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Why Can’t I Be You? - La parade identitaire de l’amour

Difficile de trouver un descriptif qui engloberait toute la discographie de The Cure. Leur registre est extrêmement large et s'étend du désespoir suicidaire de Pornography à la joie niaise de Let's go to bed. Cette diversité se retrouve d'ailleurs au sein même de certains albums, comme le chef d'œuvre Kiss me Kiss me Kiss me, qui est une sorte de voyage dans l’intériorité, un opéra-rock où le personnage principal serait non pas une personne mais un sentiment. Sorti en 1987, il est une transition entre la pop de The Head on the Door (1985) et le gloomy Disintegration (1989). C'est certainement ce mélange des deux tonalités qui lui permet d'aborder de manière aussi complète la thématique de l'amour. On y retrouve la naïveté et la tendresse d'une rencontre dans Catch, la douleur de l'emprisonnement amoureux dans Torture, l'érotisme le plus raffiné dans If Only Tonight We could Sleep, la haine dans Shiver and Shake, le désespoir de la fin dans Fight, la nostalgie effrénée de All I Want... sans parler de l'immense The Kiss qui est à mon sens la clef de compréhension de tout l’album.



S'il n'y a pas vraiment de trame linéaire dans ce disque comme il y en aurait dans un opéra-rock, on peut toutefois identifier des extraits dont l'enchaînement peut être facilement compréhensible et qui nous permettront, sans faire une étude exhaustive des 18 morceaux, d'en analyser toutefois un aspect. La thématique de la construction de l'identité dans la relation à autrui est ce qui a retenu mon attention à l'écoute suivie de Why Can’t I Be You et How Beautiful You Are.


Une construction partiellement délibérée de l’identité

Quelle que soit la part de biologique ou de naturel dans la constitution de l'identité, il reste un rôle plus que déterminant à jouer pour le rapport à autrui dans cette construction. Je ne prétends pas offrir ni même chercher une réponse à la question de savoir quel facteur est prédominant. Mais s'il est possible d'affirmer que l'identité est, au moins en partie, construite à partir d'interactions avec le monde extérieur, il existe dans cette construction un procédé accidentel et un autre délibéré. Le second se manifeste par l'imitation (ou du moins, la tentative d'imitation) d'un idéal que nous nous fixons. Or cet idéal dérive indirectement ou non d'un schéma humain. Il est ce vers quoi un individu essaie de tendre et ce en fonction de quoi il construit délibérément son identité.


L’amour : une distorsion identitaire

La question de l'amour devient alors déterminante : dans le jeu de la séduction, le vouloir-plaire peut conduire le séducteur à tendre vers ce que la personne qu'il tente de séduire considère comme idéal, et la personne séduite pense reconnaître dans le premier, l'idéal même vers lequel elle souhaitait tendre. Cet idéal devient par voie de conséquence partagé par le séducteur et la personne séduite. C'est une explication possible à l'illusion classique en amour que deux personnes se fondent l'une dans l'autre pour n'en former qu'une. Celle-ci se traduit par un enthousiasme que l'on retrouve dans Why Can’t I Be You. Les paroles explicitent cette pensée : elles font l'éloge d'une personne absolument parfaite dont les moindres faits et gestes séduisent le locuteur. Ce dernier perd alors possession de lui-même tant cette perfection le dépasse : "I'll run around in circles until I run out of breath". Débordant de joie, il ne cesse de s’agiter et se demande pourquoi il ne peut être la personne qu'il aime. Why Can’t I Be You exprime cette frénésie dès l’introduction du riff de Porl Thompson. La cadence de la batterie, les trompettes reprenant la phrase principale du morceau, la voix de Robert Smith qui sort de ses gonds et les répétitions impétueuses du chant ("you make me make me make me make me hungry for you") nous plongent dans un délire véhément. Nous sommes du côté de l'épris, qui perd tout référentiel ou plutôt voit au sien se substituer celui de l'idéal de l'autre : "You turn my head when you turn around - You turn the whole world upside down ".


Carnaval et séduction

Mais toute cette parade n’est en réalité qu'une mise en scène théâtrale. Cet élément a certainement bien été compris par Tim Pope, réalisateur de ce clip, qui nous présente une tonalité oscillant entre le sérieux des trompettes et des costumes et l’absurdité des personnages.




Le clip montre les membres du groupe déguisés et maquillés (plus qu'à leur habitude). R. Smith revêt plusieurs costumes différents, il semble en effet chercher sans relâche celui qui sera le bon et qui lui permettra d'être la personne dont il parle. Mais tandis que son aspect vestimentaire change, il garde toujours le même jeu scénique. Cette supercherie des mille costumes est la raison pour laquelle on ne parvient jamais vraiment à devenir l'autre, car ce que l’on croit être l’autre n’est jamais qu’une distorsion idéale de celui-ci, distorsion matérialisée dans le clip par les costumes. Et ce qui séduit cet autre, c'est précisément que l'on tende vers le même idéal que lui, que l'on revête son costume. Cette convergence permet alors de créer une fiction dangereuse de l'amour qui fait croire à l'un qu'il s'est trouvé dans l'autre. Convergence incroyable et irréelle qui sort aussitôt l'individu de sa solitude la plus essentielle. Croyant ne plus être véritablement unique, il se réjouit, sans savoir ni vouloir savoir qu'il s'enlise aveuglément dans une tromperie des plus agréables.


L’incommunicabilité de la pensée comme obstacle à l’idéal amoureux

Dans le morceau suivant de l'album, Robert Smith reprend Baudelaire avec How Beautiful You Are. Il raconte l'histoire d'un couple qui se promène et tombe sur trois misérables : un père qui tient un enfant par la main et en porte un autre dans son bras. Les trois indigents observent le couple et sont subjugués par la beauté éclatante de la partenaire de l'interlocuteur. Les six yeux, touchés par le sublime, expriment chacun à leur tour la joie inexplicable que ce sentiment leur procure. Alors que l'interlocuteur est à la fois attendri et éhonté par ce spectacle, il s'effondre lorsqu'il remarque le regard cruel de sa partenaire qui exige que l'on fasse disparaître aussitôt les trois infortunés.


I turned to look at you To read my thoughts upon your face And gazed so deep into your eyes So beautiful and strange Until you spoke And showed me understanding is a dream

"I hate these people staring

Make them go away from me!"


L'histoire n'est pas tant changée jusque là et l'on retrouve la même trame que dans Les yeux des pauvres. C'est en réalité la toute dernière phrase qui sépare les deux : tandis que Baudelaire insiste sur l'incommunicabilité de la pensée, même pour deux âmes qui s'aiment, Smith va au-delà et conclut que personne ne connaît ni n'aime jamais vraiment l'autre. Alors que l'amour donne l'illusion de s’être trouvé dans l'autre, cet idéal de la fusion des âmes n'est jamais qu'idéel, il est une reconnaissance sociale ou un fantasme qui échoue une fois le temps de l'engouement achevé.

Ces deux chansons, par leur pop pour la première et leur mélancolie pour la seconde, rappellent que s'il faut aimer, il faut aussi aimer le doux-amer du réel en accueillant à bras ouverts l'écrasement de la déception, car l'illusion éphémère qui la cause vaut aisément un tel effondrement.



Myma

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