Djihad et pop culture, c'est la daesh !?
Vous vous souvenez du WTF général au moment de l’exécution des otages japonais par Daech.
Certains mèmes avaient circulé qui montraient les otages avec des têtes de Son Goku ou de Monkey D. Luffy. Associer pop culture et un truc aussi sérieux qu’une décapitation peut passer pour une blague de mauvais goût au mieux et au pire pour une insulte à l’humanité déjà fragilisée de ces otages.
Mais ces mèmes avaient eu un rôle beaucoup plus fort. Il s’agissait de dédramatiser la situation, refuser la peur et la terreur que Daech espérait inspirer, et essayer de refaire basculer ces tristes images de snuff movies vers un monde pop où tout reste possible. En un tweet, deux régimes d’images se faisaient concurrence : des images supposées réelles, crues, brutales d’un côté ; et face à elles, des images pop irréelles, idiotes, illusoires.
La question « la pop culture peut servir d’arme de propagande ? » venait peut-être de trouver sa réponse
Peut-on être fan du djihad ?
Car il y a aussi ces films, ces documentaires, que Daech produit et réalise. L’idée générale serait que le combat que mènent les djihadiste en Syrie ou en Irak serait la version réelle et authentique d’un bon film de guerre. Être fan signifie alors devenir un acteur de cette guerre. Le fan peut faire des apparitions dans des films. Récemment encore, le concours qu’avait lancé J. J. Abrahms pour le prochain Star Wars offrait à chacun la possibilté d’apparaître dans une des cohortes de créatures de Tatooine. Ici Daech pousserait simplement plus loin la logique pop en recrutant massivement ses fans pour faire des apparitions dans des films réels.
Pour examiner cette première réponse possible, il faut sans doute revenir sur ce qu’est un fan. la culture du fan se construit en trois étapes selon Henry Jenkins : d'abord on reconnaît qu'une oeuvre de fiction nous est proche (pour toutes les raisons possibles), puis on est pris de l'envie de réécrire ou explorer les virtualités de cet univers fictionnel, et enfin on fait valider cette exploration et cette réaapropriation par une communauté de fans qui ont établi au passage des règles. Les communautés de fans donc se constituent à partir de leur réécriture, et non préalablement à elle. En fait, il ne peut pas y avoir de fans de religion, malgré l’emprunt du mot au registre religieux. Car, au final, ce sont les fans dans la pop culture qui juge de ce qui est orthodoxe, et non un dogme préétabli. Il me semble qu'en ce sens, il y a quelque chose de contradictoire entre le fan et l'apprenti djihadiste.
Le blockbuster pop n’est-il qu’une forme sans contenu ?
Deuxième argument plus faible mais aussi plus habituel : les vidéos de propagande de Daech instrumentalise la structure des films pop (elles font donc moins que pousser plus loin la logique de la pop culture). On voit dans ces films que (1) le héros va sauver le peuple, et si on raffine un peu le scénario, on montre que (2) le héros ne peut être que porté par la foi que le peuple place en lui. Ici je dois avouer que ma connaissance de ces films se limite à la bande annonce de Flame of War. Mais rien n’empêche d’examiner a priori, dans un esprit plus kantien, les conditions de possibilité du détournement des codes de la pop culture.
Si la forme choisie par Daech était celle du héros providentiel qui sauve un peuple passif et opprimé, on tomberait sous la juridiction Starship Troopers, d’après le film du même nom. Ce film de Paul Verhoven adapté d'un roman de Robert A. Heinlein se présente comme un blockbuster de SF qui reprend tous les codes de la propagande militariste américaine. C’est un bon film pop et un bon film de propagande : le héros dépasses ses intérêts égoïstes pour se sacrifier à une cause plus grande que lui, et il sauve la Terre – sauf qu’entre temps il a torturé, nié la dignité des aliens, détruit une espèce entière, avec autant de facilité qu’on change un poulet en Mc Chicken. C'est peut-être avant Daech, le film que Daech aurait rêvé de faire.
