Journey : une invitation au voyage ?
Sorti le 14 mars, le nouveau jeu du studio arty Thatgamecompay est de tous les superlatifs et il est difficile de trouver une telle unanimité depuis peut-être Shadow of the colossus. Confirmant cette impression, le jeu réalise d'ailleurs selon Sony "le meilleur démarrage du PSN". Appelé presque inévitablement à devenir un étalon du genre, il est clair que ce jeu nous intéresse non pas pour son succès mais par son ambition qui est artistique avant d'être ludique. N'est-ce pas tout simplement le débat sur la possibilité d'un art du jeu vidéo que ses concepteurs déjà fortement engagés sur cette pente (comme le rappelle bien un précédent article de R.) cherchent de nouveau à relancer ?
Un éternel retour - source.
Prolongeant Flow puis Flower, il est clair que, pour eux, Journey est un aboutissement, une manière de faire un état des lieux du medium et de rebattre quelques cartes en attendant des lauriers annoncés dès les premières vidéos du jeu. Après avoir fait et refait le jeu, nous pouvons déjà lancer quelques pistes et prendre position en louant le jeu tout en critiquant l'objet conceptuel qu'il est avant tout. Car il est clair que ce qui marche en premier lieu dans Journey c'est plus que tout certains concepts et une mise en forme minimale qui facilitent voire encouragent une immersion mais surtout une empathie que l'on avait rarement connues jusque là.
Généalogie d'un soft : de Flow à Flower
1/ Au commencement est le jeu
Pas de véritables "cut scene" d'ouverture, ni de prologue bavard : au commencement est le jeu. Il ne suffit que de quelques plans pour immédiatement saisir quel est l'enjeu quasi viscéral qui engage le joueur dans sa quête. Le sommet que l'on vise nous maintient en tension tout au long du périple et s'impose comme une évidence. De même, les décors semblent vastes et à aucun moment nous ne sentons la possibilité d'une frontière. L'orientation se fait aisément à travers des signes que nous percevons avec une immédiateté qui côtoie une certaine forme d'instinct : une lumière au loin ou un ruban en mouvement focalisent l'attention du joueur et l'attirent ainsi inexorablement sur le bon chemin. Sans menu, ni véritable tutoriel (il aurait fallu d'ailleurs minimaliser encore plus les quelques indications que laisse filer le premier quart d'heure du jeu en utilisant des pictogrammes moins nets - à la vue du reste on n'est pas loin de la faute de goût), Journey joue la carte de l'immersion pour, dès le début, nous mettre sur la piste d'une véritable expérience de jeu.
2/ La pensée et le mouvant
La première réussite du jeu est d'être au sens propre un "flow" - ce n'est pas un jeu statique mais purement dynamique. A aucun moment la tentation de l'immobilité ne gagne le joueur et pourtant la beauté de certaines scènes pourrait laisser croire que cette invitation est permanente. Ainsi le premier piège du titre est qu'aucune capture d'écran ne peut rendre compte de cet aspect qui est pourtant - tout comme dans Flow qui nous livre le truc ou dans Flower qui l'exploite en l'habillant - le moteur même du jeu. Les longues descentes à flanc de dunes constituent ainsi une sorte de sommet du jeu et ne peuvent susciter qu'une forme de joie ou d'exaltation. A l'inverse les moments les plus sombres sont précisément ceux qui appellent à une forme d'immobilisme : l'arrêt est donc bien la mort comme peut le révéler l'avant dernier tableau qui joue sur un tel ressort en l'accentuant avec d'autres contraires : l'obscurité et le silence.
3/ De la brièveté de la vie
Une autre particularité de ce titre est d'être un jeu d'un seul regard. La brièveté pointée du doigt comme le seul défaut du jeu est peut-être là encore paradoxalement une des raisons de son succès en termes émotifs. Il est difficile de retrouver ailleurs une telle expérience d'unité. Le voyage peut donc se faire d'une traite et cette continuité attache le joueur encore plus directement au flux que le jeu sous-tend. Lorsqu'il est fini et que vous retentez un tableau il est tout simplement difficile de s'arrêter tellement la succession des actions va de soi et appelle une participation du joueur. Cette accroche est d'ailleurs accentuée par la présence absolue de l'Autre.
