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Bisounours : la tentation du nihilisme

Il y a des expressions qui restent coincés entre les dents de la vie politique française. Des mots qui ne trouvent plus cours dans la vie normale si ce n’est dans la bouche de certains hommes politiques comme un vieux bout de salade, passé du vert au marron en explorant toutes les nuances de bleu. L’expression « Bisounours » est incrustée dans la rhétorique du FN/Zemmour au point qu’eux-mêmes ne semble plus s’en rendre compte. Il y a encore quelques jours lors du passage télé de Florian Philippot le 10 février sur Mots Croisés (France 2) : « M. Kanner, Ce discours bisounours et angélique est fatiguant ».


L’expression est d’ailleurs déclinable façon charter de sans papiers quand on enchaîne les « retournez dans votre pays de Bisounours », ou « ici, ce n’est pas le pays des Bisounours ».

Le procès fait aux Bisounours n’est pas sans fondement. Il reprend la prémisse de leur créatrice, Elena Kucharik qui a inventé les premières cartes postales à leur effigie. Il suffit de lire la présentation de ce monde dont certains hommes ou femmes politiques n’arrêtent pas d’avoir des réminiscences : « Il était une fois, une famille d’adorables oursons qui vivaient tout là haut, au pays des arc-en-ciel et des nuages douillets, dans un royaume merveilleux : Le Jardin des Bisous… Ce sont Les Bisounours. »


Le dernier des bisounours : le bisounours du ressentiment

Les Bisounours sont donc diégétiquement coupés de la réalité.

Ils vivent dans le ciel au milieu de nuages aménagés, avec des toboggans ou des jardins qu’ils n’ont jamais eu besoin de payer. Un vieil ouvrier chauve et barbu qu’on voit apparaître dans le premier épisode les a apparemment installés pour eux par pur charité (dieu ?). Et ils peuvent indifféremment rebondir, marcher ou dormir sur la même matière nuageuse – ce qui en tant normal est suspect, même pour un X-Men (essayez de rebondir ou dormir sur du béton…).


L’insulte est donc portée contre la naïveté prétendue du camp adverse – naïveté, ou d’ailleurs perversité si cette naïveté relève de l’entêtement, c’est selon – le premier pas d’une rhétorique efficace est de faire porter sur l’autre la faute de sa propre contradiction et incompréhension.



Les Bisounours vous retourne le compliment.


Le mépris de l’insulte est toujours double. Il faut se moquer du référent de l’insulte pour blesser celui qui lui ressemble. Les insultes blessent par ricochet. Si on ne sauvera pas les hommes politiques qui sont la cible de cette attaque, on sauvera en revanche les Bisounours.

Ou plutôt les Bisounours se sauvent déjà eux-mêmes, car comme tout bon divertissement, depuis que l’analyse de la société spectaculaire de Debord s’est vérifiée et généralisée, ce divertissement de masse comporte en lui-même la négation de sa propre critique. Il inclut sa propre contradiction. Les Bisounours semblent avoir lu Hegel (ce qui n’est pas sûr concernant Elena Kurcharik).

En miroir donc d’un Florian Philipot qui joue le catastrophisme lucide contre la naïveté et la bonté, les Bisounours possèdent un personnage catastrophiste qui s’avère toujours rattrapé par la bonté. Il s’agit de Grognon (ou Toutronchon dans la dernière version). Grognon apparaît dès la première version des Bisounours et il incarne celui qui a besoin d’être consolé.

Mais pourquoi Grognon est un personnage pivot qui permet de renverser la critique faite aux Bisounours ? Parce qu’en réalité ceux qui se plaignent, comme Grognon, ont seulement envie de se faire consoler. Les pessimistes de notre monde ne sont pas les plus courageux sous prétexte qu’ils seraient par exemple les plus lucides. Ils sont au contraire ceux qui font état de leur propre malheur en prenant l’excuse de parler des problèmes du monde. Ces pessimistes n’aspirent dans le fond qu’à être consolé. Les pessimistes sont faibles !

Les Bisounours ne sont donc pas portés naturellement à ignorer la réalité. Mais c’est au contraire leur force qui les rend relativement indifférents aux problèmes du monde (je dis relativement, car ils vont aider les enfants qui pleurent). Grognon n’est sensible donc que parce qu’il est effectivement le plus déprimé.



Care Bears et éthique du care


La philosophie des Bisounours est peut-être plus accessible si on se souvient de leur nom anglais : les Care Bears. Ils n’aspirent pas à se faire des bisous. Les bisous ne sont que le remède. Leur véritable fonction est de prendre soin des enfants. Ils incarnent les dix émotions qui permettent de résoudre les problèmes. Car les enfants ont effectivement des problèmes. La véritable prémisse de leur monde n’est pas d’être coupés de la réalités et d’organiser des partouzes à bisous. C’est au contraire de savoir d’emblée que le monde est une vallée de larmes et de lames de rasoirs rouillées. Inévitablement, la douleur arrivera. Alors…


« Dès que tu veux partager tes sentiments avec les autres, Les Bisounours descendent des nuages pour t’aider ! Juste un petit coup d’œil à leur ventre tout rond, et tu découvres la personnalité de chacun d’entre eux. Tous Les Bisounours sont des peluches qui existent en différentes tailles et des figurines articulées pour que tu puisses les aimer et les collectionner. Alors, découvre vite l’histoire de chaque Bisounours ! Les Bisounours, pour partager petits chagrins et gros câlins. »



Les textes de présentation des premiers bisounours sont terribles à leur façon puisqu’ils soulèvent à chaque fois un problème que seuls les bisounours peuvent résoudre. L’enfant n’est pas complet, il le sait, et il doit acheter/se projeter en un bisounours pour trouver le remède.


