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Les mangas comme remède aux excès de la narration arthurienne

Si vous en avez marre des vingt six histoires parallèles de Game of Thrones, des lignes narratives inutiles de Dexter, de True Blood et autres séries avortables, il n'y a qu'un remède : un bon vieux retour aux récits linéaires des mangas.


Je ne sais pas à partir de quand j'ai cru que le récit arthurien (façon Quête du Saint Graal) devait devenir l'alpha et l'oméga de la narration occidentale. J'ai grandi avec des intrigues simples, droites et répétitives comme une ligne de basse punk, et ça m'allait très bien. Quand les X-Men affrontait Magnéto, ce qui me passionnait était l'espèce de délire graphique supposé représenter les différentes forces en présence. Rayon laser contre champs magnétiques contre foudre et corps métalliques. Quand les chevaliers du zoodiaque se coltinaient un chevalier d'or, on pouvait attendre tranquillement quatre épisodes juste pour chacun des adversaires prennent le temps et la mystérieuse pose nécessaires et expliquent les tenants et aboutissants métaphysiques de leurs pouvoirs.


Les séries américaines, quant à elles, multiplient les arc narratifs pour ne pas ennuyer le spectateur. L'épreuve de la coupure pub passée dix minutes est rendue plus facile si vous avez toujours quelques arcs en réserves. Et par ailleurs, elles ont le privilège de pouvoir densifier leur univers à un niveau que le cinéma ne peut pas atteindre.


Avec l'usure, les derniers anciennes bonnes séries comme How I Met, True Blood, Dexter and co ont tué le rêve artistique qui consiste à écrire une série bigger than life. Les récits polyphoniques sont toujours complexes, et parfois vains, mais ils ont un défaut plus essentiel encore : on oublie souvent qu'ils prennent place au détriment des personnages. La multiplication des intrigues qui résultent de ces arcs obligent les personnages à participer de mille événements qui ne peuvent faire d'eux que de grands survivants, traumatisés, à la psychologie informe. C'est le syndrome Sookie Stackhouse. Elle a maintenant vu toutes les créatures possibles de l'univers lui sauter dessus, et elle répète à longueur de temps, depuis la saison 4 qu'elle en a marre et qu'elle aimerait juste se reposer. Sookie fait un burn out... elle a raccroché son tablier de serveuse de fait, à force d'absentéisme. A la limite elle devrait demander des allocs à la société des créatures fantastiques de Bontemps. Evidemment au milieu de ces événements qui étouffent les personnages, il y a des trucs marrants.


L'épisode 6 de la saison 6 de True Blood n'a par exemple d'intérêt que parce que Sookie fait ce truc un peu vicieux avec Warlow en lui attachant les poignets et en lui sautant dessus pour s'empaller sur sa virilité au beau milieu d'un cimetière de fées. Ce sont ces quelques scènes qui donnent de l'intérêt à True Blood, quand une métaphore de l'existence humaine pouvait soudain apparaître à travers quelques effets spéciaux et des décors super maîtrisés. Mais dans tous les cas, les personnages n'ont désormais plus d'intérêt par eux-mêmes. Ils ont été brisés par la succession d'événements qui leur sont passés dessus, des alliances sans queue ni tête, et des revirements à tout va.


Le hunter comme pare-feu à toute incohérence


J'ai donc bouffé 89 épisodes de Hunter x Hunter, et les 120 chapitres environ de mangas qui conduisent jusqu'à la fin du manga. J'ai regardé tous les Saint Seiya Lost Canvas disponibles, j'ai un peu commencé One Piece, et je me suis tenu informé des errements de la fin prochaine de Naruto. Et le résultat c'est que j'ai kiffé Hunter X Hunter comme un bâtard.


Ce qui plaît au premier abord sont les intrigues simples de Hunter X Hunter (hey, c'est un manga pour les ados). Ces intrigues sont bonnes, mais pas uniquement parce qu'elles donnent un goût de retour à la linéarité. Elles sont bonnes pour d'autres raisons.


Hunter X Hunter commence de façon vraiment simple, comme un shonen classique : par une compétition. Les personnages, Gon, Kirua, Leolio et Kurapika veulent devenir "hunter", c'est-à-dire une sorte de mec super fort, qui chasse n'importe quoi (des animaux, des personnes, des objets ou des trésors). Un hunter n'est d'ailleurs pas non plus puni pour ses crimes, et a des super réducs un peu partout dans le monde. Le concept est bizarre. Des mecs s'affrontent, mais pas pour devenir les plus forts ou avoir plein d'argent, mais pour devenir ce truc bizarre : un "hunter". C'est en tiquant sur ce concept bizarre de hunter que je me suis dit que l'auteur de ce manga avait voulu chercher autre chose que de la complexité... il voulait de la cohérence.


Le manga repose sur un principe simple : plutôt que de multiplier les intrigues, l'auteur va montrer que chaque décision des personnages est le fruit de calculs de plus en plus raffinés. Ce qui compte est le processus de décision plutôt que les effets de ces décisions. Après tout, quand on s'y penche un peu – et qu'on fait ce que chaque geek fait en se demandant si les personnages et l'univers sont vraiment cohérents (au lieu de ramener ce qu'il voit à une forme connue ou situer ce qu'il voit au sein d'un ensemble de références littéraires acquises) – on se rend compte que le concept de hunter est vraiment intéressant :


1) dans n'importe quel manga ou série où des mecs tuent d'autres mecs, le monde entier devrait les chasser comme les serial killer qu'ils sont ; le concept aristocratique de "hunter" résout en partie ce problème.


2) Le sel de ce manga est précisément de ne plus seulement déterminer le plus fort, mais de savoir qui gagne le combat. Grande différence : la force ne fait pas tout, contrairement à ce que laisse croire d'autres shonen bourrés de kaméhaméha ou de chakra à malaxer... La ruse, le bluff, les alliances comptent bien plus que la force. Machiavel le sait, les hommes politiques le savent, tout le monde devrait le savoir, mais San Goku ne le sait pas, Luke Skywalker non plus, Frodon pas mieux, et Néo est aussi bas de plafond que les autres. Voilà donc, enfin, un manga machiavélique. Ceci dit, la ruse ne fait pas tout, et les protagonistes délibèrent longtemps pour savoir comment placer leurs coups au final.


3) les hunters ne peuvent pas être bons s'ils vivent et chassent tout seuls. Par conséquent très vite, ce qui intervient est la structure de l'organisation hunter elle-même, et la forme que le concours prend pour les recruter – la dernière partie du manga traite exclusivement à l'occasion d'un vote de la réforme du concours des hunters qu'il faudrait entreprendre. Cette même dernière partie est d'ailleurs toute entière consacrée à une élection où chacun déploie une technique pour gagner finalement la tête de l'organisation.



Vivent Pokémon et Yu-Gi-Oh !


Le manga est au fond dépendant d'un genre totalement étranger aux séries américaines : les mangas de jeux.


Yu-Gi-Oh et Pokemons sont des univers où les combats sont régis par des règles, parce qu'eux-mêmes sont basés sur un jeu préexistant (comme Pokemon) ou l'inverse (comme Yu Gi Oh). On pense ce qu'on veut de l'inanité de ces règles, mais elles permettent de rendre plus transparentes le processus décisionnel de chaque personnage, puisque les règles sont connues des deux protagonistes mais surtout sont explicites pour le spectateur.


Les séries américaines au contraire rendent opaques ces confrontations tout en les multipliant. On ne sait pas ce qui va se passer quand un loup garou rencontre un vampire dans True Blood, ou quand Dexter va tenter de tuer un autre tueur en série (petite exception à l'égard de Game of Thrones qui tente de rendre plus clair le jeu des intrigues politiques). Ce genre de questions généralement, je le redis, ne tracasse que le fan hardcore qui veut placer sur une échelle quantitative tous ses super héros préférés, et comprendre le plus exhaustivement possible l'univers narratif qu'il vénère. Mais on ne peut pas ignorer trop longtemps que les personnages doivent à un moment ou un autre autre adopter le point de vue du fan hardcore (ce pourquoi le fan hardcore a raison contre les critiques cinéphilo-littéraro-philosophique). Sans quoi, l'univers narratif proposé est tout à fait dépourvu de sens.


