Better Call Saul - une rébellion contre le despotisme démocratique
Alors que nous n'avons pas fini de louer le génie de Breaking Bad, il faudra peut-être s’y remettre pour son spin-off Better Call Saul qui est, pour le moins que l'on puisse dire, prometteur. La série met en scène le personnage à la fois attachant et déplorable de Saul Goodman - Jimmy McGill, avocat de Walter White. Évidemment, on opte pour un choix temporel non linéaire afin de raconter la période pré-Heisenberg de l'avocat. Les épisodes commencent avec une courte scène en noir et blanc précédant le générique et montrant des moments de la vie de Jimmy après qu'il ait dû (attention spoilers!), dans un dernier et spectaculaire coup de maître, fuir Albuquerque et sombrer dans l'anonymat, moyennant, évidemment, une grosse somme d'argent.
Colorimétrie de la contrainte
Le choix du noir et blanc permet de mettre en exergue le fait que sa présente vie n'est qu'une morne monotonie flétrie, qu'il vit désormais dans l'ombre des péripéties sans honneur mais toutefois galvanisantes de son passé. Tout cela est renforcé par la recontextualisation du personnage dans son histoire principale. En effet, dans Breaking Bad, il est aisé de reconnaître Saul par ses costumes colorés et ses publicités provocatrices (que l'on retrouvait d'ailleurs, par une idée géniale, dans le métro parisien). Rien ne dissone donc plus avec le personnage que le manque de couleur et la médiocre vie dans laquelle il finit par se retrouver. Mais ces scènes sont quelques fois annonciatrices (car on ne connaît pas encore le passé de Saul) ou, pour être plus précis, révélatrices du caractère propre à ce personnage pour le moins extravagant. Prenons par exemple l'ouverture de l'épisode 1 de la saison 2. Nous y voyons Saul coincé dans ce qui apparaît être un local à déchets. Deux portes s'offrent à lui :
• l’une est la porte par laquelle il est entré mais celle-ci s'est refermée sur lui et est impossible à ouvrir de l'extérieur
• la seconde est une porte de secours, elle déclencherait une alarme et alerterait la police s'il venait à l'emprunter
Il est possible de voir un parallèle avec le choix de vie de Jimmy qui nous est exposé dans la série:
• la voie normale était une voie fermée pour lui. Il pouvait essayer de "réussir" en travaillant pour un gros cabinet. Mais il semble refuser à chaque fois de mener une vie normée. On le voit bien, notamment dans la saison 1 où cela le rendait malheureux. Enfreindre la règle, pour une raison qui nous est encore inconnue, lui donne plus de satisfaction que toute autre insertion louable en société et que n'importe quel salaire de ministre.
• le chemin qui le menait en marge de la société était le seul qui lui permettait de sortir de la « déchêterie » dans laquelle il vivait, même si cela impliquait de vivre envers et contre tout.
Ainsi, Jimmy se doit de choisir entre une vie normée, tracée et socialement acceptable (ce que son frère dit souhaiter pour lui - même si ses intentions ne sont pas claires), et une vie imprévisible mais stimulante dans tout ce qu’elle a de transgressif.
Il faut alors s’interroger sur ce que cela implique d’être « socialement acceptable » lorsque l’on aspire, comme Jimmy, à exister. Y a-t-il tant que cela à tirer du recroquevillement nécessaire à toute insertion dans une société ?
Démocratie et amenuisement
Vivre en société implique en effet de se faire tout petit pour ne pas gêner les autres. C'est peut-être cela que Jimmy essaie de fuir : ce rétrécissement nécessaire à la bonne tenue et à la réussite sociale. Toute règle le démange, cela est d'ailleurs rappelé à la fin de l'épisode lorsqu'il choisit de presser un interrupteur alors même qu'une étiquette indique de ne pas le faire. Plus encore, lorsqu'il agit ainsi, il constate qu'aucune conséquence vient réprimer son acte. On ne sait d'ailleurs pas pourquoi cet interrupteur ne devait pas être activé. Il semble donc que Jimmy brave la règle pour la braver en soi, comme un acte de rébellion pour affirmer son existence qui, autrement serait silencieuse et inaperçue.