Alors il y a un twist, un petit coup de théâtre conceptuel. La rhétorique est appuyée, les acteurs sont lisses comme des figurants de plus belles la vie, et le spectateur averti sait que Verhoven est assez retors pour simplement tester notre esprit critique à travers tout un film pervers. Ultimement, Starship Trooper se veut évidemment critique des codes de l'héroïsme guerrier et Paul Verhoven propose un film satirique – ce que ne comprendrait sans doute pas Daech, la propagande supposant un certain premier degré. Mais son objectif était sans conteste de dire que la forme pop n’est qu’un outil qu’on peut aussi bien détourner pour faire un film de propagande.
De mon point de vue, pourtant, Verhoven ne réussit pas à démontrer qu'on peut faire des films de propagande pop. L’élément essentiel de la structure monomythique de son film est que le héros sauve à lui tout seul la Terre entière. Mais ce mythe du héros, qui est utilisé par Daech – entre autres –, n’a jamais été suffisant pour parler de pop culture. Plus que ça, Verhoven peut faire son film parce que tous les grands réalisateurs de films pop à l'époque sont déjà d'accord avec lui : le mythe du héros est mort et enterré – tué à coups de pelle et on se tient à côté de la tombe au cas où il reviendrait sous sa forme zombie.
Si j'ai une thèse à défendre, c'est justement qu'on ne peut pas réduire la pop culture à ce mythe du héros. Frémissez quand vous entendez parler de « mythe du héros », car vous vous apprêtez à entendre un discours la plupart du temps simpliste et réactionnaire. Et surtout, ce mythe du héros n'a jamais été qu'une étape servant à légitimer la pop culture dans les années 60-80. Car à mon avis, la pop culture a toujours eu tendance à aller dans une autre direction (plus proche de la SF) : le héros est une transition vers ce que les apprentis mythologues/scénaristes eux-mêmes appellent avec Joseph Campbell le "partage de l'élixir", c'est-à-dire une étape plus démocratique où ce qui compte c'est que le héros partage son pouvoir avec les populations qui l'ont aidé dans un sens le plus inclusif possible (cf Lego Movie, Matrix, Harry Potter etc.). Le héros dans les films pop ne peut réussir que parce que ceux qui l'aident ne sont plus passifs comme autrefois.
Le Batman de Nolan a inscrit définitivement cette logique dans l’histoire du cinéma populaire. Et si les Avengers tentait de revenir en arrière, on assisterait à l’une des pires régressions qui soit.
Enfin de vraies valeurs !
Un Batman Djihadiste est-il possible ?
Imaginons pourtant que Daech propose une sorte de Batman djihadiste : le héros, une sorte de yamakasi tireur d’élite comme dans le film de Clint Eastwood, se sacrifie et laisse les clés de la ville de Kobé à tous ces jeunes étrangers recrutés par internet. Le film se finit, et au moment du générique, le spectateur comprend que lui aussi il pourrait rejoindre le combat de Batman-Djihad. Est-ce que ce ne serait pas un parfait film pop ?
Il suffirait d’enfiler un kéffier noir, choper une kalach et filer sur le terrain et renier tous les principes moraux les plus basiques qui rendent l’humanité possible. En plus, Batman ne déconne pas et on ne peut pas dire que Daech ait l’air fun non plus. L’Occident doit effectivement ressembler à une sorte de gros Joker dégueu aux yeux des djihadistes. L’analogie est vraiment facile.
Mais même sous cet angle, ce film me semble impossible. Les films pop fonctionnent avec une épistémologie très relativiste et pluraliste, où les règles du monde qu'on découvre ne sont pas fixées, pas plus que les vérités de chaque protagonistes. Le film pop ne dit pas ce qui est, ni ce qui est vrai ou sacré, il dit qu'on va réussir par croire quelque chose de commun ensemble (sans faire appel au voile d’ignorance d’un John Rawls d’ailleurs ou en lisant la Théorie de la Justice).
