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Les deux dogmes du vidéoludisme

Les jeux vidéo sont-ils (ou seront-ils) un jour de l’art ? La première réponse qui sort en soirée se formule au futur : bien qu’actuellement aucun jeu ne puisse prétendre être la prochaine Mona Lisa numérique, les jeux vidéo vont tellement progresser dans le futur, et faire de si belles images, avoir de si interminables histoires à tiroirs, déclencher de si gigantesques vagues d’émotions, mettre en scène un nombre tellement astronomique de personnages… bref, démultiplier tellement toutes les possibilités des autres arts qu’il n’est pas invraisemblable de dire qu’ils vont rendre obsolètes tous les arts précédents : cinéma, musique, sexting (le mec qui parlait était bourré). Une journée de sobriété plus tard, la réponse est tranchée.


Ce qui va suivre n’empêche pas de pouvoir juger, comme Hector Obalk l’a fait, que Mario 64 est esthétiquement plus pop et plus sincère que tous les courants néo-pop des années 80 et 90, et cela n’empêche pas non plus de miser son dessert pour savoir qui va gagner une énième manche de Mario kart. N’en doutez pas, nous sommes d’honnêtes gamers, du plus minable et « démotivationnel » jeu flash, au plus robuste jeu ps3, ayant connu et abusé nous aussi de la magie de la nes, de la game boy, ou de la mégadrive…


« Les jeux vidéo seront-ils un jour de l’art ? » – Jamais. Voici notre argumentaire exposé le plus analytiquement possible (parce que la philosophie analytique a un côté 8 bit super marrant).


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Appelons « vidéoludisme » la position qui affirme que les jeux vidéos sont (ou seront) un jour un art. Une contradiction interne au vidéoludisme empêche tout simplement d’affirmer que les jeux vidéos puissent jamais être un art. Car, en raison même de la définition du jeu vidéo, le vidéoludisme contient deux dogmes, deux impératifs, qui sont exclusifs l’un de l’autre.


Premier dogme : puisque le jeu vidéo est un jeu, il appartient à la catégorie de jeu. En ce sens, il est réussi s’il est ludique. On peut qualifier de « ludique » ce qui est à la fois (a) agréable et (b) interactif. Si on se passait d’interactivité, il n’y aurait aucune différence entre un jeu vidéo et un spectacle comique à la télévision avec la télécommande en main. Et si on se passait de tout caractère agréable, il n’y aurait pas de différence entre jouer à Call Of Duty 6 et choisir sa chaîne télé pour regarder les infos.

Ce serait à la fois très drôle d’imaginer qu’on puisse rejouer les sketchs de Raymond Devos comme dans un Guitar Heroes du rire, et très drôle d’imaginer qu’il y ait plusieurs levels à passer pour mater un documentaire sur le trafic d’organes sur la chaîne info, mais pour l’instant, notre morne monde reconnaît qu’il n’y a pas d’implication réciproque entre le concept d’« agréable » et le concept d’« interactif ».



Première petite digression : à ce stade de l’argumentation, un critique vidéoludiste analytique intransigeant nous arrêterait immédiatement (nous reprenons ici l’argument d’un bloggeur consciencieux). Il agiterait les bras et tiendrait à nous rappeller que Wittgenstein a déjà utilisé le concept de « jeu » pour illustrer la difficulté de définir quoi que ce soit. Par conséquent, nous avons nous-mêmes peu de chances d’arriver à définir le concept de « jeu ». Et par conséquent encore, nous avons donc peu de chances de faire valoir notre argument…


Premièrement, soulignons que si personne ne réussit à définir ce qu’est un jeu vidéo, alors tout le monde échoue à montrer quoi que ce soit concernant les jeux vidéos – que ce soit pour affirmer qu’ils sont de l’art ou non. Et deuxièmement, comme on va le voir plus loin, la définition précise de ce qu’est un jeu n’est pas requise pour faire fonctionner l’argument. Il faut simplement qu’il corresponde à ce qu’on attend d’un jeu : jouer étant précisément une activité qui – pour aussi sérieuse ou addictive qu’elle soit – requiert un certain détachement de la réalité, et un certain plaisir dans ce détachement. Pour cette deuxième raison, notre argument fonctionnerait également dans le cas d’un jeu vidéo « sérieux » – bien qu’il n’y ait peut-être jamais de jeu vidéo qui puisse avoir pour finalité de n’être pas divertissant. Fin de cette décoiffante digression analytique.


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Le véritable boss de fin de partie : c'est lui ! - source.



Deuxième dogme : puisque le jeu vidéo est aussi « vidéo », il appartient à la catégorie des arts visuels, ou pour être apparemment plus précis, à la catégorie du cinéma. En ce sens, il est réussi s’il est « immersif », comme se plaisent à dire les gamers. Le jeu vidéo doit donc fait ressentir des émotions qu’un film fait habituellement ressentir : peur, joie, apaisement, rêve (pardon d’être aussi limité dans l’énumération des émotions – mes années de game player ont dû m’amputer de quelques unes)… A ce titre, il peut imiter de mieux en mieux les codes du cinéma et des arts annexés par le cinéma (musique, théâtre, littérature, bande dessinée…). Ce qui compte de ce point de vue est qu’on se sente « dedans ».


