Jeux video, philosophie analytique et close combat
- freakosophy
- 7 avr. 2011
- 11 min de lecture
Comme nous aimons chevaucher les vieux serpents de mer du web, nous voudrions faire une simple remarque pour relancer le débat, déjà initié avec talent par R., sur la relation qui unit ou non l’art et les jeux vidéos et profiter de cette occasion pour parler un peu moins de Hegel et un peu plus de philosophie analytique.

Les points faibles des théories enfin dévoilés !
Philosophie analytique ?
Les lecteurs passagers de ce blog, peu familiers avec le détail des us et coutumes de notre discipline, ignorent peut-être qu’au sein de la philosophie se joue une guerre secrète et silencieuse qui ne fait pas de morts (mais des cons). Fondé sur une division des pratiques et des fins, le combat repose donc sur des visions inconciliables entre elles qui se disputent dans les faits tout simplement ni plus ni moins que la vérité. Ce n’est pas nouveau et Kant dès le seuil de la Critique de la Raison Pure (le fameux “champ de bataille” Kampfplatz de la première préface) souligne cet état de fait en se limitant pourtant à la métaphysique.
Malgré la finesse de ses analyses, la situation n’a pas évolué d’un pouce et la philosophie analytique n’a fait qu’attiser la violence des combats en s’imposant comme une alternative nouvelle - mais aussi radicale - à la fin du XIXème siècle. La démarche est simple : reprendre les problèmes de la philosophie et les résoudre ou les dissiper grâce à une analyse logique qui se fonde le plus souvent sur le langage. L’attrait des sciences n’ayant jamais faibli on voit là une façon saine de faire de la philosophie et on vit alors dans l’espoir d’un véritable progrès. Leur enthousiasme est vivifiant même si l’on se demande si dans le fond on n’avait pas entendu un peu la même musique en lisant Leibniz ou Spinoza.
Avant la situation des forces en présence était donc simple puisque tous les camps pouvaient se retrouver soit dans l’idéalisme soit dans l’empirisme chacun développant ensuite à l’infini des particularités. Le début du XXème siècle marque l’émergence de deux nouveaux candidats qui ont du mal à se replacer dans cette vision première : la phénoménologie et les philosophes analytiques.
Autant le phénoménologue est un type sympa et enclin à la discussion (très vite on peut dire qu’il est toujours un peu d’accord avec vous) autant la philosophie analytique se parant le plus souvent des atours de la science ne lâche rien et est étonnamment peu zen dès que l’on aborde le moindre problème (y compris dans les colloques la question du choix du restaurant - c’est dire jusqu’où peut prétendre leur accès au vrai). Sûre de sa démarche, celle des autres apparaît rapidement comme ancestrale ou tout simplement débile (certaines analyses de la morale font littéralement passer Kant pour un pauvre type qui aurait mieux fait d’ouvrir un bar et de limiter ses raisonnement à ses clients). On ne porte pas ici un jugement mais on pose un état de fait. Il suffit pour se convaincre de cela de prendre le moindre ouvrage ou article pour voir qu’ils commencent toujours par balayer d’un revers de la main les anciennes tentatives en montrant en quels sens elles ne sont qu’erreurs et illusions. Le phénoménologue au contraire commence par inventorier les éléments qu’il peut sauver et à partir desquels d’ailleurs il commence à penser. Soyons honnête, l’idéalisme peut sembler aussi un peu cassant mais à partir du moment où il est transcendantal comme Kant il s’ouvre aussi aux autres et reconnaît jusque dans les lignes de ses adversaires un stimulant pour son propre développement (ainsi Kant remerciant Hume (empiriste pourtant) de l’avoir réveillé de son sommeil dogmatique).
Voilà grossièrement résumé pour ceux qui ne font qu’une incursion rapide dans ce petit monde comment cela se passe en général. Bien entendu, on schématise et il y a toujours des individus ouverts dans la philo analytique pour démentir un peu cela mais force est de reconnaître que dans la plupart des cas ce constat s’applique.

Wittgenstein : le grand maître d'un nouvel art de combat - source.
