Pouvoirs mutants et Mangas
C’est la période de notre vie où nos rêves se réalisent… mais où l’on se rend compte que ce sont souvent d’autres qui les réalisent à notre place – des types géniaux dans des grands studios qui ont l’air de lutter contre des hommes en costard (ou en sweater) pour imposer leur « grenouille à œil » dans un monde darwinien
Malgré tout, les bons films de super-héros pleuvent, les animes de qualité s’enchaînent – et chaque semaine je peux télécharger tous les comics que je souhaite en sachant qu’en 2022 Hadopi c’est fini. J’ai conscience que ma première phrase implique beaucoup de nostalgie et de mystère (que je ne partagerais pas dans ce post de blog) mais l’apparition de ces images de l’enfance sur un écran de cinéma dans un film destiné à un public adulte est une expérience troublante elle aussi. Quand on adaptait Tintin, on le faisait pour un public d’enfant. Quand on adapte Superman v. Batman, c’est dans l’esprit de séduire un public adulte avide de voir ses héros mourir.
Et moi l’Adulte, quand je vois les X-Men sur écran, je ne peux plus vraiment me contenter de suspendre mon incrédulité. Si Jean Grey devient le Phénix, j’ai quand même envie qu’un mutant bleu déguisé en docteur me fasse un petit cours d’ontologie avec des schémas et des hologrammes pour réussir à comprendre pourquoi une force cosmique décide à chaque fois de prendre la forme d’un oiseau. Se pose à chaque moment le problème de savoir ce qui se conserve de notre crédulité d’enfant dans ces films d’adultes. On pourrait mettre immédiatement en doute mon postulat. Mais je dois avouer, comme j’essayais de le répéter à un ami il y a peu, au milieu de vapeurs de cafés acides et d’une déco neuve mais déjà ringarde, quel que soit le récit – y compris pour un roman de Houellebecq –, on doit finir par croire quelque chose.
Et voilà vraiment où je voulais en venir : Je ne crois pas aux pouvoir des super-héros. Captain America, Thor, les Avengers, Spiderman, Superman, même ceux dont la composante est technique, type Iron Man ou Batman. Leurs pouvoirs sont absolument dépourvus d’explications. Et partant, dépourvus de limites, si ce n’est de limites morales. C’est cette lacune, cette ellipse épistémologique (puisqu’on nous épargne une scène explicative), cet interdit structurant qui dévoile en même temps l’idéologie à l’œuvre dans l’imaginaire pop américain. Le pouvoir est moral de bout en bout.
Prenez la phrase célèbre de l’oncle Ben (de Spiderman). Elle fonctionne comme une déclaration sur la nature même de la puissance dans l’univers des comics. « Un grand pouvoir implique de grandes responsabilités ». La grandeur du pouvoir est mesurée moralement. Il y a mille raisons qui pourraient faire dire l’inverse : si vous êtes infesté par un parasite, si vous êtes souillé par le diable façon Penny Dreadful... Ces pouvoirs-là n’impliquent aucune responsabilité particulière, voire vous oriente vers une amoralité inédite. Au contraire, pour un jeune plein d’énergie comme Peter Parker, le pouvoir lui fait jaillir des toiles du poignet aussi vite qu’il provoque en lui un dilemme sans fin entre éthique conséquentialiste et déontologique.
Le dernier film des X-Men exploite le même filon. Cyclope se demande s’il doit ouvrir les yeux quitte à réduire ce qu’il voit en poussières ? Jean Grey se demande si elle doit se lâcher et se changer en Phénix de feu chantant pour l’Eurovision ? Etc. etc. Les X-Men sont infatigables pour parler des dilemmes moraux, culpabilité ou névrose qui semblent découler de la possession d’un pouvoir. A tel point que si vous receviez un gène X et que vous décidiez de simplement en profiter, vous seriez aussitôt ranger dans la catégorie super-vilains.
Mon binge watching récent de mangas fait apparaître par contraste un monde tout différent. Il n’y a pour ainsi dire aucun problème à utiliser un pouvoir. Au contraire même. Il y a une jouissance, même lorsque ce pouvoir est monstrueux : les Claymores se changent en monstres quand elles libèrent leur pouvoir yoma, et ressentent (et c’est la super bonne idée de ce manga) un plaisir sexuel absolument exempt de culpabilité. Imaginez Spiderman avec une trique incroyable chaque fois qu’il laisse tomber un criminel du haut d’un building. C’est gênant, et pas seulement parce que son costume est hyper serré. Stan Lee hésiterait à faire des caméo auprès d’un super héros pareil.
Plus encore que cette jouissance de la puissance. Les mangas sont très explicites sur les limites que contiennent les pouvoirs. Les pouvoirs y sont rationalisés très explicitement parce qu’il y a industriellement un intérêt à étendre l’univers ludique ou vidéo-ludique à l’univers diégétique et vice-versa. Bref, Pokémon, Beyblade, Yu-Gi-Oh (j’arriverais à défendre les vertus esthétiques de Yu-Gi-Oh mais moins les autres.) Ce qui est intéressant, c’est quoi qu’on pense de la qualité de ces mangas, on peut, nous, le public, les comprendre.