Ainsi Groschéri :

« Moi je voudrais que tout le monde s’aime. Vous avez des problèmes de cœur? Venez donc me voir, je vous conseillerai et tout s’arrangera, parole de Groschéri ! Que voulez-vous, je suis terriblement sentimental, moi… »


Ou Grosdodo :

« Dormez bien, les petits ! Moi Grosdodo, je veillerai sur votre sommeil. Avec moi pas de danger que quelqu’un fasse du bruit et vous ferez des rêves merveilleux. »


En relisant les différentes caractérisations, on est frappé par l’aspect non-cosmologiques du monde des bisounours. Ce qui compte, ce n’est pas qu’ils produisent un monde, un Bisounours-land. Ils ne sont pas les Pokémons, qui rejouent le conflit ouvert entre nature et la culture. Ils partent d’une réalité plus humaine, celle des émotions. Et je peux l’avouer, je ne trouve pas leur classification des affects si indigente.


L’émotion n’est jamais un simple résultat passif. Par exemple la tristesse. Elle est toujours reliée à une demande sociale qui la caractérise, une action qui se dessine. La tristesse qui demande consolation est la caractérisation de Grognon. Elle est différente de la tristesse, voire de la colère, qui naîtrait de la frustration d’un manque d’amour. Si la demande est celle d’une plus grande tendresse, on s’adresse au Bisounours en chef Grosbisous. Mais cet amour n’est pas forcément la solution d’une tristesse qui demanderait un soutien plus durable. Voire le partage d’un secret. Là on s’adresse à Groscopain.


Pensez à ça dans votre vie quotidienne d’humain fatigué et malade ! Vous êtes déprimé et vous voulez juste être consolé, vous vous adressez à GrosseBiture. Vous êtes déprimé mais vous avez besoin de tendresse prodiguée par un corps incarné et sexué, vous demandez à GrosPlanCul. Ou si vous êtes déprimé parce que vous avez commis un crime impardonnable, vous demandez à quelqu’un de vous soutenir et de garder vos secrets, alors la déité bisounours qui vous accueille les bras ouvert est Eric Dupont Moretti.


Ce que je trouve intéressant dans cette perspective est que l’émotion est déjà une façon de tendre à une solution, un embryon d’action. Dans une perspective pédagogique, le dessin animé Les Bisounours proposent pour chacun des Bisounours un pouvoir spécifique, qui matérialise le type d’émotion qui les anime.

Les hommes politiques gagneraient à regarder l’épisode du Cristal de l’amitié. Pour retrouver leurs Bidousignes et gagner le cristal de l’amitié, Toutronchon et Toutgentil s’allient et mettent leurs différends de côté. Ils apprennent leurs leçons et ils décident à la fin de s’échanger leurs pouvoirs.

Le nuage de pluie de Toutronchon sert à arroser les plantes lorsque Toutgentil s’en sert. Et les arc-en-ciel sur lesquels surfent habituellement Toutgentil servent cette fois-ci à Toutronchon à s’isoler en haut d’un arbre pour avoir la paix. Ils parviennent à comprendre que leurs pouvoirs eux-mêmes ne sont rien que ce que leurs prédisposition émotionnelles leur suggèrent d’en faire. L’émotion n’apparaît donc en dernière analyse que comme le principe essentiel de tout pouvoir. La contester ou la moquer n’est donc rien d’autre qu’une façon de se rendre impuissant.


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Le vrai problème des Bisounours : lutter contre le nihilisme


Le premier épisode du dessin animé des Bisounours (1983, The Land Without Feelings) traite justement de l’impuissance qu’entraîne le reniement de ses sentiments, voire de la tentation du nihilisme.


Un jeune garçon, Kevin, dont les parents l’obligent à déménager, préfère nier son amitié passé avec l’une de ses amies, Donna. Et en répétant « I don’t care », il se met en marche et glisse doucement vers le Land Without Feelings et le Cold Heart Castle, où vit le Professeur Cold Heart (ancêtre de l’Ice King d’Adventure Time). Le professeur Cold Heart se fout du petit Kevin et en lui retirant tous ses sentiments le transforme en une créature verte baveuse parfaitement banale. Même le spectateur est satisfait car ce petit con de Kevin méritait une bonne leçon pour avoir fait pleurer Donna !…


Mais très vite, voir des bisounours qui lancent des sentiments comme des rayons lasers avec leurs ventres poilus est un plaisir bien supérieur encore (aussi moches et tristes soient les dessins et les couleurs). Les gamins sont forcément en empathie avec les petits oursons qui chantent « everyone has feelings » ! Ne serait-ce que parce que le scénario d’un enfant nihiliste qui se fait enlever par un scientifique pédophile qui ne s’habille qu’en deux couleurs est vraiment trop déprimant.


A l’exposition de cette histoire apparemment sans intérêt, un homme politique peut avoir quelques réticences à accepter que « tout ce qui compte c’est de montrer qu’on n’en a quelque chose à faire ». Montrer ses véritables sentiments est l’anti-thèse du plus vieux des machiavélisme. Mais Machiavel n’avait pas imaginé que même les enfants de 8 ans pourraient devenir nihilistes un jour. Et que devant des catastrophes annoncées, toute une société pouvait simplement répondre comme le petit Kevin : « I don’t care ! » (et avec moins d’enthousiasme que Judy Garland).


Les Bisounours sont ceux qui peuvent dire au contraire « I care » ! Ils sont ceux qui peuvent dire que la destruction de la biodiversité, le sort de la Grèce, la corruption des élites, le racisme ordinaire, l’homogénéisation sociale de la classe politique, ou l’évasion fiscale – que tout ça, même si on a pour l’instant aucune solution et des tonnes de soldes d’hiver pour l’oublier, ça compte !


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Richard Mémeteau

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