Whiplash ou la fin du jazz
Whiplash est un film qui parle de musique. Mais c’est aussi un film qui parle du génie, voire d’une certaine conception, disons objectiviste, de ce que serait le génie (le génie se constate, s’impose, et ne peut qu’exister en dépit et même grâce à toutes les contraintes qui lui sont imposées). Bref, c’est un film qui oblige à poser et résoudre la question du statut de la musique dans un récit. Peut-on écouter une musique de film pour elle-même ou ne peut-elle être appréciée et jugée qu’au regard de la narration du film ?
La musique qu’on entend jouée par le jeune étudiant (joué par Miles Heller), celle du professeur et jazzman confirmé ou celle des autres concurrents à la meilleure place dans l’orchestre, toutes ces musiques peuvent-elles faire vraiment l’objet d’un jugement esthétique valide de la part du spectateur, ou celui-ci est-il obligé de l’interpréter du point de vue du récit comme une bonne ou une mauvaise musique en fonction des points de vue des protagonistes ? Cette tension est permanente dans tout film musical.
J’avais déjà parlé de la dissonance esthétique dans la série des Flight of the Conchords entre la qualité de la pop music des personnages/acteurs de la série (puisque les acteurs jouaient en plus leur propre rôle) et la nullité de cette musique au regard de l’appréciation que les personnages et le public du récit portent sur elle. Vous pouvez établir a priori deux positions extrêmes : il n’y a aucune distinction entre le jugement des personnages et la qualité objective de la musique (il y aurait alors consonance esthétique : par exemple, dans la plupart des biopics qui reprennent telle quelle la musique des groupes : The Runaways, ou Ray, ou Get On Up…), ou il y a un fossé extrême entre la musique jouée et le jugement porté au sein du film par les personnages (c’est le cas des films où la musique serait désastreuse ou bonne mais inversement plébiscitée, détestée ou négligée par le public au sein du récit – High School Musical, Frank, Honky Tonk Man, Walk Hard ou Phantom of the Paradise).
La plupart des films musicaux commencent par une dissonance esthétique (car le talent des héros n’est pas immédiatement reconnu) et se conclut par une consonance esthétique, où le talent des héros est célébré. Le jugement esthétique du spectateur est ainsi récompensé. Dans ce cas, ce qui est montré c’est la possibilité d’éduquer le public au goût juste, mais surtout, de façon beaucoup plus pop, de résorber l’écart qui existe entre récit et réalité, car ce qu’on voit se rejoindre est un enchaînement de causes se faire irrésistiblement convertir par le fabuleux pouvoir d’une musique belle. On peut le formuler différemment : si l’on prend le point de vue de la fiction, on dirait au contraire que c’est la fiction qui s’ajuste de plus en plus à la réalité initiale de la musique. Dans tous les cas, cela finit par une convergence.
Le parcours esthétique de Whiplash est singulièrement complexe. Cette consonance esthétique finale reste terriblement contingente et fragile.
Pornographie et film musical
Un film sur la musique est supposé nous donner l’illusion du talent réel de l’acteur. Un peu comme la pornographie, certains films ne proposent pas que des représentations de la musique mais de réelles performances. On se rappelle peut-être celle de Jack Black dans Tenacious D. : the pick of destiny, ou avant lui, celle de Clint Eastwood dans Honky Tonk Man (histoire d’éclairer le refus d’une suggestion possible : Jamie Foxx ne chante pas lui-même dans Ray, le biopic de RayCharles).
Peut-être que la question cinématographique posée dans la pornographie est donc exactement la même que celle posée dans le film musical. Mais la différence ici est que la pornographie n’apporte pas de jugement diégétique sur la performance elle-même. Ou plutôt, même si un personnage s’y risque (par de longs va-et-viens hypnotiques signalant l’excellence de l’exécution de l’acte), le spectateur de la vidéo porno reste absolument maître de l’appréciation. A la fin, c’est lui qui jouit ou non. Son esthétique est aussi cinglante et définitive que la durée de vie d’un mouchoir en papier qu’on jette. Or, non seulement le jazz est une musique complexe, mais ses codes sont moins maîtrisés aujourd’hui. Qui plus est, le film prend pour acquis que la hiérarchie entre les différentes écoles de jazz est maîtrisée. Ce qui apparaît comme infiniment paradoxal, c’est que tandis que le film proclame (ou sanctionne) le talent des personnages, le spectateur reste dans une brume sémantique si dense que cela finit par en gâcher toute musique.
J’ai adoré ce film, et pour d’autres raisons que la perplexité intellectuelle dans laquelle il m’a plongée – perplexité que je partage généreusement avec ceux qui m’ont accompagné voir le film, et qui finissent par souhaiter que je reste accroché à l’une des décorations de Noël au lieu de continuer de leur hurler mes arguments dans les oreilles. Néanmoins le film me semble rater son objectif, là où peut-être tellement d’autres films médiocres réussissent (par exemple le Get On Up, biopic de James Brown) : à force d’asséner une esthétique fondée sur la virtuosité et le travail, il ne donne aucune envie de réécouter du jazz. La même irritation m’accompagne encore lorsque je retrouve Carrie Mathison et son jazz intello au début du générique de la quatrième saison de Homeland. Et pour cause : le jazz ne se débarrasse pas de sa certitude d’être objectivement et techniquement la plus excellente de toutes les musiques possibles. Le film a beau pourtant faire planer le doute pour les besoins de l’histoire. Très vite, on retrouve tout ce qui rend le jazz aussi arrogant et désespérant.
Une mystification assumée ?
Andrew Neiman, le jeune batteur, découvre à un moment les méthodes de son prof sadique, Terence Fletcher (J. K. Simmons). Ce moment est crucial, mais il est aussi une mystification du spectateur. On trompe littéralement celui qui prend au sérieux la possibilité d’une musique qui se donnerait comme expérience pure sans filtre sémantique.
Je vais le détailler, quitte à retirer une toute petite part du suspense du film. Lors de la première répétition, quelqu’un joue faux. La méthode inquisitoire de Fletcher est particulièrement sadique. Il attend que le coupable se dénonce, tout en cernant progressivement les suspects. Pour avoir fait un peu de jazz et de musique, je peux avouer n’avoir rien entendu de très évident. Rien d’aussi évident que le prof le prétend en tout cas. J’étais surpris. Car je ne comprenais tout simplement pas ce que faisait le prof en accusant l’un des trombonistes.
Une fois le coupable désigné, Fletcher exige du tromboniste en question (sorte de Baleine tromboniste sorti de Full Metal Jacket) de rejouer sa partie. Il s’exécute avec une maladresse à peine compréhensible (là encore, c’est moi qui le juge), et est aussitôt viré de l’orchestre. Le spectateur moyen croit donc avoir eu une séance un peu musclé d’écoute attentive.
Mais il n’en est rien. Sitôt le tromboniste chassé, le prof se tourne vers le véritable coupable et lui explique qu’il savait que c’est lui qui jouait faux, mais que le tromboniste a été viré parce qu’il n’a pas su résister à la pression. L’oreille du spectateur n’a donc pas un instant été corrigée ou rendue plus sensible et délicate à l’harmonie. Au fond, on pourrait même croire qu’on est entré dans un film qui affirme que la musique est aussi une pure affaire de mystification ou de frime. Le jazz pourrait n’être comme le rock qu’une question de charisme ou de magie, à la manière de Tenacious D. – qui représente a priori l’anti-esthétique jazz, où tout n’est qu’affaire de mojo, d’énergie et de passion. A la façon d’autres films qui accompagne les chansons de semi-clip (Velvet Goldmine), on aurait pu en déduire que c’est après tout le destin de toute musique d’être pop, c’est-à-dire être de se changer en une représentation crédible de musique davantage qu’une réalité musicale. Si le film avait été cohérent avec la leçon du prof sadique, si les élèves l’avaient pris au sérieux, chacun aurait pu trouver les moyens d’accomplir un véritable playback et s’en sortir juste par cette boutade qui consiste à dire qu’on peut résister à la pression et croire en soi.
Même si je vois dans cette séquence une véritable contradiction, j’avoue que le spectateur que je suis ne s’est pas trop formalisé. Dès le début, en effet, la musique se manifeste à nous par le travail ostensible et récurrent du jeune Andrew. Les séances de travail constitue le point chaud du film. Le personnage finit les mains en sang, hurle de rage, explose sa caisse claire à coups de poing, etc. Au fond, le jazz est d’abord une somme phénoménale de travail. Voilà éventuellement ce qui pourrait clore le débat sur l’esthétique déployée ici pour analyser la musique qu’on y entend. Le réalisateur Damien Chazelle semble nous dire : ne vous préoccupez pas de ce que vous entendez, de toute façon, ils bossent jusqu’à s’en péter les mains.
Faut-il croire au génie ?
Mais si tout n’était que question de travail, pourquoi s’exciter à chercher l’excellence ? Il suffirait de beaucoup travailler, et même médiocre, on deviendrait bon. Andrew semble croire d’ailleurs à cette transformation. Il fait des choix complètement fous pour poursuivre sa quête de perfection et de reconnaissance. On ne peut pas dire que le film soit léger quand il décrit les bouleversements psychologiques du batteur qui prend confiance en soi. Maisle propos est riche et plutôt intéressant, cette lourdeur est excusable.