4/ L'Autre
C'est peut-être là le concept le plus immédiatement séduisant du jeu : la mise en scène d'un vécu de l'altérité. Contrairement aux jeux classiques ou l'autre est souvent perçu sur le mode purement antagoniste (le partenaire d'un agon qui constitue et structure la plupart des formes de jeu, comme le rappelle bien Caillois dans Les jeux et les hommes), ici la coopération se fait naturellement et l'idée de faire ce voyage à deux se vit comme la promesse d'un véritable bonheur. Il faudrait vraiment analyser cette synergie que crée immédiatement le jeu et qui semble transformer le pire des joueurs en affable compagnon de route. En refaisant plus de trois fois l'aventure je n'ai jamais rencontré un adversaire mais toujours un compagnon. La patience du joueur confirmé (niveau que l'on peut constater en fonction des motifs de la robe) lors de la ma première partie m'a rendu encore plus plaisante la prise en main du jeu et cette impression d'une liaison positive à l'autre ne s'est jamais démentie. Il y a presque une forme de culpabilité qui s'installe lorsque le monde réel reprend ses droits et qu'il faut abandonner une partie avant la fin et donc laisser son compagnon de route seul au milieu des sables.
5/Par-delà la parole
Cette expérience est intensifiée par l'impossibilité d'un réel dialogue entre les joueurs qui doivent alors se contenter de sons courts (carré) ou plus longs (appuie long sur carré). Ces derniers permettent d'ailleurs au joueur d'entrer en connexion plus profonde avec son environnement en le vivifiant par exemple. Sa nature et ses effets les rapprochent de la syllabe sacrée "OM" que l'on compare souvent à la vibration universelle qui nous met à l'unisson de l'univers. Cette fonction de Mantra ne peut alors que tourner vers la spiritualité du jeu qui est on ne peut plus clairement revendiquée.
6/ Du spirituel dans le jeu
Et c'est peut-être là que le bât blesse. L'intention est si claire qu'elle a tendance à gâcher une partie de l'ouvrage. Il ne faut pas se leurrer sur la mystique de pacotille qui rapproche plus Journey de Paulo Coelho que de Plotin. Une grande partie des critiques glosent sur l'interprétation possible de ce voyage. La ficelle est énorme et très vite il semble clair que derrière la métaphore de l'éternel recommencement le voyage spatial est un voyage intérieur qui ressemble à un accès à l'universel. C'est donc une sorte de bouillie new age que cherchent à nous resservir les concepteurs du jeu. L'interprétation la plus complète est celle de l'excellent blog Brainy Gamer qui minutieusement compare la succession des tableaux du jeu aux 7 principes de l'illumination.
Le prologue correspondrait à la phase d'initiation puis :
- Le pont - Relaxation/Tranquillité
- Le désert - La claire conscience
- La descente - l'énergie
- Le tunnel - l'investigation
- Le temple - la concentration
- La montagne - sérénité
- Le sommet - la joie/le ravissement.
Le fait que Journey vise la recherche d'une forme d'illumination est assez clair et l'aspect le plus intéressant d'un éternel retour mériterait peut-être d'être plus approfondi afin de mettre au clair un des principes d'inspiration taoïste qui fait de la fin du voyage le seul vrai départ.
Il n'est pas question de contester la qualité du jeu. Journey est un bon voire un très bon jeu. Mais encore une fois le soft part légèrement handicapé par la prétention de ses auteurs qui finalement en prenant conscience de certains enjeux les empêchent de parfaitement s'incarner dans leur création. La beauté et la profondeur de Shadow of colossus tient justement au fait qu'elles parachèvent le jeu mais ne s'y substituent pas. Cette poésie profonde qui anime ce soft (disponible en réédition HD sur PS3) est partie prenante du jeu mais n'est pas son point de départ. Le jeu est donc en lui-même parfaitement jeu mais invite dans certaines phases à une méditation beaucoup plus profonde que Journey (en particulier la fin qui vient rétrospectivement donner un sens quasi absurde à la totalité de la quête). Ensuite d'un point de vue purement philosophique, si l'on met de côté l'aspect mystique et New Age, un jeu comme Deus Ex 3 appelle beaucoup plus à la réflexion sans jamais pourtant l'exhiber ostensiblement. Le devenir mécanique de l'homme, la thématique de l'augmentation, s'impose à travers le soft et soulève inévitablement tout un questionnement éthique pour le joueur. De façon plus confidentielle, certains jeux flash développent de façon brutale beaucoup mieux des concepts et pour certains on ne peut nier que justement ce dénuement peut confiner à la poésie. Le très mélancolique Company of myself et sa préquelle Fixation sont là pour montrer qu'une idée n'a pas besoin de beaucoup de moyens pour s'exprimer : des personnages en fil de fer, des cigarettes et la quête d'un psy suffisent pour que Kierkegaard hante votre écran ce qui reste, dans le fond, bien mieux que Paulo Coelho...
Par-delà une surface dépouillée une vraie profondeur ! - Fixation
Ugo Batini