Mais malgré ce mauvais caractère (on a tous dans notre entourage des gens un peu chiants mais que l’on aime quand même car ils ont d’autres qualités ou qu’ils font bien à manger), il y a des choses à en tirer et dans notre débat force est de reconnaître que la philosophie analytique quand elle se plonge dans l’esthétique est plutôt cool. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’elle ne limite pas son champ d’investigation et donc qu’elle se demande pourquoi, si une sombre merde est une oeuvre d’art, une frite n’en serait pas une ? Et si c’est le cas qu’est-ce qui fait qu’elle ne peut pas l’être ? Etc. etc.
Là encore il est facile de mettre au clair les différentes attitudes philosophiques au moyen d’un exemple.
Vous sortez du cinéma et un ami vous propose de prendre un verre - vous refusez car vous êtes fatigué : voici comment la situation peut se prolonger selon qui est votre ami.
Le philosophe analytique :
“ - Tu n’avais que deux solutions : accepter (que l’on notera 1 ) ou décliner (noter 0 )
- (L’oeil inquiet) Euh je file là désolé.
- Si tu refuses (0) c’est probablement que tu es fatigué (A), ou que tu as un autre rendez-vous (B) ou que je te gonfle ( C )
Il sort un carnet et note P = 1 v 0
0 = A v B v C
Alors que le phénoménologue dans la même situation :
- “Ok pas de souci la nuit est noire de toute façon et elle épouse le jour comme le vide aménage en creux la voûte qui le contient donc on se voit demain ( de-main qui annonce la “main” que je te tends déjà par-delà notre altérité)” …
Vous comprenez donc qu’il n’est pas toujours facile de s’entendre pourtant dans le cas qui nous intéresse la philosophie analytique apporte une aide précieuse pour trancher plus en avant un débat qui, dans le fond, n’a pas tant que ça lieu d’être.
Jeux vidéo et bois flottant
Suite à une dispute avec Morris Weitz au sujet de la définition même de l’art tournant autour d’un bois flottant (j’avais prévenu tout de suite on est dans le fun) George Dickie reprenant les remarques de Richard Sclafani expose dans un article précieux “Définir l’art” (1) les trois sens que recouvre l’expression “oeuvre d’art”.
1 - Un sens premier ou classificatoire qui correspond à l’usage paradigmatique du mot art et renvoie à des oeuvres d’art incontestables comme la Joconde ou les Nymphéas.
2 - Un sens second ou dérivé qui s’applique précisément en fonction des ressemblances avec une oeuvre d’art véritable. Ainsi pour R. Sclafani le bois flottant ressemble à certains égards à des oeuvres existantes comme par exemple le Bird in space de Brancusi. Ainsi si nous disons que ce bois est de l’art c’est qu’il a des particularités en commun avec la pièce citée. On dérive l’expression de l’œuvre à l’objet même si celui-ci n’est pas un artefact, c’est-à-dire n’est pas un produit fait par l’homme ce qui va directement contre la définition première de l’art qui renvoie justement à cette idée d’ouvrage au sens propre.
3 - Un usage évaluatif qui renvoie au cas où les propriétés avec l’oeuvre d’art sont considérées comme précieuses par le locuteur. Sclafany donne un exemple courant de ce sens dans l’expression “le gâteau de Sally est une oeuvre d’art”.
Nous voyons bien que dans la vie de tous les jours (celle des bois flottants) “nous énonçons souvent des phrases où l’expression œuvre d’art est utilisée au sens évaluatif, en l’appliquant aux objets naturels aussi bien qu’aux artefacts.”(2) Il est donc clair que lorsque l’on dit “le jeu vidéo est un art” nous sommes dans une telle utilisation de l’expression et que nous ne renvoyons pas véritablement au sens premier mais fondamental de la notion. On peut voir des points communs mais un jeu vidéo ne peut pas stricto sensuêtre considéré comme de l’art. Toute l’efficacité de la philo analytique se retrouve dans ces raisonnements. Elle débrouille un problème en le replaçant proprement en situation. Et il est vrai que même le “gamer” le plus mordu n’irait pas jusqu’à mettre sur le même planShadow of colossus et les Nymphéas. Il ne faut donc pas se laisser abuser par les mots : nous utilisons le terme art ici dans un sens laudatif pour souligner une qualité certaine du jeu mais cela ne doit pas dépasser cet aspect pour que l’on n’en soit pas à prendre le mot pour la chose.
Mais l’intérêt de l’analyse de G. Dickie ne s’arrête pas là car contrairement à M. Weitz qui refuse toute définition possible de l’art sous prétexte que le mot renvoie à une sorte de concept ouvert et donc qu’il est impossible de déterminer un ensemble de propriétés déterminantes, il va plus loin et nous donne des clefs pour appréhender ce qui fait ou non une oeuvre d’art. Suivant les pas d’un autre collègue - A. C. Danto - il va proposer une définition institutionnelle de l’art.

Ce cube est le petit bonus qui a donné naissance au monde de l'art par Danto.
Le monde de l’art te ferme ses portes !
A.C. Danto dans un des articles les plus célèbres de l’esthétique analytique "The Artworld" (paru dans The Journal of Philosophy en 1964) montre à partir d’exemples tirés de l’art contemporain (et en particulier à partir des fameuses boîtes Brillo de Warhol) que “voir une chose comme de l’art exige quelque chose que l’oeil ne peut apercevoir - une atmosphère de théorie artistique, une connaissance de l’histoire de l’art : un monde de l’art” (3).
A partir de là, G. Dickie peut proposer une définition de l’oeuvre d’art : “Une oeuvre d’art au sens classificatoire est (1) un artefact (2) dont un ensemble d’aspects a fait que lui a été conféré le statut de candidat à l’appréciation par une ou plusieurs personnes agissant au nom même d’une certaine institution sociale (le monde de l’art)” (4). Ce monde est composé d’artistes, de galeristes, de conservateurs, de critiques, d’amateurs…
Or ce qui est intéressant dans le cas des jeux vidéo c’est que le débat sur la question de l’art est venu précisément d’un refus de ce monde de les reconnaître comme des œuvres d’art. La fameuse dispute avec le critique de cinéma Robert Ebert est emblématique d’un tel refus. Vous trouverez une analyse du détail ici. Alors que la définition de Dickie rend possible l’intégration des jeux ( ce sont des artefacts et comme tels ils peuvent être soumis à l’appréciation du monde de l’art) celle-ci ne se fait pas car il apparaît évident à la plus grande majorité de ce monde que le mot art n’est qu’un qualificatif pour signaler les productions de qualité mais n’est pas là pour désigner l’essence même de ces oeuvres.
Finalement en s’attaquant à un de ses membres c’est contre le monde de l’art tout entier que les “gamers” tentent de s’ériger et cela malgré le fait que ce monde ne les intéresse pas vraiment puisqu’il n’appartient pas le plus souvent à une préoccupation de leur quotidien. L’art n’est là que pour anoblir un passe-temps qui a une importance conséquente dans leur vie. Si l’on reconnaissait immédiatement une certaine dignité à cette industrie (car oui on parle d’industrie du jeu et non d’école comme pour des styles artistiques) il y aurait fort à parier que le débat ne serait pas aussi tendu.
Mais qu’est-ce qui a pu motiver un tel refus ?
C’est peut-être cette question la plus intéressante et il est difficile d’y apporter une réponse définitive tellement la question est peu explorée.
En fait l’hypothèse que nous pouvons formuler est simple : le jeu vidéo ne peut être un art car il ne place pas son utilisateur dans une situation de contemplation et donc en ce sens ne permet pas à la relation esthétique entre une œuvre et celui qui la regarde d’être effective. Le propre d’un jeu est de cheminer vers un but et en ce sens l’attention même du joueur est focalisée autour de cette fin aussi beau le jeu soit-il. Le jeu ne nous permet pas de nous séparer de notre vision utilitaire du monde qui freine voire empêche la contemplation artistique. La condition même du jeu est donc anti-esthétique et suffit à recaler ce média du monde de l’art.
Cette définition essentielle de l’art comme une vision plus directe - désintéressée - de la réalité est un thème fort de la philosophie plus traditionnelle. Schopenhauer annonce le thème rimbaldien de l’artiste voyant et montre précisément que la fonction essentielle de l’art est bien de nous faire voir, de nous donner accès à ce qui n’est qu’entraperçu dans notre vie quotidienne. Bergson explicite cela clairement dans Le Rire lorsqu’il écrit :
« Ainsi, qu’il soit peinture, sculpture, poésie ou musique, l’art n’a d’autre objet que d’écarter les symboles pratiquement utiles, les généralités conventionnellement et socialement acceptées, enfin tout ce qui nous masque la réalité, pour nous mettre face à face avec la réalité même. »
Les jeux vidéos ne s’insèrent pas dans une telle logique - bien au contraire ils nous amènent à aiguiser notre perception utilitaire et donc partielle du réel pour les mener à bien.

