Sexy doxography II : les jeux vidéos seront-ils un art ?
La Vérité a déjà été écrite ici. :-)
Mais nous ne nous doutions pas à quel point, au même moment, à un autre point du globe, elle pouvait avoir tant de mal à briller. Au moment où nous écrivons, un critique américain de cinéma tente de faire admettre à ses lecteurs bornés que les jeux vidéos ne seront jamais un art. Mais aussitôt que le très célèbre Robert Ebert a écrit son premier post, les geeks sont sortis de l'ombre, ont escaladé les parois acérées des limbes où ils ont grandi, et ont tout fait pour envahir le monde lumineux de la Grande Culture. Ils sont en train de faire reculer le courageux Robert Ebert, à force de commentaires et de références byzantines. Les Fils de la Vérité doivent désormais s'organiser en un commando pour sauver le soldat Ebert. Puisse le geek lucide repousser à jamais le geek fanatique dans les ténèbres.
Remarques ironiques en préliminaires.
Le débat est passionnant et d'assez bonne qualité comme Robert Ebert le reconnaît lui-même. Mais il faut voir à quel point il est paradoxal. Une masse de jeunes gens qui ont grandi avec internet demandent la qualification d'art pour les jeux vidéo, alors que cette même masse de gens n'est pas connue pour s'intéresser à l'art en lui-même (si on entend par art au moins la culture classique). Autrement dit, si on peut le dire aussi directement que ça, le mobile de ce débat est peut-être avant tout, non pas d'étendre la qualification de ce qu'est l'art (comme il semblerait sympa de le faire), mais simplement de redéfinir l'art de façon plus étroite pour correspondre aux attentes d'une génération. Le produit culturel le plus vendu n'est plus le livre, mais le jeu vidéo. Autrement dit, si les arguments des gamers ont l'air de reposer sur la tolérance et l'ouverture, l'effet concret de cette requalification risque d'être beaucoup moins sympathique. Car il est difficile d'étendre la définition de l'art aux jeux vidéos sans aussitôt sacrifier une partie de la même définition de l'art qui a fait reconnaître l'art classique comme art. Sous prétexte de cohabitation, l'enjeu réel est une colonisation. On ne change pas de définition de l'art pour tout conserver en l'état. Ainsi, Ebert a récemment demandé à ses lecteurs si ces derniers étaient prêts à sacrifier les meilleures pages de Huckleberry Finn pour leur jeu vidéo préféré: 63,1% ont répondu oui, contre seulement 43,9% non.
Les fans se réapproprient l'univers des jeux : fins lecteurs de Proust ils ne rechignent pas non plus à rejouer les plus grands standards du jeu video comme ici Lara Croft reprise par Julie.
Les premiers arguments vidéoludiques.
1. Le premier argument sorti de l'ombre se formule au futur. Si les jeux vidéos ne sont pas un art aujourd'hui, ils pourront l'être un jour. L'argumentation commence par une concession nécessaire : pour l'instant, personne ne peut citer un jeu qui serait digne d'être un chef d'oeuvre classique. Sur ce point, tout le monde est d'accord. Il y a des jeux qui sont beaux, d'autres qui ont une bonne histoire, d'autres qui sont comme des dispositifs nous permettant d'expérimenter certaines émotions... mais jusqu'à présent, aucun ne s'est imposé avec la puissance d'un chef d'oeuvre classique, comme Roméo et Juliette(l'exemple initial pris par Robert Ebert). Attention au contresens, il y a des classiques du jeux vidéo, comme Mario, Zelda, GTA etc. mais ce ne sont pas pour autant des oeuvres d'art classiques, qui pourraient être mises sur le même plan que Les Fleurs du Mal ou les cathédrales de Rouen peintes par Monet. Pourtant, nous assure-t-on, on peut imaginer un niveau de perfectionnement à partir duquel le jeu vidéo pourra cumuler tous ces avantages et produire un classique.