Deuxième petite digression : à ce stade de l’argumentation, il est frappant de constater que le vidéoludisme échoue à inclure les tubes ancestraux du jeu vidéo. « Pong », le jeu de tennis minimaliste, les premiers Mario et Donkey Kongs, et tous les autres jeux ancestraux sont purement et simplement bannis du vidéoludisme. Ces derniers sont en effet trop éloignés de tout dispositif cinématographique pour les inclure dans la définition du vidéoludisme… à moins de considérer « Pong » ou Donkey Kong comme un possible film expérimental réussi. Mais cela reviendrait à déplacer la question et définir le jeu vidéo d’emblée comme un film, et qui plus est, à adopter la thèse selon laquelle les franges expérimentales de l’art sont aussi achevées et réussies que les œuvres d’art non expérimentales et achevées. Laissons ce débat de côté, et retenons simplement que c’est probablement parce que les partisans du vidéoludisme sont hypnotisés par le progrès technique fulgurant de l’industrie du jeu vidéo, qu’ils n’ont pas le souci d’inclure dans leur définition les prémisses mêmes de leur art. Ce sera d’ailleurs, comme nous le montrerons plus loin, un de leurs principaux points faibles.




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Pong : la matrice du jeu vidéo ?


Une fois posée la double nature du jeu vidéo, on peut préciser le sens de notre réponse. Nous pensons que ces deux critères sont exclusifs l’un de l’autre. Le jeu vidéo ne peut pas être à la fois réussi sur un plan ludique et réussi sur un plan cinématographique. Plus le jeu vidéo est un bon jeu, moins il est un bon film, et vice versa. Un jeu vidéo n’est donc réussi selon ces deux critères qu'alternativement, et non simultanément. Loin de s’additionner ou de s’unir, ludicité et puissance esthétique s’annulent mutuellement.


Un exemple concret de cette thèse est le fossé souvent abyssal et éprouvé par les gamers entre le jeu et les « cinématiques ». La partie jouable du jeu est en effet souvent plus laide et plus heurtée que les passages cinématographiques, uniquement narratifs, fluides et ingénieusement mis en scène. Loin de produire un résultat parfait, la couture est voyante, et le joueur ressent comme un hiatus dans son appréciation même du jeu. Allons plus loin. Le jeu comme la cinématique pourraient être également réussis, les types d’attitudes sollicités chez le gamer dans l’un et l’autre cas continueraient à s’opposer absolument.




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La cinématique et le jeu deviennent indistincts dans Another world : trouble dans le genre !


En effet, le jeu, et le jeu vidéo avec lui, trouvent leur sens dans la distance qu’ils nous font prendre vis à vis du réel (c’est un point sur lequel psychologues télés, no life, ou freakosophe peuvent s’accorder assez aisément). On rit de tuer l’adversaire parce qu’on ne pense pas tuer véritablement l’adversaire. On se change en vrai loup garou sur son canapé parce que gagner contre l’autre ne signifie pas l’humilier véritablement. Pour mettre tout le monde d’accord, il suffit de citer les deux exemples les plus courus de toute l’histoire du jeu vidéo : Mario, ou plus tard Sonic, sont deux tubes de l’industrie du jeu, parce qu’ils nous mettent devant les yeux un monde étrange, fantaisiste, où personne ne meurt vraiment, plein de petits pixels pastels et de bruitages qui rappellent le jardin d’éveil pour bébé… On est donc très loin de toute idée classiquement définitoire de l’art : l’art comme imitation, l’art comme révélation, ou même l’art comme transfiguration du réel… Le jeu utilise le réel pour ne faire que s’en éloigner, en un mot pour divertir. Il n’y a rien de mal à ça. Mais nécessairement, ce faisant, on s’éloigne aussi de toute émotion tragique. En effet, dans le cas du jeu vidéo, l’homme a bel et bien sa destinée (sous la forme concrète du joypad) en main (ça fait tellement slogan de pub qu’il est certain que ça a déjà dû faire une pub).



Vous me répondrez qu’avec Call of Duty ou Kill zone vous avez vraiment vécu une expérience de guerre ? Je vous laisserai en parler avec un vétéran. A la limite, on pourrait dire que vous avez acquis quelques réflexes intelligents en temps de guerre (recharger régulièrement son arme, se mettre à couvert, viser les zombies à la tête…). Mais le « réel » de Call of Duty n’est qu’un prétexte pour se rappeler que les balles qui massacrent nos avatars ne sont rien d’autre que des lignes de codes. Et qu’on puisse s’éloigner de notre quotidien en jouant à la guerre est un phénomène que les sociologues des classes-moyennes-qui-s’ennuient-dans-leurs-pavillons s’amuseraient follement à expliquer. En fait, notre critique a surtout pour intérêt de faire émerger une nouvelle position vidéoludiste, peut-être plus intéressante.



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Sonic : ludisme contre...

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... réalisme : Call of Duty, Modern Warfare II.