L'ultime revanche : Jeff Koons must die ! - source.
Une fin de non-recevoir ?
A partir de là il semble que l’anathème soit permanent puisqu’il tient à une caractéristique propre (on dira donc ontologique) de ces jeux. Cette conclusion était déjà celle de R. dansson article : “Le jeu vidéo est par principe incapable de se changer en art”. Pourtant, il y a peut-être un moyen de les faire accéder de façon seconde en prenant l’expérience qu’ils nous font subir comme l’objet même d’un nouvel art conceptuel. Certains jeux nous amènent à travers le cheminement qu’ils proposent à mieux voir une réalité que nous avons du mal à apercevoir dans notre quotidien. Compris ainsi ils pourraient au même titre que de nombreuses productions de l’art conceptuel accéder au monde de l’art et dépasser le sens simplement évaluatif du mot art. R. friand de jeux flash déniche souvent des jeux toujours près de passer cette limite. L’étonnant The company of myself va tout à fait dans ce sens et explore de façon poétique nos déceptions. Plus directement lié au monde de l’art, l’artiste multimédia Hunter Jonakin développe un jeu qui justement remet en question certains jugements de ce monde de l’art à travers une quête qui tend à en supprimer un de ses éminents représentants : le plasticien Jeff Koons. Jeff koons must dieest une oeuvre conceptuelle qui suit parfaitement les codes fixés par cette forme d’art et peut donc en ce sens être considérée comme de l’art. Cette impression est d’autant plus nette qu’elle est renforcée par le fait que le jeu est compris au sein d’un objet - une borne d’arcade - qui constitue en soi pour le visiteur un support courant.
Il est important de voir ce qui est réclamé derrière la labellisation “art” - le joueur comme nous l’avons déjà souligné ne cherche peut-être qu’une caution de la part de la société pour une activité qui par essence est pensée comme dénuée de sérieux. Il y a la volonté de couper d’une certaine façon le lien avec un type de production qui pour beaucoup est orientée vers un jeune public mais qui pourtant persiste dans le monde adulte. On peut voir derrière cette revendication agressive la volonté d’une déculpabilisation alors que dans le fond le jeu se suffit en lui-même et est une catégorie autonome qui n’a pas besoin de s’étendre au monde de l’art. Paradoxalement, les jeux vidéos peuvent devenir un art lorsqu’ils se détournent de cette revendication (en elle-même puérile) pour se concentrer sur l’élaboration chez le joueur d’expériences inédites qui éclairent de façon inattendue son monde. Il y a fort à parier que, tout comme la vidéo, ces jeux accéderont de plus en plus à un statut artistique quand la volonté de faire oeuvre et non un divertissement sera assumée. Tant que le jeu reste un jeu il nous détourne des moyens propres à la contemplation et ne nous permet de le considérer comme un art qu’à partir du moment où on le réfléchit dans un deuxième temps sous la forme d’une sorte de concept vivant. Le jeu est alors dépassé et devient, comme toutes les oeuvres, l’objet d’une interprétation qui fait le sel précisément de ce fameux monde de l’art. Sans ces conditions, qui sont dans le fond bien étrangères à l’essence même du jeu, il est difficile de ne pas adhérer à l’idée simple mais pas folle que les jeux vidéos, comme la cuisine et tout un autre tas d’activités humaines pourtant dignes ne sont pas de l’art. Nous tombons alors dans une situation paradoxale où le jeu devient un art quand il n’est plus un jeu.

Monde de l'art : 1 - 0
Ugo Batini
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(1) Repris en langue française dans Genette, Esthétique et Poétique, Essais, Points (n. 249), p. 15.
(2) Ibid.
(3) Traduction de Danielle Lories dans son article “Philosophie analytique et définition de l’art”.
(4) Ibid.