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Ascèse ou le cri cosmique

Imaginez-vous à la place de Romilly, l’astronaute du film Interstellar. Vous êtes coincé dans une station spatiale pendant 23 ans et vous attendez vos potes qui ont mis le pied sur une planète où le temps est ralenti, et où faire du surfe pendant une heure correspond à glander pendant sept ans en gravité artificielle. Histoire d’épicer un peu le tout, vous vous êtes fixé la mission de recueillir des données empiriques à propos d’un trou noir qui, par définition, est inobservable. Résonne encore à vos oreilles le poème de Dylan Thomas que le Dr Brand récite sans arrêt. Science, poésie, fin du monde… vous choisissez un livre. Lequel ?


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Dans de telles conditions, vous vous mettez légitimement à retrouver un certain goût pour la poésie scientifique, ce genre oublié qui combine lyrisme et synthèse scientifique. Mieux, vous êtes soudain de nouveau séduit par l’idée que la philosophie ne doit pas simplement se lire mais se réciter, se prier ou se rugir. Quand votre vie se réduit à l’espace d’une cabine flottant littéralement au dessus du néant, vous ne voulez pas rajouter l’ennui à l’ennui, c’est compréhensible. Et vous comprenez mieux pourquoi Nietzsche et tant d’autres ont cru que la philosophie devait aussi se vivre…


Dans ce cas, le seul livre à lire à l’orée de la ligne d’orbite d’un trou noir est le livre de Nikos Kazantzakis, Ascèse.


Cet essai publié aux Forges de Vulcain a le lyrisme des grands monologues de science fiction perdus dans les étoiles. En cette fin d’année, avec la musique d’Hans Zimmer qui me restait dans les oreilles, je n’ai pas pu lire sans les souvenirs d’Interstellar ou le téléchargement illégal tout frais des « Atmosphères » de Ligetti.

Mais un choix de livre relève aussi parfois d’un mystérieux hasard. La première phrase sur laquelle je suis tombé m’a retenu : « ce cri n’est pas le tien ». