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Dead Man (1995) – Les sentiers ralentis de la fiction-vérité (Partie I)

En 1995 le réalisateur Jim Jarmusch surprend son monde en choisissant le western comme cadre pour son sixième long-métrage. Le genre était un peu en perdition, pourtant le cinéaste le transcende littéralement en lui tordant le cou afin de le plier à ses thématiques de prédilections, qu’il pousse ici à leur paroxysme. Si quelques fois ses personnages pouvaient avoir tendance à passer à côté de leur destin au travers de récits qui mettaient en lumière l’absurde inhérent du quotidien, le héros incarné par Johnny Depp n’a, lui, même pas le temps d’avoir un avenir : il se fait tuer avant-même que sa vie d’adulte ne commence vraiment. Si les anciens aiment tellement répéter que « Vivre c’est apprendre à mourir » c’est bien qu’après tout il doit y avoir une raison. Le philosophe Emile Cioran n’en pensait pas moins, le formulant avec la jovialité habituelle qu’on lui connaît : « Que ceux qui pensent avoir ratés leurs vies s’occupent plutôt de bien réussir leurs morts ». Cela résume à merveille la prise de conscience qui s’effectue chez notre personnage. Recherché pour un meurtre qu’il a commis pourtant en état de légitime défense, le jeune homme entend bien défendre chèrement les derniers instants qu’il lui reste. Dead Man a été écrit à l’intention de tous ceux qui sont morts injustement de leur vivant ; c’est un sujet magnifique, abordé de façon sublime, ce n’est absolument pas ce dont nous allons parler ici.



La première influence de Dead Man sur le film de genre en général, jusqu’à des formes de story-telling plus contemporaines, se situerait je crois à propos d’un aspect bien particulier de l’œuvre de Jarmusch en général, un aspect pas forcément si « nouveau » mais qu’ en tout cas le réalisateur a toujours revendiqué, et du même coup, fini par ré-imposer, que je me permettrais de désigner sous l’appellation «d’odyssée des bras-cassés.. ». Les frères Cohen emboiteront le pas l’année suivante avec Fargo, certainement pas leur premier coup d’essai non plus, c’est même quelque chose qu’ils avaient développés avec brio (et truculence) dans Arizona Junior, mais à ma connaissance peu de gens avant Jarmusch n’avaient poussés l’audace jusqu’à montrer le tout à deux à l’heure ! C’est le parti-pris de l’humour et cette fibre se retrouve depuis le Bubba Ho-Tep de Don Coscarelli jusqu’au récent Bone Tomahawk de S. Craig Zahler. Mais dans la séquence d’où notre photo est extraite (la déambulation au ralenti du héros dans une rue hostile) c’est une autre façette de l’œuvre de Jarmusch qui m’interpelle, celle résolument dramatique, et où je ne peux pas m’empêcher de voir ni plus ni moins que les fondements d’un tout nouveau genre de fictions - quasiment une profession de foi parce qu’elle a entre guillemets : "fait des petits". Une sorte de brèche thématique pour une démarche, un angle d’approche, bref cette séquence est un manifeste à elle toute seule, qui pourrait bien avoir généré les trois-quarts des productions télévisuelles que nous connaissons, de Deadwood à Rectify en passant par The Wire et Games of Thrones .


Cette séquence d’ouverture s’avère emblématique de l’esprit du long-métrage à tous points de vue. C’est un début qui est déjà une répétition (un échauffement) du cheminement qui va conduire notre héros à son destin fatal, mettant au jour d’emblée les traits de son caractère : il semble dès les premières minutes du film que celui-ci ne soit définitivement pas assez préparé pour faire face à son nouvel environnement, voire à l’adversité en général. Aussi pendant tout un temps il ne fait que subir - par exemple, dans le train, où des gens lui parlent mais il ne comprend pas où ils veulent en venir – et plus il avance, plus cette situation empire. Car même le rôle de témoin neutre ou inactif n’est pas sans conséquences (on ne le reste jamais très longtemps). Cette séquence prophétise donc absolument toutes les étapes de la trajectoire de vie de n’importe quel bouc émissaire qui se respecte : n’être « que » présent pour se retrouver d’abord indésirable, puis enfin victime. S’en allant en effet vers ce qu’il pense être son futur emploi - à l’origine de son voyage à l’autre bout des Etats-Unis - William Blake (notre héros) se retrouve confronté à tout ce qu’il n’avait pas considéré en-dehors de son but principal, pour faire court appelons ça le principe de réalité. D’abord un cheval qui pisse dans la rue (signe avant-coureur de la fin de tous les tabous) puis des trappeurs qui le regardent déjà comme de la viande morte avant qu’il ne tombe sur un cow-boy abusant d’une jeune fille au coin d’une ruelle, ce qui chamboule tellement notre héros qu’il en reste cloué sur place, le temps pour le cow-boy en question de le menacer de son arme dès que celui-ci s’aperçoit de sa présence. Plus tard, ce sera Robert Mitchum qui sortira la carabine pour lui signifier de ne pas rester trop longtemps au même endroit, et puis enfin Gabriel Byrne, qui mettra un point final à la petite leçon. Ce petit rappel thématique a cependant son importance, car il met l’accent sur la fonction-témoin du héros, et par extension, celle du spectateur.