Cet argument pourrait sans doute être utilisé pour tout et n'importe quoi – et c'est déjà tout le problème. Pour le foot, pour le jardinage, pour l'art de faire le ménage, pour l'art de se passer la main dans les cheveux, de mettre ses lunettes dans l'échancrure du col... Dans le futur tout ça ne pourrait-il pas être de l'art ?... Accepter de se projeter dans un monde où tout serait possible ressemble plutôt à une absence d'arguments. Pourquoi les jeux vidéos plus qu'autre chose devraient-ils alors devenir un art ? Nul ne sait – à moins qu'il y ait un enjeu financier et culturel... cf. notre remarque ironique en préliminaire.
2. Cette argumentation simplissime a été très vite upgradée par Kellee Santiago, conceptrice de Flowers, sur PS3. Elle ajoute à l'argument initial (très plat) une sorte de super kaméhaméha, grâce à un point de vue continuiste. Si le jeu vidéo pourra être de l'art un jour, alors il faut qu'il ait déjà été de l'art auparavant. Comme chaque forme artistique apparaît graduellement (c'est valable pour tout, dont il existe à chaque fois un précurseur, pense-t-elle), l'avènement d'une forme d'art est toujours susceptible de degrés et d'intermédiaires avant d'être reconnue comme telle. Avant qu'il y ait Michel Ange, il a fallu qu'il y ait des peintures murales dans les grottes de Lascaux. Par conséquent, avant qu'il y ait un jeu vidéo artistique, il faut qu'il y ait un Mario. Mais une fois repéré ce qui pourrait être un "précurseur", Kellee Santiago fait comme si l'existence de ce précurseur assurait l'existence d'une nouvelle forme d'art à venir. Comme il y a déjà un Mario, il y aura un jeu vidéo artistique. Une fois que le signe apparaît grâce à cette prophétie, il rend inévitable semble-t-il la réalisation de la prophétie. Kellee est une self-prophète. Elle-même parlant de l'avènement du jeu vidéo comme art est une preuve de cet avènement futur.
L'argument est évidemment fallacieux : qu'un art du jeu vidéo soit possible ne garantit pas du tout son existence réelle. Que l'humanité puisse être un jour élevée dans des poulaillers par des robots poulets géants ne prouve pas que de tels poulaillers existeront un jour. Bref, qu'une chose soit possible avant d'exister est une condition nécessaire mais pas suffisante. Deux secondes de philosophie grillent l'argument vidéoludique. Mais deuxième remarque plus forte encore : on peut imaginer que l'art des jeux vidéos soit en principe absolument interdit d'exister un jour. Et c'est cette voie que suit Robert Ebert, et que nous avons suivie nous aussi. Le jeu vidéo est par principe incapable de se changer en art. Et puisque c'est par principe, qu'on parle du futur proche, ou du futur galactique très lointain ne change rien à l'affaire.
Quand jardiland rejoint le musée d'Orsay : Flowers (ps3)
Examen des arguments de Robert Ebert. Premier post "les jeux vidéos ne peuvent pas être de l'art."
A. Simplification.
1. Ebert répond à l'argument continuiste de Kellee Santiago de façon radicalement discontinuiste. C'en est presque comique. Ebert pense en effet qu'une oeuvre d'art est d'emblée une oeuvre d'art, ou ne l'est pas du tout. Les dessins préhistoriques que montre Kellee Santiago, et qu'elle présente comme un précurseur de l'art pictural, sont déjà de l'art pour Ebert. Son argument est assez fort : n'importe qui à cette époque ne pouvait faire un dessin aussi juste, aussi beau. Tentez vous-même, avec un charbon et un mur. Il faudra vous y reprendre de nombreuses fois avant d'arriver à réaliser ne serait-ce que le contour d'un mammouth à main levée. Ces dessins sont donc tout sauf un gribouillis annonçant de futurs chefs d'oeuvre. Ce sont des chefs d'oeuvre qui inspirent d'autres chefs d'oeuvre. "Il y avait des génies à cette époque" clame Ebert avec raison. Santiago et son modèle continuiste pèchent par historio-centrisme. Encore une hégelienne qui s'ignore.