La première manifestation concrète du génie dans le film est ce moment où l’on voit le professeur Fletcher jouer, en live et en quartet, du piano dans un bar. Jusque là on n’avait pour seule référence de musique géniale celle de Buddy Rich qui passait en fond sonore des séances de travail d’Andrew. Et qu’entend-on lorsque le prof sadique mais génial se met à jouer ? Un jazz infiniment conventionnel et chiant, presque dépourvu de technique.
De deux choses l’une :
- soit c’est la manifestation habile d’une sobriété obtenue par une longue ascèse technique.
- soit il s’agit d’un choix esthétique paresseux et aussi valable qu’un autre. Le prof joue une petite ballade ennuyeuse et essaie de nous revendre ça comme du pur génie.
J’avoue que mon sens esthétique s’oriente davantage vers la deuxième réponse. Je n’ai rien entendu d’extraordinaire. Et pour moi, en tout cas dans mes jeunes années, c’est ce qui m’avait conduit à préférer presque définitivement la pop music. Si les goûts ne se discutent pas, nul besoin de technique, sauf de façon pragmatique (parce qu’une bonne technique permet de se renouveler plus facilement si besoin est). Bref, l’esthétique du film aurait pu s’ouvrir et faire apparaître un spectre plus large de choix musicaux.
Devant cette manifestation du génie apparent de Fletcher, le personnage d’Andrew aurait pu choisir une voie très différente. Au lieu d’affronter son prof et souscrire à ses critères esthétiques, il aurait pu lui dire, comme tant de musiciens le font : « ton jazz, là, ce n’est pas le genre de jazz qui m’intéresse. Point barre. ».
Si la beauté se résume à savoir apprécier la précision d’une battue et kiffer un swing augmenté à la double croche tempo 400, cela revient simplement à mourir d’ennui. J’exagère à peine. Le personnage d’Andrew avait de multiples possibilités de fuites, de contournements, plus rhétoriques, plus esthétiques. Qui plus est, le jazz peut se prévaloir d’avoir initié quantité de courants musicaux parce que c’était un mouvement qui refusait de se scléroser dans une posture académique. Alors pourquoi (et là j’étais au comble de l’agacement) dire que l’excellence du jazz est incarnée par le jazz de Fletcher ou par l’école (quasi-muséale) de Wynton Marsalis ? C’est un certain type de jazz qui y est enseigné, académique à mourir. Le jazz band lui-même ne représente qu’une forme spécifique du jazz. Un batteur peut tout à fait se rabattre sur d’autres options. Ces autres options et leur refus n’est pas discuté. Peut-être pour conserver intact une certaine idée du génie.
MINI-SPOILER ALERT
La fin présente une définition plus hollywoodienne du génie. Elle est pop à mourir parce que super frimeuse et fondée sur un retournement tout à fait habile de l’adversité. Andrew Neiman, le batteur de Whiplash, est comme tous les autres héros de films. Mais les films pop ont la particularité de relativiser le génie technique pour faire davantage triompher une tournure d’esprit : sa faculté à s’adapter, à ruser, à accepter de n’être qu’un simple outil du destin etc. (le héros de Lego Movie est un Lego ordinaire et il n’est pas Lego Batman, Frodon est un simple hobbit et il n’est pas Aragorn, etc etc). Le talent de ces héros n’implique pas d’être un véritable génie.
Au contraire, dans Whiplash, le retournement de l’adversité repose sur un talent véritable, dont le travail ne peut pas être remis en cause (je laisse de côté la véritable interrogation sur la possibilité du recouvrement si rapide de ses capacités de batteur après une si grande période de repos). En somme, le retournement de l’adversité n’est possible qu’à cette condition d’être un génie réel. Autrement dit, il faut a priori adhérer à la possibilité d’un génie musicale. Le génie musicale n’apparaîtra pas simplement parce qu’on y croit (position relativiste et prudente, de beaucoup de blockbusters), mais aussi parce qu’on l’est. Point. Si l’histoire de Whiplash est pop dans ses moyens (mystification et retournement de l’insulte), elle est académique dans sa fin (le génie réel triomphera toujours et justifiera tout rétrospectivement). Mais si une telle tension est productive au cinéma, je doute qu’elle le soit autant pour le jazz lui-même. Comment ne pas simplement espérer que le jazz accueille un jour une esthétique qui ne fasse plus du génie le point alpha et oméga de toute musique…?
Richard Mémeteau