A la fin du film, il y aura toutefois un contre-point à cette séquence. Toujours au ralenti, cette fois-ci à l’article de la mort, Blake traverse le sentier principal d’un village indien, où les regards sont davantage empreints de compassion que de prédation sous-jacente, et où les habitants vivent en harmonie avec eux-mêmes et leur environnement. Ces deux scènes situées à une distance quasi-symétrique l’une de l’autre finissent de marquer la réflexion entamée implicitement sur notre monde « civilisé ». Mais la première est celle qui s’avère la plus marquante. Toute la barbarie humaine s’y trouve résumée en deux gestes : un abus montré de façon abrupte et assez frontale, puis le geste de « défense » qui assure en réalité l’impunité, celui qui tire le premier qui a raison. Ce n’était pas quelque chose que l’on voyait tous les jours sur un écran. C’était un autre son de cloche que celui des blockbusters du moment, où notre planète n’en finissait pas d’être menacée par des périls extérieurs toujours plus abracadabrants, et où le héros n’en finissait pas de se sacrifier pour le bien de tous. Cette séquence à elle seule était un coup de semonce, le manifeste dont je parlais plus haut : « regardez-plutôt ce qui se passe au coin de la rue. »




Dans Deadwood (également un western, TRES librement adapté du roman de Pete Dexter) je pense tout particulièrement à cet épisode de la saison 1 qui s’ouvre sur Jewel, l’handicapée au service de Al Swearagen, remontant une rue boueuse, exactement comme dans la séquence de Dead Man, c-a-d au ralenti (justifié cette fois par les problèmes de mobilité du personnage). La caméra prend bien soin de nous montrer les regards à peine compatissants des autres passants, l’impact qu’ils ont sur la jeune femme ainsi que la douleur de son calvaire. Séquence, elle aussi emblématique de l’identité de la série, esquissant ainsi la nature des interactions qui vont y prendre place car celle-ci ne nous épargnera rien de son contexte: avec entre autres des enfants-voleurs (mais surtout manipulateurs) que l’on abat froidement, ou encore la lente déliquescence de la folie jusqu’à la mort pour le personnage du pasteur elle aussi très bien ballisée, sans compter que les trois-quarts du casting sont constitués de prostituées et de maquereaux. Une approche pour le moins immersive, que la critique a rapidement estampillée sous le nom de « traitement HBO » pour définir justement une forme bien particulière de réalisme. La première saison de Deadwood apparaît véritablement comme pionnière de cette approche, qu’elle n’a pas pu apparemment maintenir au-delà de la première saison, bifurquant (avec brio) vers un côté « théâtre filmé », davantage tourné sur les dialogues (de plus en plus fleuris) et insistant sur l’aspect scénique de son cadre pour bien marquer une distanciation. Le genre de scène comme décrite plus haut prennent fin dès le premier épisode de la 2e saison où le duel sauvage entre le shérif Bullock et Swearagen nous est montré hors-champ. A partir de ce moment-là les scènes en extérieur disparaissent presque complètement, elles demeurent indicielles et cadrées le plus près possible des comédiens, rien de ce qui se passe au coin de la rue ne nous est montré et l’essentiel des actions se déroule exclusivement entre les murs des cabarets.


Comble du comble en tout cas pour ce qui nous intéresse, il se trouve que le pasteur en question dans Deadwood est interprété par Ray McKinnon, le futur créateur de la série Rectify himself. Ce dernier a su imposer à travers elle les qualités de la narration « en temps réel » - disons plutôt une temporalité amplifiée à l’extrême, où il est question de suivre l’évolution des personnages quasiment minute par minute. On arrive à un point où on pourrait presque parler d’une adaptation littérale du roman La modification de Michel Butor. McKinnon développe un tempo narratif du « pas-à-pas », où chaque interaction est importante car porteuse de changement. A l’inverse du cheminement du héros de Jarmusch (un individu se dirigeant vers sa propre mort) nous sont montrées ici les étapes d’une renaissance : le protagoniste principal de Rectify a vécu pendant 20 vingt ans dans l’état d’esprit du condamné attendant le jour de la sentence. La série ne raconte pas seulement les mécanismes de la mise au jour de son innocence, mais aussi ceux de son réajustement au monde extérieur.


Ce genre de décélération narrative était déjà une constante de l’univers de Jarmusch (il est notoire aujourd’hui qu’elle provient de son admiration pour le cinéma japonais), mais il est aussi assez étrange de retrouver également cette approche chez un autre artiste gigantesque du XXe siècle, l’écrivain Don DeLillo, qui lui, va quasiment repousser les frontières du registre contemplatif jusque dans les sphères de la macro-observation. Curieusement, dans son dernier roman (Point Omega) le récit repose pour beaucoup sur la fascination de l’un des personnages pour la performance vidéo de Douglas Gordon, Psycho 24 - le chef-d’œuvre d’Alfred Hitchcock ralenti de façon à ce qu’il dure une journée entière. Par ce biais, le film original frôle littéralement l’abstraction, mais c’est aussi une occasion pour le spectateur de ressentir encore davantage tous les enjeux thématiques. Si le travelling est toujours une affaire de morale, il en va de même pour le ralenti car avec lui les implications éthiques de chaque geste, de chaque décision des personnages, se retrouvent démultipliées à l’infini, seconde par seconde, générant pour le spectateur un espace de recul par rapport à l’image, rarement égalé.



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