S'agit-il d'une rébellion contre les schèmes établis de tous les jours qui viennent régir nos vies par mille petites règles n'ayant pas forcément de sens, tout comme celle interdisant l'utilisation de l'interrupteur? Je pense que plus que cela, il est également question d'un désir profond pour Jimmy d'exister. Plus exactement, ce désir d'existence passe ici par une transgression de tout ce qui représente la norme.
De manière générale, il peut être pertinent de s'interroger sur ce qui fait que nous nous fondons tous dans cette même norme. Rappelons à cet égard ce petit extrait de Tocqueville qui exprime à la perfection ce despotisme démocratique contre lequel Jimmy se rebelle :
"C'est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare l'emploi du libre arbitre; qu'il renferme l'action de la volonté dans un plus petit espace, et dérobe peu à peu chaque citoyen jusqu'à l'usage de lui-même. L'égalité a préparé les hommes à toutes ces choses: elle les a disposés à les souffrir et souvent même à les regarder comme un bienfait.
Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l'avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière; il en couvre la surface d'un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige; il force rarement d'agir, mais il s'oppose sans cesse à ce qu'on agisse; il ne détruit point, il empêche de naître; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation a n'être plus qu'un troupeau d'animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger."
De la Démocratie en Amérique, vol II, 1840, IV, chap. VI, "Démocratie comme despotisme"
Better Call Saul constitue ainsi un appel à la rébellion contre cette tyrannie passive et lente. Ne devrions-nous pas à notre tour exprimer notre existence et prendre de front ce « réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes »?
Proxémie du métro
A titre d’exemple, le cas du métro matérialise aisément ce despotisme dans lequel nous nous enfermons confortablement. En effet, nous sommes si proches des autres dans ce lieu confiné que, dans la contrainte de partager notre espace vital, nous nous devons de rétrécir notre existence jusqu'à feindre de ne plus exister. La moindre réaction sortant de l'ordinaire habituel effraie au point que nous en soyons réduits à n'afficher aucune humeur et aucune expression. Les gens ne sont en réalité pas tant tristes dans le métro, comme nous nous retrouvons souvent à le faire remarquer, ils s'insèrent simplement et silencieusement dans l’environnement et font en sorte de ne pas être remarqués dans cette métrique inhabituelle où des étrangers se retrouvent dans une proximité parfois plus accrue que celle de leur cercle social rapproché. Le métro est un paroxysme de ce qu'implique habituellement la bonne tenue en société. C'est-à-dire une série de comportements qui sont désormais communément admis mais qui pourtant sont de petites atteintes à nos libertés personnelles. Il faudrait même aller jusqu’à s’interroger sur l’intérêt de ces comportements : si ceux-ci s’avèrent rassurants (à l'heure où la paranoïa et la police de la pensée sont à l'honneur), ils ne le sont peut-être que superficiellement. Rien n'est plus aisé que de feindre la norme.
Better Call Saul nous redonne un peu de rétrospective sur ces millions de contraintes auxquelles nous nous plions au quotidien. Quelle satisfaction en tirons-nous exactement? N'est-il pas préférable de vivre dans les couleurs et l'extravagance, comme Saul à l'ère d'Heisenberg, et de réaliser pleinement et spatialement notre existence, quitte à être perçu d'un œil inquiet et malveillant?
Dans l'épisode, Jimmy attend que quelqu’un vienne lui ouvrir. Il s'est résigné à accepter cette insertion malgré ce que cela engage pour lui : du malheur et de l'ennui. Toutefois, il ne s'est rangé qu'après avoir vécu comme il l'avait souhaité, il s'est "rétréci" par choix après l'aventure de sa vie - celle de Breaking Bad. Il existe alors désormais dans des petits actes de rébellion qui lui rappellent sa gloire : c'est ce qu'il fait en prenant un clou et en gravant l’inscription « SG was here ». Acte d’affirmation qui fait évidemment écho au désormais culte « say my name » d’Heisenberg.
Myriam Benzarti