Aquarius (2015) - Un regard moderne
Il y avait de quoi se réjouir à l'annonce du nouveau projet télévisuel de David Duchovny après la clôture de Californication, car il était tout de même question d'un retour à un rôle d'investigation, et qui plus est confronté à une figure aussi emblématique que celle de Charles Manson. Un sacré programme, le titre faisant par ailleurs référence à une phase cosmogonique bien particulière, il s'agit donc bel et bien de faire un sort à l'esprit du temps en explorant une période charnière de l'histoire américaine et de l'humanité en général, le moment de basculement vers une nouvelle ère.
David Duchovny contre le Mal.
David Duchovny contre la drogue.
David Duchovny contre les années 60.
Et si justement, le maillon faible d'Aquarius, ce n'était pas David Duchovny ?
L'action se déroule en 1967, Manson en est alors au tout début de ses exactions. La première trame narrative est mise en action, avec plus ou moins de subtilité, puisque David Duchovny se lancera sur la piste du futur tueur en série le plus célèbre à la demande d'une ancienne petite amie, aussi le doute n'est plus permis : hormis le fait que notre héros soit policier, nous sommes bel et bien dans un polar. Il fallait en effet que la secte de hippies douteux devienne une « affaire personnelle » pour que ce personnage de flic atypique, revendiquant justement une certaine part d'anachronisme dans la vie de tous les jours (oui, depuis quelques temps il y a ce truc où l'on est obligé de lire leurs droits aux personnes qu'on arrête, un bazar pas possible..), ne s'intéresse à ce Charlie quelque chose et à ses drôles de méthodes pour percer dans l'industrie musicale : les tensions raciales sont exacerbées, et la guerre du Vietnam occupe tous les esprits.
Pourtant n'en doutez pas, au milieu de tout ceci, l'anachronisme de Duchovny est un leurre.
C'est en réalité le personnage le plus moderne de tous.
Et tout ce qui le touche de près ou de loin est affecté du même syndrome : on le croit réac et aux fraises mais c'est pourtant bien lui qui choisit de faire appel au jeune détective Shafe, dont personne ou presque ne croit au bien-fondé de ses méthodes d'infiltration ; pareil, on pourrait penser qu'il n'y connaît rien en musique mais en fait non pas du tout, son père était batteur de jazz, et lui-même possède une super-guitare. Et comme les chiens ne font pas des chats, il se trouve que son fils appelé sur le front se révélera l'un des tous premiers whistleblower à essayer de dénoncer les activités réelles des troupes américaines sur le sol vietnamien.
Le détective Brian Shafe est touché donc lui aussi par cette irradiation de modernité, puisque non-content de se faire passer pour un drogué et un revendeur, il est aussi le père d'une adorable petite enfant métisse ce qui n'est pas tout à fait du goût de son voisinage, et qui sera de fait l'occasion d'en boucher un coin au personnage de David Duchony. Pourtant quand il s'agira d'infiltrer les communautés homosexuelles, Shaft a encore quelques réticences et aussi de beaux relents bien implantés de morale conservatrice. Là, encore une fois, nous aurons l'occasion de constater à quel point David Duchovny a une longueur d'avance sur la question, et l'on pourra comprendre en réalité aussi, à demi-mot, que dans son jeune temps, il appliquait les mêmes méthodes que Shafe, sans forcément demander la permission. Il y a quelque chose de l'ordre du passage de flambeau d'une génération à une autre qui se joue, et c'est très beau également. Sam Hodiak (le personnage de David Duchovny) est donc peut-être quelqu'un de ferme en termes de convictions (il est normal de se battre pour son pays, etc), ce qui lui fait faire des choix sur lesquels il revient difficilement, en tout cas s'il y a bien quelque chose qu'il n'est pas (et cela détonne forcément par rapport à l'ensemble de ses collègues, eux bien à l'aise avec la mentalité de leur époque) c'est « quelqu'un qui juge ». Un militant Black Panther en fera l'amère constatation quand il essaiera de lui citer du Trotsky à 9h du mat : « toi aussi minorité opprimée ne tombe pas / s'il te plaît / dans les clichés // car tous les policiers / de cette génération méprisée / ne sont pas forcément / des brutes illettrées » ce qui par contre est un petit peu gênant tout de même en terme de cohérence d'écriture : autant pour certaines remises au point des compteurs concernant certains clichés ayant la vie dure, on ne peut que louer cette veine narrative un brin didactique, autant subsiste cette drôle d'impression que le modèle social américain demeure malgré tout une belle idée, et qu'il faudrait juste que « tout-le-monde-fasse-un-petit-peu-des-efforts-et-veuille-bien-essayer-de-jouer-le-jeu ». No matter what.