J'ai parlé ailleurs de solidarité des croyances et de prophéties auto-réalisatrices pour décrire ces procédés de croyance, car c'est de cette façon que des gens qui ne savent pas ce qu'ils croient peuvent malgré tout parvenir à croire quelque chose ensemble. En revanche, dans un monde dogmatique, l'association entre le héros djihadiste et le peuple pro-djihad ne devrait relever que d'une pure entente dogmatique (les uns et les autres ayant la même foi). Le motif d’association viendrait alors d’en haut. On raterait donc l’entente immanente produite par le groupe lui-même – cette entente incluant nécessairement pour être possible pluralisme et relativisme.
Un film pop djihadiste serait alors assez platement pop, ou pour le dire autrement : maniériste. Il n'aurait pas cette morale démocratique qu'entretiennent la plupart des blockbusters à savoir que c'est justement la confiance dans les uns et les autres (plutôt que la foi acquise dans une force transcendante) qui rend fort. Et si d’aventure, l’association entre le héros djihadiste et le peuple pro-djihad devait se faire comme dans un bon film pop, c’est alors la religion qui passerait pour un motif secondaire. Il me semble donc théoriquement impossible de voir un jour un tel film exister.
Deux régimes d’images
Je me prête au jeu de déterminer si en théorie et a priori un film de propagande peut être pop. Mais si je peux me permettre, le régime d'images qu'appelle la propagande de Daech est tout le contraire de la pop culture – d’où le coup magistral des Japonais qui ont produit ces mèmes.
La prémisse qui sous-tend ce flot d'images de propagande est que les images sont vraies, réelles, et par voie de conséquence brutales. Pour moi, c'est une sorte de snuff movies en continu, que ce soit tourné en GoPro ou pas. Je n'ai vu qu'une seule vidéo de ce genre, et je l'ai regretté tout de suite après.
Je ne sais pas si le fan peut se nourrir d'images qui se veulent véritables, d'ordinaire il habite plutôt un monde fictionnel, justement parce qu'il peut se les réapproprier. En ce qui me concerne, les images de ces hommes jetés du haut d'un immeuble m'ont plutôt abattu et déprimé. Et je suis toujours choqué de voir de façon générale que les chaînes d'infos françaises ou américaines utilisent de plus en plus ce régime d'images (que ce soit pour traiter du terrorisme ou parler d'un simple accident de la route). On ne voit plus simplement des morts, mais la mort (c'est-à-dire le passage de la vie à la mort) arriver à la télé. Daech est ironiquement en parfait accord avec le fait que l'événement médiatique le plus important est la mort, ou la mise à mort (tout comme Obama venu annoncer la mort de Ben Laden – alors que ça n'a absolument pas signer la fin du terrorisme). Pour quelqu'un qui consomme beaucoup de pop culture, l'événement n'est pas la mort d'un personnage, c'est l'association elle-même, la solidarité des croyances qui se produit et rend toute une communauté plus forte – et ce schéma n'est pas exclusivement américain.
Dans les mangas, il est fréquent que le héros en appellent à la force de ceux qui l'entourent pour un ultime geste héroïque (Naruto, Dragon Ball Z, Saint Seiya...). La diversité de la communauté ainsi produite nécessite dès le départ que l’entente dogmatique soit seconde. Loin de moi de penser qu’il n’existe pas de société fondée sur une religion commune ou un dogme commun. Elles sont au contraire nombreuses ces sociétés qui simplifient préalablement le réel pour rendre l’association possible. Mais la spécificité de la pop culture est justement de proposer une association sur une croyance qui n’est pas préétablie. Maintenir conceptuellement distinctes pop culture et propagande (djihadiste ou non) n’est pas qu’une fantaisie visant à entretenir le doux souvenir des dessins animés de mon enfance, cela revient aussi à conserver la spécificité de la pop culture en tant que telle, c’est-à-dire la possibilité d’une société qui n’est pas programmée pour exister.
Richard Mémeteau