Car celui qui veut défendre le jeu vidéo comme art n’a plus qu’une position possible : dire que le jeu vidéo n’est pas du sous-cinéma, mais qu’il est un art en soi, poursuivant des qualités et des caractéristiques nouvelles, disons par exemple l’interactivité. L’inconvénient immédiat de cette position est qu’on se prive de l’argument à la fois le plus intuitif et le plus efficace (celui du « jeu vidéo/cinéma en devenir »).


Mais surtout, cette position « émergentiste » doit montrer pourquoi cette qualité esthétique peut être artistique. Et là, l’homme qui pose des questions rhétoriques tout le temps sort du sol et demande : « Qui, en allant au musée, pourrait exiger que l’artiste refasse la toile sous ses yeux si ce qui y est représenté ne lui plaît pas ? » Personne, bien sûr. Et si c’était le cas, il est à parier que tout le monde demanderait une seule et même sorte d’image, décorative et vaguement idéalisée. Il ne resterait plus rien alors de la puissance de conviction de l’art, plus rien de sa faculté à s’imposer tel quel au spectateur. Si l’art devait devenir interactif à ce point, le vidéoludisme deviendrait le meilleur moyen de constater que tout le monde a le même imaginaire simpliste. Ou encore, si le jeu vidéo était un art, on aurait pu réaliser depuis longtemps des films dont le public voterait le déroulement. Et cette forme de cinéma, qui a un jour existé (en mes jeunes années au Futuroscope) était à la fois profondément décevante et anesthétique. Et de fait, en raison de la lourdeur du dispositif, et du peu de succès public, cette forme n’a pas perduré.


La remarque succinte d’Hector Obalk sur Mario 64 peut-elle être un argument ? Supposons que le but du dispositif Mario 64 soit de nous faire découvrir de nouveaux univers dans un musée d’art contemporain et, par le biais de l’interactivité, des sensations inédites. Mais alors, on perdrait de vue le but du jeu, qui est clair : libérer la princesse Mushroom ! Bref, la thèse « émergentiste » se contenterait de dire qu’on peut tout regarder comme un art. Mais alors, le jeu n’en serait plus un.


Ultime argument vidéoludiste possible. Si l’interactivité est le critère principal, alors le jeu vidéo ne devient art que par le biais de cette interactivité. Seul le gamer serait autorisé à parachever le jeu, à créer son propre jeu. Alors le gamer devient lui-même artiste, et non un simple virtuose du joypad. Mais pour que le gamer soit un artiste, il faudrait qu’il puisse également créer, c’est-à-dire apporter de l’imprévisible, c’est-à-dire reprogrammer le jeu lui-même (à supposer que ce soit possible). Et, ce faisant, on éliminerait l’interactivité comme qualité esthétique, puisque que le gamer créerait purement et simplement son propre jeu plutôt qu’il n’y jouerait – on éliminerait le joueur pour en faire un Dieu, et toute interactivité serait perdue. En l’état, l’argument progressiste ne fonctionnerait pas.


On peut toutefois esquisser une tendance. Si le jeu peut apporter quoi que ce soit au monde de l’art c’est paradoxalement par sa pauvreté. Le graphisme pixellisé, et les références permanentes à l’âge d’or des jeux vidéos prouvent que seul l’aspect vintage du jeu vidéo est aujourd’hui utilisable. Ceux qui sont justement cités ou recyclés sont les ancêtres du jeu vidéo : Pong, Mario, Wolfenstein 3D, Street Fighter II… Non que ce soit la meilleure période d’un point de vue ludique, en réalité, mais c’est la plus puissante esthétiquement, la plus pop, la plus facilement diluable dans la mode, la musique, le graphisme, les icônes. Les plus jeunes ont des sweat shirts avec des champignons « One Up » de Mario Bros sur le ventre, ou des personnages aussi schématiques que les sprites des premiers jeux nes. Au moment où l’on vante les capacités formidables des consoles, il faut tout de même s’arrêter prioritairement sur ce paradoxe : il y a tout pour que le monde artistique encense le nouveau médium que serait le jeu vidéo, et pourtant, les seules citations possibles sont vintage et tournées vers le passé. Pourquoi ? Parce qu’encore une fois, c’est sa pauvreté qui fascine. On ose même plus : c’est la raison du succès des jeux « flash », ces mini-jeux joués directement sur internet, souvent pendant qu’on s’ennuie au boulot (et programmés en flash). Quelques ballons qu’on doit faire éclater mécaniquement avec des tourelles suffisent à nous distraire efficacement. Une course de Licorne robot gay qui doit transpercer des étoiles… Une partie maniaque de Tron, à quatre touches et à deux sur le clavier… De la vraie poésie de bureau.



L’ultime pied de nez que l’art ferait aux jeux vidéo serait finalement de les mettre dans un musée au même titre qu’un urinoir duchampien : au titre de ready-made. L’art montrerait alors qu’il peut se nourrir d’eux précisément parce qu’ils ne sont pas de l’art. Pour notre part, que le jeu vidéo soit un jeu nous suffit amplement. Mais il devrait autant se passer de tout alibi culturel.


Richard Mémeteau

En Vitrine
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