2. Mais si on peut résumer déjà la position finale d'Ebert, elle est simple : ce qui est artistique est du bon art. Il l'affirme plusieurs fois dans son post : même si les jeux vidéos étaient déjà de l'art, comme l'affirme Santiago, ils n'en seraient de toutes façons pas du bon. Donc ils ne seraient pas de l'art du tout. Et qu'est-ce que du mauvais art ? C'est du divertissement.
Mais bien sûr, il y a une véritable contradiction dans cet argument. Si l'art n'est que du bon art, il est impossible de reconnaître dans un premier temps ce qui est de l'art, pour comprendre ensuite ce qui est du bon art. Dire de l'art qu'il est bon est pour lui impossible, puisqu'il faudrait distinguer l'art seul du bon art. C'est du reste ce qui explique sa position discontinuiste aussi radicale. Les dessins des grottes de Lascaux sont de l'art, parce qu'ils sont bons. Sinon, ils n'en seraient pas, ils seraient l'élément d'un rituel magique ou autre chose. Autrement dit, il faut à tout prix du goût pour parler d'art, et non simplement une définition de l'art. Car sans goût, il n'y a pas de bon art, et donc pas d'art. Ebert bétonne sa position si bien qu'il est incompréhensible par les internautes d'un avis différent du sien. Le dernier commentaire de sa page résume finalement parfaitement bien le problème : "Ebert simply doesn't get it". Ce n'est plus que ça... il faut piger ou ne pas piger. On comprend pourquoi Ebert se moque de toutes les définitions de l'art de Santiago. Elles sont toutes insuffisantes. Et on comprend pourquoi il se moque aussi de tous ses exemples, car ils sont la preuve d'une absence totale de goût.
B. Détails.
Dans sa critique néanmoins, Ebert vise juste. Toutes les définitions de l'art sont insuffisantes. Il montre que les définitions de l'art de K. Santiago tombent toutes à plat. C'est très marrant et ça nous permet de revivre l'époque où l'on était un gamin chiant qui posait des questions juste pour s'assurer qu'il n'existait pas de réponses.
Quand K.S. concède qu'il faut distinguer l'art et le jeu, Ebert s'en prend tout de suite à sa définition de l'art. L'art, d'après wikipedia – car elle parie vraiment sur la grande sagesse du wiki – c'est "un processus délibéré pour arranger entre eux des éléments de façon à provoquer des sensations ou des émotions agréables." Ebert ironise car cette définition colle exactement à sa façon de jouer aux échecs.
Quand K.S. suit encore wikipedia pour montrer que l'art exprime des idées, Ebert s'étonne "quelles idées sont contenues dans du Stravinsky ou du Picasso ?" et si ce sont les idées qui font l'art, n'est-ce pas en parlant des idées d'un film, d'après cette même définition, qu'on crée une oeuvre d'art ? Les causeries d'après séance ne sont-elles pas plus artistiques que le film lui-même ?
Quand K.S. suit Robert McKee et sa définition qui consiste à dire que créer de l'art c'est "être motivé par un désir de toucher un public", Ebert répond qu'une définition si large ne lui permet certainement pas de distinguer une bouse d'un chef d'oeuvre, un rap de collégienne d'un poème de Rimbaud.
Cet argument est sans doute le point final de son post, bien qu'il continue à enfoncer le clou : même si le jeu vidéo était déjà de l'art, il n'en serait pas du bon.
