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LA SENTINELLE (1992) de Arnaud Desplechin - Veilleur de Limbes

Pour la sortie de Trois souvenirs de ma jeunesse, les trois premiers films d'Arnaud Desplechin (La vie des morts ; La Sentinelle ; Comment je me suis disputé (Ma vie sexuelle) dont Trois souvenirs... est la préquelle) bénéficient d'une ressortie en salles. L'occasion de redécouvrir le travail de l'un de nos cinéastes les plus talentueux, cantonné à tort dans l'esprit d'un certain public (avec l'aide d'une certaine critique) comme le chroniqueur d'ébats germano-pratins un peu vains et de drames familiaux un brin sublimés. C'est bien dommage. Un film comme La Sentinelle est justement là pour démontrer qu'au contraire le réalisateur s'est confronté un peu plus que les autres aux thématiques de son temps, et avec une maîtrise qui fait certainement encore des envieux de nos jours, ceci expliquant d'ailleurs probablement cela. Jamais les commémorations ne nous auront paru plus vaines qu'à l'heure d'aujourd'hui, car le monde ne cesse de ressembler à ce que nous nous jurons chaque année de ne pas oublier, et surtout de ne jamais laisser se reproduire, et pour son premier long-métrage entremêlant chronique d'adolescence et film d'espionnage, le jeune réalisateur à l'époque, avait eu tôt fait de baliser la périphérie de cette hypocrisie dans son entièreté ; peu de nos auteurs peuvent en effet se targuer d'avoir depuis avancé quelque peu la réflexion qu'il a initiée concernant la signification réelle et profonde de ce que l'on appelle aujourd'hui un peu évasivement « devoir de mémoire » et « esprit de résistance ».


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Le jeune Mathias Barillet s'apprête à quitter l'ex-RDA (nous sommes au début des années 90) suite au décès de son père, fonctionnaire diplomate assigné à résidence, afin de poursuivre ses études de médecin-légiste en France. Dans le train qui le conduit à Paris, il est arrêté sous prétexte d'une erreur administrative concernant ses papiers et se retrouve presque en garde-à-vue, face à un dénommé Bleicher, davantage enclin à l'interroger façon Gestapo que de régler son problème de visa. L'incident en reste là mais une fois arrivé à bon port, Mathias découvre dans ses bagages la tête momifiée d'un cadavre. Naviguant entre sa nouvelle école et la sphère amicale de sa sœur, chanteuse d'opéra mais étroitement liée tout de même au milieu diplomatique, ainsi qu'à celui du contre-espionnage, Mathias essaie en vain dans un premier temps d'offrir une sépulture décente à ce qu'il reste du corps, avant de comprendre, ayant été recontacté par Bleicher, la tâche que l'on attend de lui : identifier la tête, en mettant à profit les laboratoires de la Faculté de Médecine, afin de permettre à ce dernier de faire la lumière sur une affaire étouffée de transfuges de prisonniers politiques. Mais l'incident aux douanes de Mathias a éveillé quelques soupçons dans les hautes-sphères, et l'un de ses « nouveaux amis », un jeune agent de la DGSE, se révèle rapidement un colocataire des plus.. intrusif.


Chapitré comme un roman, le récit se révèle bien vite une merveille de précision narrative, soutenue par une interprétation au cordeau de l'ensemble du casting : Emmanuel Salinger est tout particulièrement bluffant dans le rôle de ce grand enfant qui fait du bruit avec ses souliers en marchant, protagoniste malgré lui d'une intrigue qui le dépasse. Un travail de caractérisation exemplaire (je veux dire discret mais efficace) était déjà présent dès les premières minutes du film, pour nous signaler que notre personnage est bel et bien le candidat tout désigné pour la « mission » qui l' attend : il prend la peine de s'adresser directement à la tombe de son père avant son grand départ (même si c'est juste pour dire « on s'en va »), ensuite comme je l'ai dit un peu plus haut, son premier réflexe sera de tenter de se débarrasser de la tête momifiée mais du moins pas n'importe comment, en essayant de lui offrir les derniers rites funéraires adéquats. Un peu plus tard, au cours d'une discussion avec sa sœur, il évoquera de nouveau son père (la sentinelle qui donne au film son titre puisque c'est ainsi que ce dernier se définissait lui-même, ainsi que son travail) et cette anecdote s'avère tout à fait un trait définissant supplémentaire de Mathias, un sens aigu du devoir. Plus précisément, à ce moment du récit, c'est même par ce biais qu'il essaiera de faire entendre à demi-mot à sa sœur qu'il a bel et bien choisi de ne pas « collaborer » avec les amis soit-disant bienveillants de celle-ci. Un peu inadapté socialement, progressivement stigmatisé comme indésirable du fait des soupçons qui pèsent sur lui au sein de cette frange un peu aisée qui paternalise tout un chacun comme d'autres sont atteints du syndrome de Tourette (à ce propos mention spéciale également pour Thibault de Montalembert en mode « Bébel dans sa jeunesse », ainsi qu' à Bruno Todeschini, impeccable en chacal de première) c'est justement dans les interstices et les marges de ces codes de sociétés (que l'on désigne aussi plus communément sous le terme de « heures sups ») que Mathias finira par trouver son propre espace de réalisation, celui de détenteur de la mémoire des défunts. Quelle type de démocratie irait en effet effacer sa propre Histoire ?