Enfin nous avons également un dernier personnage secondaire, probablement le plus moderne d'entre tous, en l'occurrence une jeune fliquette, Emma Karn, qui souhaiterait qu'on lui fasse faire autre chose que relancer la cafetière, voire éventuellement qu'on la traite comme une personne à part entière. Ce que je vais dire est horrible, au vu de toutes les choses crispantes que la série aborde, mais vraiment c'est le personnage qui morfle le plus. Aussi c'est avec joie qu'elle assistera Shaft dans quelques missions d'infiltrations, et ce à ses risques et périls. Les producteurs l'ont bien compris grâce au succès de Mad Men, le sexisme possède enfin désormais le statut de paramètre narratif à part entière - on lui souhaite vraiment bonne chance.
A ses risques et périls disais-je, oui, car il y a des raisons de craindre pour la vie des personnages qui ne sont pas David Duchovny, notamment dès que l'on se rapproche un peu trop de la sphère de Manson. C'est la trame narrative qui compte le plus de personnages, le plus de ramifications, et toutes les thématiques que j'ai pu évoquer précédemment font pâle figure en terme d'intensité et de dangers. Manson est très bien écrit et très bien campé, on insiste largement sur ses méthodes de retournement du cerveau et cela transparaît sur l'attitude de quelques unes de ses plus proches disciples, aussi effrayantes et dangereuses que lui. Tout est un peu orienté cependant pour marquer plus ou moins ostensiblement que l'univers de Manson (ses méthodes, sa mentalité) est le seul et réel unique Fléau, à côté duquel guerres et tensions raciales ne font quasiment pas de dégâts, ou seraient des problèmes tout à fait secondaires, capables d'être résolus à l'aide d'une simple répartie bien sentie : quand par exemple Hodiak réussit à réunir dans la même pièce à la fois son père et son fils - à propos du problème de désertion de celui-ci - c'est peinard, on envoie quelques vannes sur le conflit des générations, le père fume un joint dans les toilettes, c'est marrant. Aussi quand arrive le moment où il faut que l'on comprenne que cette « autre famille » de fanatiques représente vraiment un danger, c'est l'instant où Duchovny redevient humain et ré-enfile sa panoplie de flic de l'époque. Il surnage tellement au-dessus de toutes les problématiques qu'il faut bien l'affubler de quelques petites faiblesses, de quelque petites contradictions et autres petites vulnérabilités et c'est la où la construction de personnage entre en jeu. Le problème c'est qu'il est tellement juste et en avance sur tout que les petits défauts apparaissent toujours un peu téléphonés - une biture par-ci ; un coup de sang par-là, bon.. Mais ces états de petite confusion se révèlent bien pratiques pour relancer à la fois suspense et intrigue, où bien pour au contraire la diluer quelque peu, histoire de tenir le coup jusqu'au cliffhanger de transition d'avec la saison suivante : Hodiak a complètement oublié avoir dérouillé Manson, et à aucun moment il ne se demande « mais qui a bien pu verser cette étrange substance psychotrope dans mon verre ? » - scénaristiquement, ce pourrait être le moment du passage à la vitesse supérieure (« This time, it's personnal ! ») mais non, il continue ses petites affaires avec ses ex, tandis que Shafe voit l'un des ennemis de Manson se faire exploser la tête à deux centimètres de la sienne, et que Emma, eh bien, ne prenne un peu trop d'initiatives pour son propre bien..
Aquarius demeure donc en l'état un bien curieux objet, bicéphale, un peu à l'image du personnage de Cherry-Pop, qui navigue entre son ancienne vie et la nouvelle, l'une trop rigoureuse avec ses défauts, l'autre plus permissive mais également plus sombre, sans arriver à choisir entre les deux ni à trouver un compromis. La série oscille entre le cop-show un brin léger et l'oeuvre qui souhaiterait aborder les dessous de la nature humaine dans ce qu'elle a de plus dérangeant - le feuilleton ou la série d'auteur - à l'intérieur de laquelle nous avions besoin de David Duchovny dans le rôle de David Duchovny pour nous aider à conserver nos repères. On ne sait pas si elle a fait les meilleurs choix, puisque hésitant à se fixer sur un registre en particulier, mais il se peut que l'intrigue monte en puissance, les enjeux également, et nous verrons si éventuellement la Petite et la Grande Histoire vont finir par se télescoper, et si oui dans quelle mesure.
Nonobstant2000