Le résultat direct est que, concernant ces séries américaines, les personnages semblent constamment laisser au hasard le sort qui leur est fait. Sookie invoque l'esprit de son père avec l'aide de Lafayette, et elle oublie complètement qu'un esprit peut posséder Lafayette quand il le souhaite. Evidemment si elle se fait noyer l'épisode d'après, elle devra endosser entièrement le ridicule de sa situation. Les petits jeunes qui viennent dire coucou aux loups-garous ne paraissent même pas conscients de risquer leur vie bien qu'ils prétendent avoir étudié ces créatures.


Fan hardcore vs analyse littéraire


Evidemment l'analyse cinéphilo-ittéraro-philosophique peut interpréter tout ça comme un élément symbolique, et consentir à une incohérence. Mais le point où je rejoint le fan hardcore est que la plupart du temps ces critiques (et il faut avouer tout de suite que 90% de nos réflexions sont de cet ordre) passent tout simplement à côté de l'incohérence. Les critiques ciné-télé-philo ont beau faire comme s'ils voyaient tout ça (comme s'ils connaissaient réellement l'univers dont parlent breaking bad, dr house ou the wire), je pense que c'est tout simplement leur donner trop de crédit. D'abord parce qu'eux-mêmes sont des spécialistes du plaisir esthétiques, et ce n'est tout simplement pas leur intérêt de relever ces incohérences. Ensuite parce qu'il n'y a pas de raison que le travail du fan hardcore soit si médiocre que le critique puisse le négliger.


Peut-on encore admirer la chute du berceau dans les Incorruptibles de Brian de Palma en croyant une telle aberration possible (un landeau qui descend à toute vitesse les marches d'un escalier aussi vertigineux que celui du Cuirassée Potemkine) ? Je suis sûr que beaucoup trouvent cette scène kitsch, et je rejoins leur camp aujourd'hui. La même chose se produit presque délibérément dans le dernier Fast and Furious (le 6) quand Vince Diesel saute d'une voiture au dessus d'un gouffre pour récupérer en vol sa copine qui saute d'un tank. On est dans le grotesque, plus dans le film, quel que soit par ailleurs sa dimension symbolique. La figure du "jump the shark" (celle de l'aberration qui brise le contrat de suspension de l'incrédulité) peut être maîtrisée, et brillamment glisser vers le méta-film, ou la méta-série, comme ce qu'est devenu Community. Mais une telle chose est rare... Happy Days avait lancé sa cinquième saison par ce saut au dessus du requin, car Fonzy et sa bande avait soudain déménagé en Californie pour rebooster les audiences. C'était une façon de dire qu'ils quittaient un univers pour devenir un show entièrement différent.


Le héros à la volonté de fer


Hunter X Hunter a l'avantage d'être, comme beaucoup de mangas, l'oeuvre d'un passionné – aucun détail technique n'est laissé au hasard. Chaque personnage et chaque arc du manga explore un type de jeu.


Les personnages eux-mêmes peuvent accroître leurs pouvoirs en s'imposant des conditions d'utilisation de leur nen – plus ces conditions sont difficiles à tenir, plus leur nen est décuplé. Comprendre les règles et les conditions d'utilisation de chaque pouvoir est considéré comme décisif pour un hunter. C'est la remarque amusante de Morau à l'une des fourmis chimères qui lui annnonce qu'elle a perdu parce qu'elle n'a tout simplement pas compris le jeu dont elle a elle-même posé les règles. En croyant proposer une simple course-poursuite, la fourmi-chimère oublie qu'il s'agit en réalité d'un jeu de patience (car le terrain où a lieu la poursuite est clos et non ouvert et que son adversaire a huit heures devant lui). On se surprend donc à essayer de comprendre chaque mouvement, chaque décision, voire de les anticiper, quitte à parfois (même souvent) analyser excessivement la situation pour un résultat moindre. C'est le risque de tous les jeux de fournir beaucoup de possibilités calculables mais pas nécessairement d'enjeux décisifs.


