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Everything bad is good for you de Steven Johnson : quand la pop culture rend intelligent

Ce livre de Steven Johnson n’a pas reçu beaucoup d’échos en France, pourtant il semble incontournable dans les débats sur la valeur de la pop culture. Son ambition est de valider une fois pour toutes la prémisse de tous les débats sur la pop culture en montrant son utilité incontestable. « Voici la courbe du dormeur : la forme la plus avilie de divertissement de masse – les jeux vidéos et les séries télé et les sitcoms puérils – s’avère nutrionnel après tout. » Son titre est encore plus clair : « tout ce qui est mauvais est bon pour vous ».

Cet ouvrage est celui d’un journaliste scientifique spécialiste des neurosciences. Vous pouvez le voir parler de GPS ou de choléra pendant les conférences TED. Il écrit pour Slate ou Wired. Son truc n’est pas nécessairement la pop culture. D’ailleurs, il ne propose pas de nouvelles interprétations marquantes de la pop culture. L’interprétation, la pop philosophie, la ciné philosophie, le décodage sémantique… tout ça, c’est pas vraiment son truc. Steven Johnson réclame une approche purement quantitative, scientifique. Le reste n’est que métaphore.

Après une évocation émue de son passé de nerd fan de jeu de cartes de baseball (rien de tel qu’on bon vieux moment de storytelling pour ouvrir un livre), ce qui le frappe rétrospectivement est le niveau de concentration qu’il a pu investir dans un jeu en apparence si simple. Mais tous ceux qui ont joué au go le savent : de la simplicité des règles ne découle pas la simplicité du jeu. Du jeu de cartes de base ball aux jeux vidéos ou aux séries télé, il n’y a qu’un pas. Son intuition est donc que tous les divertissements d’aujourd’hui forcent le développement de l’intelligence, aussi insipide que puisse paraître par ailleurs un jeu de carte simulant les choix d’un coach de baseball.


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Une thèse à double tranchant.


L’enfant naïf qui a grandi entouré de bédés et de télé que je suis est à la fois excité et déçu par cette thèse. Steven Johnson nous promet une bonbonnière entière de fraises tagadada et de bananes, mais à condition d’abord de se taper un cours de sciences naturelles avec lui sur la composition chimiques de chacune de ces petites saloperies ultra sucrées. Car le journaliste n’évoque jamais de ce qui fait l’intérêt de la pop culture pour nous, pour notre imagination, notre sens moral ou nos choix politiques. Il ne veut pas parler d’à quel point ces formes et ces personnages nous grisent au point de nous transformer en gosses excités et baveux comme si nous étions sur le point de faire une overdose de sucre. Il affirme que la dimension symbolique de la pop culture est purement secondaire. Aussi froide qu’un crapaud qu’on dissèque sur sa paillasse de son cours de science nat’ en seconde. S. Johnson s’intéresse plus aux « relations causales » qu’aux « métaphores ».

Le livre se donne donc parfois les allures d’un article scientifique. Mais rien de bien méchant. Un petit bout de jargon pour se faire les dents : « certains environnements encouragent la complexité cognitive ; certains découragent la complexité. L’objet culturel – le film ou le jeu vidéo – n’est pas une métaphore pour ce système ; il est plus comme un output ou un résultat. Les forces à l’oeuvre dans ces systèmes opèrent sur de multiples niveaux : changements technologiques sous-jacents qui nous permettent de nouvelles formes de divertissement ; de nouvelles formes de communication en ligne qui encourage les commentaires du public à propos des oeuvres de pop culture ; des changements dans l’économie d’une industrie culturelle qui encourage le revisionnage ; et les appétits profondément ancrés dans le cerveau humain qui nous orientent vers les récompenses et les défis intellectuels. »

Trouver la culture réduite à un « output » est la récompense paradoxale de notre envie de défendre la complexité de la pop culture en tant que telle. S. Johnson parle toujours d’environnement mais jamais d’oeuvres précises.

Il ne faut pas s’attendre non plus à une défense de certains chefs d’oeuvres. Les Sopranos ne font qu’illustrer la thèse d’une augmentation de la complexité des trames narratives. Là où un Starsky et Hutch comportait deux lignes narratives au maximum (avec une petite scène d’ouverture drôlatique, l’enquête et sa résolution, puis le retour et la résolution de la scène d’ouverture), The Sopranos comporte au moins neuf lignes narratives, avec certaines scènes qui peuvent être au carrefour de plusieurs. Les séries sont peut-être l’exemple le plus obvi.

Quant aux jeux vidéos, là c’est carrément l’arme de conviction massive. Car lorsque vous passez de Pong à Zelda, vous pouvez difficilement nier qu’il y a plus de complexité dans Zelda. L’argument original pour la complexité des jeux vidéos consiste à rappeler que tout en étant des jeux, leurs règles ne sont pas transparentes, et qu’une bonne partie du temps, le joueur procède à une bonne vieille démarche hypothetico-déductive pour comprendre ces règles – quand il ne consulte pas directement un guidebook.


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La vraie classe est intemporelle !


« Même la merde… »


Mais le plus amusant est sa démonstration de la complexité qu’ont acquis les pires show de la téléréalité. En termes simples (p. 91) : « même la merde s’est améliorée ». La première erreur serait de dire que symboliquement parlant, la téléréalité est bien plus pauvre que les séries de HBO. La comparaison doit s’opérer sur le terrain des jeux selon Steven Johnson. « La téléréalité fournit la preuve ultime de la domination culturelle des jeux dans ce moment de l’histoire de la pop culture ».


