Petite ontologie du t-shirt parfait
En matière de t-shirt, il y a souvent autant de choix qu’en matière de courants artistiques : il y a le monochrome (le t-shirt blanc à la Marlon Brando qui signale à tout corps excité d’hormones que le sien est un temple de plaisir), le t-shirt abstrait (qu’on a fait soi-même en dégradant la fibre dans un bain d’eau javellisée), le t-shirt politique (on préfèrera un bon vieux t-shirt collector de la campagne de Jacques Chirac de 1995 à un T-shirt Che guevara ringard), le t-shirt conceptuel (évidemment on peut penser au très classique « i’m with stupid » mais j’ai en ce moment un faible pour le t-shirt « straight acting », qui agit comme un véritable t-shirt performatif à la Judith Butler), le t-shirt post-moderne (qui représente/cite une oeuvre d’art – n’importe laquelle – ça dépend du dernier musée international que vous avez visité – mais qui n’est pas lui-même une oeuvre d’art – à moins que peut-être elle ne le soit) ; le t-shirt crade arte povera ou le ou t-shirt ready-made, c’est-à-dire le même t-shirt sale – éventuellement ramassé par terre par Robert Rauschenberg en 1955 pour l’ajouter à l’une de ses « combine-paintings » et qui aurait pu par la suite devenir le motif d’un t-shirt souvenir d’une expo au MoMa…
Vous vous déplacez parmi eux sans vous poser trop de questions jusqu’au moment où vous passez des heures à en choisir un sur Internet. Et soudain, parmi une foisonnée de t-shirts qui compilent toutes vos références pop préférées, vous vous retrouvez pris au piège cette abondance où le mythique « feeling » ne vous sert plus à rien si ce n’est à cramer votre carte bancaire. Et pire, après avoir fait bonne figure en portant lesdits t-shirts (finalement de mauvaise qualité car sélectionnés en réalité à la va-vite et au dernier moment), vous payez le retour de bâton de votre frime lorsque vos potes vous demandent à leur tour quel genre de t-shirt ils devraient choisir. Plutôt que d’avouer que je n’avais aucune idée de ce qui définissait un bon t-shirt, j’ai frimé une nouvelle fois et j’ai dit qu’évidemment, je savais choisir les t-shirts les plus mortels qui soient.
Et me voilà, donc, pendant toute une journée, en train de compiler toutes les images de Storm possibles pour le meilleur imprimé pour un t-shirt. Car un ami voulait s’en faire faire un à la hauteur de son essence mythologique de déesse africaine et m’avait demandé mon avis. Il m’a d’abord montré un dessin de Storm en tenue de cuir avec le serre-tête étrange de son premier costume. En fait, sans le savoir, il s’agissait d’un mash-up de Tornade première génération et de la Tornade punk (qui n’était initialement qu’une « mauvaise blague » de Paul Smith mais s’est changée en icône totalement 80’s bien plus cool et badass que la première version). Le dessin choisi avait du potentiel, mais il n’était pas celui d’un dessinateur connu et il ne représentait pas une scène célèbre du comic book. Etait-ce la première règle du bon t-shirt : être a minima icônique ? Cela suffisait-il ?
En un sens, reconnaître la dimension iconique du t-shirt est un préalable absolu pour éliminer quelques ambiguïtés. Car il y a deux types de t-shirt qui me semblent être à peine des t-shirts – à tout le moins si l’on utilise un modèle prototypique d’organisation des différents t-shirts (classant les éléments de la catégorie « t-shirt » du plus caractéristique au plus marginal). Le t-shirt du festival de Jazz de Montréal sympa ou le t-shirt « police de la bière » sont tous les deux des cas de pseudo-t-shirts. Le premier est essentiellement un souvenir. Il remplit une fonction indépendante de celle d’être un bon t-shirt qui suffit à le porter. Le deuxième agit comme un costume annonçant une fonction ou un personnage. Là encore, ils se portent indépendamment de toute considération esthétique.
Le t-shirt a donc une prétention iconique. Car il existe dès lors qu’il nie sa simple fonction de maillot de corps (par définition destiné à être recouvert) et intègre une image sur un matériau plus vaste et maniable qu’une chemise ou un pull. Par définition il est à même d’intégrer vestimentairement la fonction de l’icône – parce que pardon les amis fashionista, mais dire d’une forme de fringues qu’elle est iconique est un léger abus de la langage dans la mesure où une icône désigne d’abord une image. En se mettant un motif sur le torse ou dans le dos, on entre de plain pied dans le champ visuel de l’autre. Cette image nous recouvre et est supposée être en tout cas plus aisément reconnaissable que notre propre visage. Occuper cet espace est en soi ambitieux, sémantiquement violent pour les passants qui vous voient. Choisir un t-shirt plutôt qu’une chemise et le porter suppose qu’on soit à la hauteur de ce défi.