Ebert a beau s'amuser de toutes les définitions nulles qu'a proposées Kellee Santiago – elle s'appuie sur la définition de Wikipedia ...–, il est réglo sur un point. Il tente malgré tout, lui aussi, de définir ce qu'est un jeu. "Dans un jeu, on peut gagner", écrit-il. S'il existait un jeu où l'on ne peut pas gagner, où il n'existe aucune règle, aussi immersif soit-il, il cesserait d'être un jeu. Que dire de plus ? C'est notre argument. Mais Kellee Santiago pense à un jeu en particulier : Waco Resurrection, un jeu dans lequel on joue David Koresh, le leader de la secte des davidiens, qui tue des agents du FBI. Il n'y a pas de but précis. Mais le jeu, répond Ebert n'est pas très distinct de n'importe quel shooter débile. Et son absence de but précis semble plutôt en faire un mauvais jeu, en plus d'être un spectacle affligeant. Il ajoute que s'il devait comprendre le massacre de Waco il ferait plutôt confiance à un documentaire "Waco, the rules of engagement". Donc Waco Resurrectionéchoue sur les deux plans : des idées, comme de la beauté.
Avec Waco Resurrection : les défenseurs du jeu comme art se tirent illico une balle dans le pied... source.
Santiago parle ensuite de Braid, un jeu "qui explore notre relation avec le passé". Ebert répond lapidairement en expliquant que n'importe quel joueur d'échecs fait déjà ça à partir du moment où il anticipe les mouvements de l'autre, et où il les corrige au fur et à mesure. C'est d'ailleurs assez simple : si Braid était vraiment une exploration du temps, il serait impossible pour nous de le comprendre, tant sur le plan scientifique que sur le plan du jeu...
Puis Santiago présente son propre jeu, Flowers, où "l'on cherche un équilibre entre les éléments urbains et naturels." Certes, répond Ebert, mais le jeu n'a que l'intérêt décoratif d'une carte postale. Vrai. Et si c'est de l'art, c'est de l'art de carte postale. Bref du mauvais art. On pourrait même compléter en disant que s'il s'agissait de disserter sur l'équilibre entre nature et ville, un "Que sais-je ?" suffirait.
Ultime argument, mais pas du tout présenté comme tel. Santiago cite les chiffres de ventes de jeu comme Braid ou Flower. Elle garantit que c'est la preuve que c'est de l'art, et que les jeux ont touché un public. Encore une fois, au mieux : certes, mais ce n'est pas du bon art. Surtout, Santiago montre son vrai visage : elle présente un schéma représentant le monde du jeu vidéo, en six cercles : développement, finance, publication, marketing, éducation, et management exécutif. Ironie suprême, mais tellement efficace : il n'y a aucun cercle pour "l'art", après avoir voulu montrer à tout prix que le jeu vidéo est un art. Car bien sûr... l'enjeu d'une si grosse industrie n'est pas de faire de l'art, mais simplement de se trouver justifiée à exister et à vendre encore plus qu'elle ne vend actuellement. Give me five, Ebert. You get it !
Contre attaque.
Réponses en chaîne de la part des internautes. Certains reconduisent Ebert à une autre vidéo de K. S., qui n'est pas plus convaincante. Certains lui proposent de jouer à des jeux. Il joue à Mythology of Kyoto, et à Myst, et à Shadow of Colossus. Le premier et le dernier gagnent toute sa sympathie, Myst le fatigue. Mais la question qui se formule est plus radicale : "préférez-vous Huckleberry Finn ou votre jeu vidéo préféré ?" La formulation a toute son importance, parce que dans cette troisième étape (1) Santiago accumule la sympathie des gamers ; 2) réponse d'Ebert ; 3) soutien des internautes à Santiago - Ebert demande à trancher à partir de l'expérience même de ses lecteurs.
On quitte le domaine analytique, où une définition seule aurait pu mettre un terme à la polémique. En suivant l'expérience, on part d'un principe de bon sens pour déterminer ce qui est bon : de deux choses goûtées, celle vers laquelle on revient est la meilleure. Ebert, en posant la question sur son twitter, pense sincèrement que les internautes ne mentiront pas sur le caractère crucial et civilisateur de l'expérience de la lecture. Le résultat est dans un premier temps de 70 / 30 en faveur d'Huckleberry Finn. Mais Ebert devine que le vote sur twitter est biaisé, parce que ses followers sont acquis à sa cause. Il redemande de voter en élargissant le nombre et la provenance des votants. Le résultat final ne se fait pas attendre : 60 / 40 en faveur des jeux vidéos. Mais tout le problème est de savoir ce que tout le monde entend par expérience, et de savoir dans quelle mesure cette expérience est complète. Est-ce qu'il ne faut pas aussi être capable de bon goût pour avoir une expérience complète de jeu vidéo ?...