Argument 1) les gros plans améliorent le quotient émotionnel. Même si voir ces gens s’entredéchirer procure un frisson « proche de la pornographie » d’après S. Johnson. (p. 99) « la télévision s’avère être un brillant médium pour reconnaître l’intelligence émotionnelle des gens, ou QE – une propriété qui est trop souvent ignorée quand les critiques évaluent les capacités du médium à fournir un contenu intéressant. »


Argument 2) Mais elle stimule aussi « l’intelligence sociale ». Les débat sur les plateaux d’Oprah sont affreusement compliqués. On doit se souvenir de qui est le cousin de qui, qui est l’oncle qui a violé qui, qui pense quoi de ce que l’autre a dit, etc. On sait désormais que toute cette complexité a un prix et peut faire péter les plombs à la plus coriace des Nabila, qui ne peut trouver de consolation que dans les vertus simplificatrice d’un bon coup de couteau.



Une augmentation du QI de 13,8 points.


La partie la plus démonstrative de la thèse arrive : dans les années 60, Arthur Jensen a cherché à montrer que les Noirs ont un QI inférieur aux Blancs. Un journaliste, James R. Flynn, reprend l’étude de zéro bien qu’étant un non-spécialiste. Il découvre que, contrairement à la thèse raciste de Jensen, le QI des Noirs a bel et bien augmenté mais également celui des Blancs. Et la culture a bien sa part dans cette augmentation. Le problème est d’expliquer l’augmentation en 46 ans du QI moyen des Américains a de 13,8 points. La thèse de Steven Johnson est alors nouvelle et ambitieuse : la raison de cette mystérieuse augmentation tient dans la complexité croissante de la pop culture.

Ce n’est pas à cause de la meilleure nutrition car le QI augmente après la seconde guerre mondiale pendant qu’il existe encore des problème de malnutrition. Ce n’est pas l’éducation car l’éducation est moins bonne aujourd’hui. Par conséquent, l’augmentation du QI global est imputable à la pop culture. « ce n’est pas le changement de régime alimentaire qui nous rend plus intelligent, c’est le changement de notre régime intellectuel. »

Un argument aussi fragile que : « la preuve ! vos gamins règles mieux les magnétoscope et les boîtiers de réception que vous » n’est pas suffisant du point de vue de la méthode scientifique. Si l’ambition était scientifique et le vocabulaire aussi, les preuves empiriques manquent tout de même. Noter la complexification de la pop culture n’est qu’une partie de la vérification. Il faut évidemment montrer que cette corrélation apparente est le signe d’une véritable causalité.

A mon sens, la façon la plus simple de relativiser l’enthousiasme de Johnson est de montrer que les opérations cognitives tant vantées par Steven Johnson pouvaient s’effectuer de plein d’autres façons avant la pop culture, et ne nécessitent pas la médiation de la pop culture pour s’effectuer (le boost de l’intelligence ne nécessite qu’un peu d’ennui et des murs assez fins pour espionner ses voisins). L’intelligence sociale, l’intelligence émotionnelle, l’intelligence rationnelle n’ont certainement pas commencé dans les années 60 avec les premières chansons des Beatles ou les toiles de Warhol… On néglige donc un tas d’autres facteurs qui n’ont pas eu l’opportunité de passer sur MTV et qui ont échappé à la vigilance de notre auteur.


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Pourquoi ce livre est important ?


Une ultime objection peut être faite : si la pop culture est plus exigeante intellectuellement, elle peut être sur un plan symbolique nihiliste, destructrice ou déprimante. L’intérêt symbolique de la pop culture, qui a été mis de côté pendant tout le livre, ne trouve pas de très bons défenseurs en Steven Johnson. Dès le début, il réfute que la complexité soit l’effet d’un retour du réalisme propre au climat post-11 septembre. Johnson nie également que l’obligation pour ces shows d’être aux prises avec le multiculturalisme de la société américaine les rende plus intelligents. Le voir défendre la complexité morale dans les dernières pages du livre semble d’un coup parfaitement contradictoire.

Mais l’intérêt du livre se trouve ailleurs. Il met en doute l’imposition des seules critères de la culture classiques (acceptez un temps cette approximation) aux oeuvres pop. D’ailleurs Johnson ne s’en cache pas : il préfère pour une part la culture classique. « c’est une histoire de tendance, pas d’absolus. Je ne crois pas que la majeure partie de la pop culture d’aujourd’hui est faite de chefs d’oeuvre qui seront un jour enseignés aux côtés de Joyce et Chauncer dans les cours de rattrapages à l’université. »

Mais nos propres goûts doivent être ouverts à l’inspection esthétique sur la base d’autres critères. S. Johnson ne veut pas qu’on joue systématiquement à Doom au lieu de lire un roman. « Certains travaux sont plus gratifiants que d’autres. » Il ne défend donc pas la fin des hiérarchies esthétiques, mais il demande à réévaluer les critères de cette hiérarchie. « Ce que je défends est un changement des critères qu’on utilise pour déterminer ce qui est de la junk food cognitive et ce qui est authentiquement nourrissant. »

Steven Johnson essaie de mettre en pratique ces nouveaux critères en parlant des livres avec les critères des jeux vidéos : pas d’interactivité, isolement, perte du sens des réalités… D’un coup, la lecture semble moins hégémonique.

On ne pourra donc plus activer aussi facilement qu’avant cette sorte de bombe H du jugement esthétique – à savoir l’idée que la pop culture rend débile. Ce n’est plus vrai, et on peut le quantifier assez vaguement pour que ce soit convaincant : la pop culture ne rend pas débile. Cet air de zombies qu’on aurait au moment de regarder la télévision ne serait peut-être donc pas le signe d’une grande vacuité intellectuelle, mais au contraire le visage d’un homme en train de se concentrer…


Richard Mémeteau

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