Mais en même temps, le t-shirt est le DIY de la fringue, par définition customisable, usable, combinable. D’un point de vue technique, le t-shirt est une proposition simple et élégante, on devrait s’étonner de ne pas en avoir fabriqué avant. Il est la personnalisation d’un produit standard et bon marché, une légère amélioration du maillot de corps. Pour cette raison, il ne peut avoir de sens que dans une société démocratique, individualiste et pluraliste, où chacun aurait un moi à exprimer. Son milieu naturel est la foule, mais une foule qui nie sa dimension iconique en même temps qu’elle lui permet de l’affirmer. Autrement dit, le t-shirt est une icône, mais une icône constamment entravée :
Car les autres images relativisent et concurrencent la valeur icônique de notre image. Au fond, les t-shirts ne nous apparaissent jamais que comme myriades, multitudes, comme lorsqu'on les voit pendre par grappe sur les barres des magasins de fringues. Malgré cette concurrence, et contrairement à une société capitaliste, la foule n’est pas en moyen de décider définitivement du triomphe ou du boycott des images concurrentes. Toutes les images de t-shirts continuent de circuler malgré leur ringardise. Elles courent donc le risque de n’être jamais familières, sans perdre pour autant leur prétention à l’être. Elles ne sont que des candidates à l’icône.
Mais porter un t-shirt n’est pas comme porter un costume ou un blason. Tous deux supposent un code commun préexistant (d’où l’échec d’un t-shirt qui affiche une fonction comme un costume). A l'inverse, le t-shirt avance au contraire dans un monde sceptique où il n'existe pas de code commun préexistant. L'aliénation au regard de l’autre offre en même temps une issue pour regagner le statut d'icône. A défaut de s’imposer comme parfaitement reconnaissable par tous, on peut s’imposer comme étant reconnaissable par une communauté restreinte de personnes.
C’est ce paradoxe même qui produit chez moi une hésitation incessante au moment même d’en choisir un. Faut-il jouer la frime et porter fièrement son t-shirt R2D2 ou ne devrais-je pas plutôt prouver à quel point je sais que ces images sont dépotentialisées dans notre monde, en perpétuelle concurrence les unes avec les autres. Et donc choisir l’image d’une pluralité de R2D2 mal transférés et superposés sur le t-shirt à la façon d’un Andy Warhol. Et ce faisant miser sur une reconnaissance plus subtile, plus geek et plus précieuse.
Les deux propositions me semblent valides. La résolution de ce paradoxe ne peut se faire qu’en décidant de la communauté à laquelle on veut appartenir. Le t-shirt comme tout art populaire vise et constitue son public en même temps qu’il s’expose. Porter un t-shirt de super-héros standard est une façon de viser une communauté plus grande, plus hétérogène, qui n’est pas forcément la plus subtile en termes de goût. Mais si vous voulez recevoir des clins d’oeil toute une soirée et vous faire aborder avec complicité par l’un de vos amis qui vous dit « mais c’est mon t-shirt, ça ! » (Hi Kiddy, tu dois toujours me montrer le site qui vendait mon image de Storm…) alors vous devriez choisir une icône plus underground ou controversée. La question est moins de savoir ce que vous voulez montrer que de savoir avec qui vous voulez le partager.
Néanmoins, en suivant la voie étroite de la reconnaissance de ses pairs, on fait soudain perdre de son importance à la qualité iconique du t-shirt. Car ce qui prévaut désormais est d’appartenir justement à une société plus étroite de possesseurs de t-shirts cools, plutôt que d’avoir une image iconique qui s’imposerait contre les autres. Dans ce moment d’en soi pour soi de la recherche du t-shirt parfait, les images n’existent donc que sous deux formes possibles : soit comme dépotentialisées, mortes et libres de droits, à disposition de tous les usages geeks de votre communauté d’esthètes, soit elles sont tout simplement niées, et le t-shirt recouvre alors sa dimension purement vestimentaire et décorative.
D’où la proposition qui combine assez bien les deux derniers types d’options : 1) le détournement d’icône. Par exemple un t-shirt Adventure time qui rejoue la scène de Star Wars où R2D2 (BMO) annonce le message de Princess Leia (Princess Bubblegum) à C6PO (Jake) et Luke (Finn). Et sa contre-proposition : 2) le t-shirt paysage abstrait standard. Une jungle, un motif fleuri, des oiseaux, un coucher de soleil sur une plage. Voire des motifs plus abstraits encore (des points de couleurs, des carrés et des rectangles), qui nient tout intérêt iconique au t-shirt. On est là à l’extrémité de notre recherche, un pas de plus et on porte un t-shirt en flanelle.
On obtient alors l’arbre de Porphyre suivant :
non-icône vs icône
mainstream vs underground
détournement vs négation délibérée de l’icône
Vu comme ça, on dirait que Hegel est en réalité l’inventeur du t-shirts. A moins que ce ne soit l'influence secrète d'une bonne vieille relecture de l’Encyclopédie au moment d’écrire cet article (pas du tout). Dans tous les cas, ce dont il est question en mettant un t-shirt, c'est d'abord du choix de la stratégie à adopter dans un monde saturé d'images.
Richard Mémeteau