Deuxième contre-attaque, française celle-là – et plutôt ratée – sur Ecrans.fr, par Olivier Séguret. Le premier point est de rappeler à quel point les jeux vidéo sont une réalité complexe – l'argument de l'érudit contre le néophyte. A la limite, Ebert, qui a de la bouteille dans le domaine de la critique de cinéma pourrait aussi bien répliquer à cet argument : "vous savez, la réalité de la critique est aussi tellement complexe. On ne peut pas généraliser..." Bref, on attend du concret. On n'a rien de plus qu'une critique et un argument assez étrange. La critique n'est en fait rien d'autre qu'une reformulation de la thèse d'Ebert : le jeu vidéo ne peut pas être un art parce que c'est un jeu. Mais notre journaliste pense en avoir fini après avoir dit ça. Et non. L'argument d'Ebert n'est pas atteint du tout par cette remarque. Dans un jeu on cherche à gagner, dans l'art, non. Ebert développe le coeur de sa pensée dans son ultime post – pensée qui renvoie en réalité à un débat de trois ans avec un concepteur de jeu vidéo. Et il précise vraiment ses arguments, qui sont absolument similaires aux nôtres. L'art est conduit par une certaine inévitabilité. Votez la fin d'une histoire, et vous perdrez tout sens dramatique. Votez la fin de Roméo et Juliette et vous perdez tout. Le concepteur de jeu vidéo auquel il s'est confronté bien avant cette polémique, en 2007, lui avait répondu que justement, pour lui, l'art sert à parcourir le plus d'émotions possibles. Il est impossible d'être d'accord. Ou la vie, n'importe quelle vie, est de l'art ! Ecrire sa déclaration d'impôts est de l'art, manger un MacDo (avec sa si raffinée et variée symphonie de coca, frites, et burger) est de l'art... enfin, tout ce qui implique au moins deux émotions. On retombe dans les apories classiques de la définition de l'art.
La deuxième critique est assez folle. Selon O. Séguret, une chose devient de l'art dès qu'un artiste s'en empare. Si un artiste s'empare du jeu vidéo, le jeu vidéo devient de l'art. Soyons méchants : O. Séguret ne fait que reconduire le problème. Plutôt que de définir l'art, il est amené à devoir définir ce qu'est l'artiste. Et si l'artiste possède comme seule caractéristique de pouvoir s'emparer de tous les médias et de tout faire, il devient extrêmement difficile de le définir. Et si on voulait différencier l'artiste qui fait des toiles abstraites de l'enfant qui fait des châteaux de sable, on serait obligé en conséquence de dire ce qu'il fait, et comment il le fait ; bref, on devra parler d'art...
Mais l'argument débouche aussi rapidement sur des conséquences absurdes. Si ce qu'un artiste fait – simplement parce qu'il le fait – est de l'art, on bascule dans un monde où il n'existe plus de frontière entre l'art et la vie. Un monde où, sous prétexte de réenchanter la vie, on peut produit en séries des conneries paresseuses en les faisant passer pour artistiques. Certains artistes, comme des alchimistes, n'auraient plus qu'à ouvrir une porte pour faire de l'art, se tenir assis sur une chaise, pour faire de l'art, etc. On ne peut pas définir l'art comme le fait de faire de tout n'importe comment. C'est l'inverse. Si Merce Cunningham peut poser son cul sur une chaise de façon artistique, c'est parce qu'il fait de l'art. Et ce n'est pas parce qu'il fait n'importe quoi, qu'il fait de l'art.
Shadow of colossus : magnifique, mais artistique ? - source.
Drapeau blanc. "Ok, les enfants, vous pouvez jouer sur mes plates bandes."
