue selon son double pouvoir d’à la fois s’emparer des thèmes importants, de voir réellement le monde, et en même temps de suspendre l’incrédulité du lecteur, et donc convaincre ou persuader. Par contraste, si le jeu vidéo constitue une réalité fondamentale selon Frank Underwood, réalité par laquelle on peut estimer la vision d’un homme, il n’est pas pour autant un médium capable de convaincre les foules.
Cette théorie n’est pas simplement surprenante en soi – ce serait au fond la façon dont les hommes politiques pressés envisagent l’art, comme un moyen utilitaire. Elle est surprenante par la redistribution des rôles qu’elle assure entre jeu vidéo et littérature. Elle laisse en suspens la véritable place du jeu vidéo dans le processus de création. Le jeu vidéo n’est pas un outil de propagande, on l’a dit, et Underwood ne va pas jusqu’à embaucher un programmateur pour écrire une sorte de mini-Sim City où on serait amené à conduire une politique néo-libérale. Mais le jeu vidéo est peut-être plus qu’une nouvelle expérience. Il est peut-être aussi une vision nouvelle, une nouvelle façon de faire une expérience, plutôt que d’être seulement une expérience en soi. Jeu vidéo et littérature sont donc directement en concurrence pour savoir qui détient désormais le rôle artistique du visionnaire.
Jeu vidéo, révélateur de beauté ou beauté révélée ?
Il faut avouer que le petit os de pop culture (et de culture tout court) qui nous est jeté à ronger, petit os supposé définir la modernité du personnage en quelques anecdotes, est relativement mystérieux. La littérature, comme dans d’autres séries, est souvent seconde dans l’intrigue tout en étant reconnue comme exemplaire. Dès que mention est faite d’un écrivain ou d’un livre dans un film ou une série, la littérature devient le lieu de la mise en abyme, l’occasion d’une réflexion sur l’art et le médium artistique. La littérature est le lieu privilégié de la réflexivité. Mais elle ne peut pas intervenir directement dans l’intrigue d’une autre façon que comme symbole ou comme révélateur. Emblématique est à ce titre, la position qu’occupe l’écrivain dans la saison 3, à la fois à distance, chassé quand il convient, mais en même temps, révélateur d’une vérité suffisamment troublante pour faire basculer les protagonistes.
Jusqu’à la scène où Underwood explique comment il recrute Thomas Yates, on peut croire qu’il adhère à une philosophie typiquement anglo-saxonne : une philosophie analytique proche d’Arthur Danto ou de Nelson Goodman, où un discours active la fonction symbolique d’un objet, où une théorie peut dire quand il y a art pour qu’il y ait art. « C’est la théorie qui la fait rentrer dans le monde de l’art, nous explique Danto, et l’empêche de se réduire à n’être que l’objet réel qu’elle est. Bien sûr, sans la théorie, on ne la verrait probablement pas comme art, et afin de la voir comme faisant partie du monde de l’art, on doit avoir maîtrisé une bonne partie de la théorie artistique (…). » (Le Monde de l’art)
Sur l’expérience du jeu lui-même, la série nous laisse sur notre faim. On n’a que l’image du président concentré sur sa partie de Monument Valley pour supposer qu’il aime effectivement le jeu. Le jeu semble dénué de toute théorie. Il bippe de façon aussi honnête qu’un avatar de Mario en train de ramasser des pièces. Monument Valley pourrait donc pourtant passer pour une épure de jeu vidéo que seul un discours savant transforme en art.
Lors de nos débats freakosophiques (en écho à d’autres débats aux Etats-Unis entre Roger Ebert et Kellee Santiago), on se demandait déjà si le jeu vidéo pouvait être un art. L’exemple qui revenait souvent de chef d’oeuvre était celui d’un jeu vidéo tout aussi minimaliste : Journey. Monument Valley appartient à la même tradition. Mais c’est aussi ce genre de jeu qui suscite un positionnement ambigu : soit on l’aime parce qu’il appelle une interprétation (dans le cas de Journey, bouddhique ou soufi) ; soit on l’aime pour son absence de kitsch, son minimalisme. Le minimalisme de Journey pouvait être une façon directe de dire que le jeu vidéo donnait de l’expérience, plutôt que de la réflexion et de la réflexivité. Tant qu’on en reste à ces deux positions, on risque l’impasse. Frank Underwood lui-même nous laisse à notre hésitation. Il semble reconnaître que les mots de l’écrivain ont été cruciaux dans son éveil, mais on le voit en même temps sincèrement passionné par ce jeu vide.
Cette alternative peut être résolue si l’on tient compte d’autres éléments de la série et si, à notre tour, nous forçons un peu l’interprétation.
L’expérience nue ou brute qu’est censé nous proposer le jeu ne peut être reçue que si un travail d’interprétation est fait, certes. Mais on peut effectivement reconnaître que le jeu trouve un écho dans notre subjectivité sans pour autant faire appel à la littérature. Il semble qu’Underwood en soit conscient. L’ambiance zen du jeu ne doit pas nécessairement être prise d’assaut par les mots et les concepts. Le jeu peut fonctionner comme une évocation directe de notre propre expérience de sérénité et de vide. Ce retour sur soi n’est pas nécessairement tributaire de la littérature, ou d’un quelconque discours. Que fait Underwood lui-même lors de ses monologues si ce n’est nous introduire à son propre manuel de stratégie politique ?
Le voir déplacer des blocs pour faire avancer son petit personnage rappelle par analogie sa propre façon de déplacer ses pions sur l’échiquier politique. Il laisse croire à l’écrivain que c’est sa plume qui l’a convaincu, qu’il l’a convaincu de jouer à la princesse perdue dans un grand château aux escaliers tordus. Mais c’est faux, il ment. Et on sait à quel point Underwood peut mentir. Il est interpellé au contraire par la façon dont ce jeu peut s’adresser à sa propre subjectivité et éclairer sa propre princesse intérieure (comme le révèlera d’ailleurs la suite de la série qui recentre l’intrigue sur le dédale de l’histoire amoureuse entre Frank et Claire). Les techniques et les règles du jeu sont une partie de notre subjectivité suffisante pour produire en retour une émotion esthétique significative.
La littérature peut faire connaître le jeu vidéo, mais en même temps elle peut s’effacer derrière lui, car le jeu n’est pas dépourvu de pouvoir réflexif. Comme si le jeu vidéo s’était finalement émancipé de la littérature.
Richard Mémeteau