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American Oxygen : le patriotisme sémantique de Rihanna

Je suis fasciné par American Oxygen de Rihanna. Les paroles sont l’équivalent d’une transe chamanique de patriotisme appropriationniste. Si l’on s’en tient strictement au refrain, la chanteuse d’origine trinidadienne y chante littéralement la possibilité que l’oxygène devienne américain. L’idée d’un « sol » américain était déjà terriblement abstraite, alors ajouter une dimension gazeuse à une idée aussi abstraite relevait de la folie impérialiste – l’Amérique y décrite comme un empire possiblement obtenu par transfiguration d’un cent, comme Jack et son haricot magique. Le pire est que si nous pouvions tous devenir américain simplement en respirant leur air, et puisque l’air flotte tout autour de la Terre, cela signifierait qu’on pourrait tous devenir américains ! Ce genre de scénario définit une apocalypse zombie, pas une patrie.


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La seule mention dans le texte qui précise que l’Amérique est ici entendue comme une « nation d’immigrants » (comme le montre une pancarte dans le clip), c’est ce petit verset où elle chante que l’Amérique est vue « de l’autre côté de l’océan ». Le reste baigne de patriotisme et de capitalisme. Trimer pour transformer un cent en empire, c’est la plus vieille image que l’Amérique a d’elle-même. Rien de nouveau là-dedans. Et certainement pas de l’oxygène.


Si les paroles auraient pu être signées par n’importe quel républicain en campagne, ce sont en réalité les images du clip qui donnent une idée plus précise de cette Amérique nouvelle. S’y croisent pêle-mêle : Obama, Martin Luther King, des immigrés mexicains arrêtés à la frontière (gros plans sur les enfants), des étudiants indignés aspergés de gaz pendant une manif, des pancartes « la violence policière nous asservit tous »… La nouvelle Amérique dont parle Rihanna est celle qui résulte de toute cette histoire de lutte pour les droits des minorités. Mais plus précisément encore, l’accent est mis sur le mythe d’une Amérique terre d’immigration. Je dis mythe parce qu’on sent qu’on aurait pu remonter assez loin et quasiment insérer un found footage du débarquement du Mayflower ; ça aurait été kitsch comme un clip de Mika. Cette définition généreuse de l’Amérique comme Terre d’immigration pose toujours le problème de faire disparaître le fait qu’il y avait bel et bien un peuple en Amérique avant les « Américains ». Mais de toute façon, Rihanna n’est pas à quelques amalgames près : l’histoire des Noirs lui semble identique par analogie à celle des immigrés, voire à celle des étudiants de Berkeley…


A son époque, Adorno trouvait déjà que Joan Baez était une chanteuse pop corrompue qui faisait de l’argent sur le dos des soldats envoyés au Vietnam. Cramponne-toi à ton siège, Theodor, car Rihanna a mis le paquet. Les images sont violentes par leur association. Car en plus de ces luttes, il y a derrière Rihanna en parachute sur un porte avion, des images beaucoup plus traditionnelles : ouvriers dans une usine, pleins de drapeaux américains (de taille variable) qui flottent sur les monuments officiels, base-ball + guerre. Le cocktail habituel après une gueule de bois.


Ironie ou machiavélisme ?


L’écart paraît si fort entre les paroles et les images. Mais ce qui m’impressionne, c’est que tout arrive pourtant à tenir ensemble.


On se souvient de la polémique de l’utilisation de Born in the USA de Springsteen par l’équipe de campagne de Ronald Reagan. Le texte de Springsteen décrivait tout ce qui va mal aux Etats-Unis, mais l’éditorialiste conservateur George Will s’en était royalement foutu et n’avait retenu que le refrain. Crier « Born in the USA » suffisait à faire passer tous les problèmes de fermeture d’usines et de guerre au Vietnam. Rien n’indique qu’une chanson ne puisse se limiter à son refrain, ou qu’elle trouve au contraire son sens caché dans un seul verset. C’est ambigu et c’est la joie de la pop. Je crois que Rihanna a parfaitement compris ça. Dans le fond, elle n’aurait presque rien à opposer à la récupération de son clip par le camp républicain.


Alors est-ce un bijou d’ironie ? Est-ce la preuve que toute chanson aujourd’hui ne peut être séparée du clip qui l’accompagne ? Ou est-ce que seul le clip permet de montrer que les non-Blancs méritent largement leur place aux USA compte tenu de tout ce qu’ils ont déjà pris dans la gueule ? Quoi qu’il en soit, ce « breathe in / breathe out » est d’un délicieux machiavélisme, car il s’adresse aussi bien aux Blancs qui vivent en Amérique et qui auraient du mal à accepter la présence d’immigrés qu’aux immigrés eux-mêmes. Sous couvert de patriotisme, il y a une certaine critique qui passe : tout le monde est immigrés en Amérique. Cette Amérique est nouvelle pour tout le monde. Ce qui signifie que tout le monde doit en chier, mais aussi que tout le monde peut devenir américain. Si on fait le calcul, on aurait tout de même tendance à conclure que cette nouvelle Amérique coûte plus aux entrants qu’aux résidents actuels (partager son gros gâteau est moins une souffrance que celle d’être discriminé dans son propre pays).



Une indifférence lascive comme point final


La dialectique à l’oeuvre est tout de même un peu courte. Musicalement, le choix a plutôt été celui d’une confusion savamment entretenue. Choix justifié par l’idée politique qu’il faut unir le plus vastement possible autour d’un étrange nationalisme rejouant éternellement l’euphorie de la découverte du nouveau monde, d’un nationalisme nomadiste.

Après le faux effet de vinyl dans l’intro (supposément la vieille Amérique) suivent les percussions métalliques à la Stomp et les choeurs (supposément d’immigrés qui font juste oh-oh-oh). Ce rapide exposé des deux univers musicaux convoqués sont très vite noyés dans une omniprésence de piano mélancolique et de choeurs. La chanson n’a pas vraiment de climax, ni de refrains catchy, tout au plus une formule (Breathe in, breathe out / American Oxygen), et l’atmosphère est plutôt celle (très étrange pour une chanson pop) d’une sorte de recueillement, ou de commémoration extatique. La production de la chanson sature très vite l’espace d’effets en tout genre, notamment avec cet effet de balais sur des cymbales qui tournent comme des pales d’un hélico.

Mais pensez-y. Vous décidez de faire une chanson grave, quel choix vous avez ? Une certaine retenue s’impose, voire la disparition pure et simple de l’artiste derrière un thème qui est plus grand que lui… Au pire, vous vous mettez à pleurer en surimpression d’images de guerre et d’enfants blessés. Ou tout aussi pathétique : vous jouez votre musique tout seul dans une pièce noire improbable avec des lumières qui tournent autour de vous (Calogero…).


Mais au contraire, il y a plutôt chez Rihanna une forme d’indifférence à l’égard de la gravité des images d’archives qui sont insérées dans son clip. Elle accepte cette nouvelle Amérique, elle l’adore. Elle danse, prend les poses habituelles, ses cheveux raides et teints en gris pour l’occasion, au-delà de toute éthique de l’authenticité, au milieu des souvenirs d’images violentes. Je ne sais pas quel artiste vidéo pourrait faire un truc aussi dense sémantiquement. Elle a l’air de nous projeter dans cet embarras sémantique avec le même regard narquois qu’elle lance quand ses tétons pointent sous son t-shirt et qu’elle essaie de nous dire qu’elle sait qu’on sait.


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Richard Mémeteau

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