Après One Piece et Naruto, Hunter X Hunter est un classique, peut-être moins connu en France. Mais tous ces mangas utilisent le même type de héros : simple (peut-être moins attrayant que d'autres personnages plus sombres et séduisants), ayant un énorme appétit, et surtout dont la qualité principale est leur volonté de fer. On comprend bien pourquoi un caractère très fort est un avantage dans un combat. Tous les héros de nos enfances n'ont pas cessé de se relever plein de sang, un bras en moins, et les yeux crevés pour continuer à se battre malgré tout. La linéarité des intrigues leur est en partie due, puisqu'ils continuent coûte que coûte à se battre, et pousse l'action jusqu'à une conclusion forcée. Pour eux, pas de ruses, pas d'alliances, pas de stratégies. Pas de complexité.


Hunter X Hunter présente un univers où cette volonté et cette détermination est un véritable désavantage. Très souvent, les personnages doivent faire marche arrière et fuir pour rester en vie, et donc étourdir notre combattant de l'impossible. Néanmoins, c'est la dernière originalité, le héros Gon est bel et bien un héros à la volonté de fer – alors que son camarade Kirua est présenté comme instable, voire lâche, et trop prudent. De nombreuses fois, Gon est mis au pied du mur, et s'avère trop stupide pour résoudre le problème d'un combat. Mais le manga intègre son manque d'intelligence en présentant justement l'intérêt stratégique d'une absence de réflexion.


L'irrationalité peut être payante, et obéit même à une sorte de logique morale supérieure. La première scène de rencontre entre Gon, Kurapika et Leolio est significative. Ils sont sur un bateau, un marin tombe à l'eau. Oui, tout ça commence comme une fable bien connue. Ni Kurapika ni Leolio n'ont le bras assez long pour le rattraper. Gon encore moins, et pourtant Gon va se lancer immédiatement pour le rattraper bien qu'il s'apprête à tomber à l'eau avec le marin. Mais évidemment, si ce geste est désespéré il n'est pas sans efficacité, puisqu'il déclenche la solidarité des deux autres camarades, et tous les trois finissent par faire une chaîne pour se retenir les uns les autres et rattraper le marin.


La même fausse impasse se reproduit à la fin de l'examen pour devenir hunter. Le groupe est composé de Gon, Kurapika, Leolio, Kirua et un boulet qui fait tout pour les déstabiliser. Ils sont face à une porte qui ne s'ouvre que s'ils remplissent la condition exposée. Soit ils tuent l'un d'entre eux (le plus faible étant le boulet en question), soit ils suivent la voie la plus difficile. Cette mystérieuse voie est celle que Gon impose à tous (avec l'aide du boulet qui préfère ne pas se faire éliminer). Plutôt que de se diviser, il va rendre le pire choix souhaitable grâce à une alliance d'intérêts. Tous se mettent alors à creuser à travers un mur épais alors que le temps leur est compté.


D'autres personnages sont caractérisés comme Gon l'est, c'est-à-dire capables d'opérer un choix peu rentable a priori, à ceci près qu'il provoque un changement chez les adversaires qui envisagent désormais une coopération. Je ne ferai pas ici le décompte de fois où l'on peut retrouver une telle situation (dans Naruto, dans One Piece... etc), mais ce qui est en jeu ici est soudain davantage la compréhension réciproque des personnages plutôt que celle des événements. La méta-cognition est peut-être à ce titre plus passionnant que l'intrication des chaînes causales.


Richard Mémeteau

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