Une règle générale notamment est la suivante : chaque pouvoir a sa contrepartie. La limite la plus commune, lorsqu’il y a abus de pouvoir, est celle de la transformation en berseker, la perte de contrôle, la folie. Mais il en existe d’autres. Je tire mes exemples de visionnages récents :
- les Claymore combattent avec un niveau de régénération limitée, et une utilisation de leur pouvoir dépendant directement de leurs capacités à ne pas devenir monstrueuses.
- le Parasite Migi explique à Shinichi qu’il ne peut pas rester actif trop longtemps sous peine d’épuiser toutes ses réserves polymorphiques.
- Ryuko dans Kill La Kill perd du sang pour nourrir son costume Kamui, et manque de faire une syncope si le combat se prolonge.
- Le Geass de Lelouch est lui aussi limité par des règles précises. Il ne s’utilise que par contact visuel direct. Il dure indéfiniment. Mais il ne peut l’utiliser qu’une seule fois sur une personne.
Les conditions d’utilisation d’un pouvoir sont en général si codé qu’on parle parfois même un langage de rôliste ou de joueur. Même dans leur monde d’héroïc fantasy, Les Claymore parlent en pourcentage de transformation en plein combat. On se souvient de l’apparition dans Dragon Ball Z de petite google glasses qui donnaient les stats de chaque personnages rencontrés.
Je pourrais réécrire les combats des X-Men avec les critères d’anime japonais.
Allez, je le fais – spoiler alert. Oups trop tard, c’est déjà écrit : Quand les X-Men débarque au Caire pour combattre Apocalypse, leur principal atout sont les mutants aux compétences stratégiques : Jean Grey (qui localise), Diablo (qui téléporte), éventuellement Mystique MAIS SURTOUT Vif-argent (qui a toujours l’avantage de la surprise) – la star insoupçonné de cet épisode, car un bon X-Men se juge à la qualité des effets spéciaux utilisés pour retranscrire sa Weltanschauung.
Avec un tel niveau de pouvoirs stratégiques, les compétences de combat ne servent quasiment à rien. La Bête lance des voitures que Psylocke découpe. De toute façon, Les puissants mutants oméga Magnéto ou Tornade ne peuvent rien faire tant qu’ils ne connaissent pas la position de leur ennemi. Si j’étais chef des X-Men ma stratégie serait simple : les X-Men débarquent et Vif-Argent ferait tout le boulot. Il peut être aidé de Jean Grey ou Diablo pour établir la position de chacun de ses adversaires, puis il les prend par surprise et les neutralise (Diablo au corps à corps n’a pas l’avantage de la vitesse, seulement celui de la surprise – et encore, il ne peut se téléporter que s’il connaît préalablement l’endroit où il doit se téléporter). A la limite Tornade et Magnéto pourrait générer un champ de force pour protéger le camp de base, mais sans succès puisque Diablo pourait éventuellement les téléporter.
Les combats de comics relèvent d’une hiérarchie insaisissable (et encore, le X-Men Apocalypse fait un effort d’explicitation du pouvoir d’Apocalypse, qui sinon était franchement indéterminé). Mais surtout, chaque pouvoir est une forme d’expression de son identité. Pour cette raison, Captain America continuera de gagner sans raison véritable.
La hiérarchie en revanche est claire et lisible dans les anime. Il y a souvent un personnage qui observe, perçoit et prédit l’issue du combat (Lelouch, Galatéa le professeur nudiste Mikisugi ou Migi). On peut donc réellement créer une dramaturgie fondée uniquement sur la puissance – et non sur la volonté de faire le Bien. Car la puissance vaut par elle-même pour les personnages japonais. L’aspect le plus troublant de Code Geass par ailleurs est de voir son personnage principal admettre parfaitement son machiavélisme en plein milieu d’une une bataille du moment qu’il parvient à son objectif. Le personnage peut mentir, sacrifier ses amis tant qu’il gagne. Mais si cette puissance est acquise et méritée, c’est parce qu’elle repose sur une connaissance. La logique est simple : il faut être conscient de toutes ces limites (l’initiation des Claymore consiste justement à les découvrir par les combats) pour chercher à les utiliser, les détourner et créer une forme nouvelle de puissance.
La liberté du personnage japonais se réduit à jouir de sa puissance et de la nécessaire maîtrise de cette puissance. C’est l’aspect profondément amoral de cette liberté qui fascine autant les Occidentaux – et le souvenir d’une liberté qui comme disait Nietzsche est « comme quelque chose qu’à la fois on a et on n’a pas, que l’on veut, que l’on conquiert ». Ainsi, Migi le parasite répète fort à propos à Shinichi son hôte humain qu’il ne sera jamais entravé par une quelconque morale humaine.
La différence se situe donc clairement là : la liberté d’un personnage de comics consiste à purifier sa volonté et à vouloir faire le bien alors que celle d’un personnage de manga consiste à simplement bien faire.
Richard Mémeteau