Il ne sera pas seul pour autant, il y aura d'abord son amitié avec un autre étudiant, Simon Asher (Fabrice Desplechin) puis également la présence lointaine, mais signifiante, d'un médecin-enseignant (Philippe Duclos) et celle encore du mystérieux Bleicher (Jean-Louis Richard) qui mine de rien, veille dans l'ombre. Enfin et surtout il vivra un début d'histoire d'amour avec la fille de l'un de ses professeurs, interprétée par Emmanuelle Devos (elle, en mode Peste Impériale, mais dont la prestation demeure invaincue depuis trois décennies) où le réalisateur renoue avec le souffle romanesque des films d'adolescence de Truffaut : la course-poursuite insouciante entre les deux étudiants à l'arrêt de bus, ou encore les tâtonnements et autres moments embarrassants de cet autre parcours du combattant que constitue le premier rencard. Ce répit sera de courte durée, et bientôt les arcanes de la sphère des opposants prendra le dessus sur la sphère privée (toutefois les deux mondes ne se recoupent heureusement jamais) et où Mathias se retrouve forcé de devenir la sentinelle de sa propre vie et de ses convictions, et de les défendre comme on défend un poste de garde. C'est ici qu'il paraît important de signaler à quel point le conflit est un élément primordial du cinéma de Desplechin, et peu de nos réalisateurs réussissent à le mettre en scène aussi bien que lui : si j'ai pu le comparer plus haut à Truffaut pour les moments de légèreté, il est également capable de restituer des moments de tensions qui ne sont pas sans rappeler Maurice Pialat, et cela était absolument flagrant dès son tout premier moyen-métrage, La vie des morts, et cela se confirmera encore avec un film comme Un conte de Noël , véritable bestiaire de toutes les rancunes familiales possibles. Ce n'est pas sans ironie qu'il jettera Mathieu Amalric dans une scène de braquage dans Rois et Reines, car jusque là , chez lui la violence n'arrivait qu'en tout dernier lieu, de façon explosive et non-canalisée (la scène du fusil dans La Sentinelle – reprise par ailleurs dans le De la guerre de Bertrand Bonello, lui-même un gigantesque hommage au film de Desplechin) une fois que toute forme de dialogue soit devenue impossible. En aucun cas ce n'était un spectacle mais au contraire quelque chose d'absolument signifiant, un acte véritablement tragique et c'est pourquoi la scène de flingues dans Rois et Reines est avant tout un festival d'explosions, poussées au comble du ridicule. C'est par se sens des interactions, de la gravité et de la tension que Desplechin affirme la singularité de son style (qui a dû interpeller Jacques Audiard à un moment donné) mais aussi des enjeux de son récit, lorsque par exemple un ponte des services secrets (un dénommé Varins, interprété par Jean-Luc Boutté) excédé par le double-jeu de Mathias qu'il suspecte depuis longtemps, daigne enfin accorder son attention à celui-ci, ce sera pour piétiner le seul lien tacite entre eux et important aux yeux de Mathias : « j'ai bien connu son papa vous savez ..c'est bien petit, il faut savoir s'arracher à l'enfance». Ou encore les deux scènes (éloignées mais qui se répondent) du seul vieux au milieu d'un groupe de jeunes (fonctionnaires assermentés encore une fois mais pas très concernés) qui raconte l'anecdote des mains coupées que faisaient passer les prisonniers dans des livraisons de bois et qui ont permis la découverte des camps de concentration, ainsi que l'explication que donne Bleicher à Mathias sur les fameuses « limbes » de l'Histoire, ce que Jean-Luc Godard nommait hier encore « l'humble corruption » à la fin de ce sympathique petit court-métrage réalisé suite à la réception de son prix d'honneur du Cinéma Suisse.



Le récit laissera en suspend le destin de Mathias. Je n'ai pas encore vu pour le moment Trois souvenirs... mais l'on sait dores et déjà que Desplechin aurait quelque peu renoué avec le récit d'espionnage dans l'un des segments. Peut-être aurons-nous l'occasion de voir un jour la suite du combat occulte mené par Bleicher, ou pourquoi pas une autre préquelle, consacrée au père de Mathias (car après tout ce n'est certainement pas un hasard s'il a été contacté par Bleicher) et l'occasion d'éclaircir justement ses soit-disant liens avec Varins, ce qui ne devrait pas manquer d'être intéressant. Pour le reste, ce soit-disant cinéaste des terrasses de café aura posé dès son premier long-métrage une question encore irrésolue à ce jour : le rôle de l'individu vis-à-vis des institutions, et si celui -ci possède vraiment d'autres choix que de n'être un peu plus le complice tacite de celles-ci à chaque jour qui passe. La fiction étant ce qu'elle est, parfois c'est un peu au monde de changer d'abord, ne serait-ce que pour préparer de nouvelles commémorations.


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