Le dernier post d'Ebert est très malin. Il sait qu'il ne peut pas gagner contre des millions d'internautes. Trop d'arguments, trop de conseils de jeux vidéo. Ils trouvent des cas tellement absurdes de type qui ont sacrifié une oeuvre d'art pour un jeu qu'il préfère faire semblant de sortir le drapeau blanc. Le point que lui reprochent massivement les internautes gamers est de "ne pas piger." Une leçon pour sortir des duels avec classe. Ebert reconnaît être âgé, mais "ne pas piger" n'a rien à voir avec l'âge – et ce que fait l'âge, ça il le comprend parfaitement. Et même, il comprend assez l'idée que tout le monde ne puisse pas piger. En effet, c'est une question d'expérience. Le partisan du goût est forcé de le reconnaître. Mais il y a un peu plus. Car parfois, pour qu'un film, un livre, ou un jeu vidéo soit sauvé ou condamné, il faut faire appel à autre chose qu'à l'expérience. Autrement dit, pour savoir si l'expérience est cruciale dans le fait de déterminer si le jeu vidéo est un art ou non, il est requis d'avoir de l'expérience. Et Ebert reconnaît qu'il en manque. Il se contente de dire qu'il ne peut pas savoir si les jeux vidéos sont de l'art d'après l'expérience, mais il ne nie pas qu'ils soient de l'art.
Conclusion. Notre pierre à l'édifice.
Si des gamers cultivés pouvaient se piquer d'honnêteté, ils devraient dire la vérité. Et pour la cause, on va faire le pas qu'Ebert ne peut pas faire. Même en ayant une grande expérience des jeux vidéos, je peux affirmer que les jeux vidéos ne sont pas de l'art, et que ce n'est pas une question d'expérience.
Mais s'il faut faire parler l'expérience, alors let's go. Tous les jeux vidéo sont infiniment plaisants et agréables, mais ils ne sont pas de l'art. Aucun scénario de jeu vidéo ne sera à la hauteur d'un scénario de film, ou de romans (l'écart est si grand encore !). Aucun jeu vidéo ne fera mieux que les effets spéciaux des derniers blockbusters à la mode, pour une raison technique et artistique. Aucun jeu vidéo ne m'a appris quelque chose sur l'être humain.
Je concède pourtant que les jeux vidéos sont des expériences intrigantes, et qu'ils reprogramment dans une certaine mesure notre façon de voir. Et ça, Ebert ne pouvait pas l'expérimenter. Si vous jouez trop longtemps à Zelda et que vous prenez l'habitude de sauvergarder la moindre de vos progressions, vous pouvez parvenir au point où, en sortant de chez vous, vous vous demandez où se trouve le premier point de sauvegarde. Vous commencez à croire que même renversé par une voiture, il vous restera encore un demi coeur pour aller chercher le reste des courses à faire pour la journée. Si vous jouez trop longtemps à Kill Zone 2, vous commencez à envisager dans chaque ruelle quelle position est la meilleure pour couvrir toute la longueur ou se replier. Si vous jouez trop longtemps à Mario, il se peut que le monde paraisse manquer de bruitages naïfs et psychédéliques, ou qu'au contraire tout se mette à ressembler à une vaste course absurde vers le prochain niveau. Peu importe. Je ne nie pas que le jeu vidéo influence notre vision du monde. Mais, l'art c'est plus que forger automatiquement une vision du monde. Ou bien, grandir c'est de l'art, ou bien contracter toutes les déformations professionnelles possibles c'est de l'art...
Mais toute la différence entre Huckleberry Finn et ces contractions d'habitudes nouvelles est justement que Huckleberry Finn laisse libre d'adhérer ou non à la fiction, tandis que le jeu vidéo vous engage. Un roman est meilleur qu'Heavy Rain sur ce plan au moins (mais en fait, sur tous les autres aussi, notamment celui de la cohérence comme le souligne Ebert), parce que le roman est justement moins intense sur le plan des émotions – et pour cette raison, il se prête à l'interprétation.
Richard Mémeteau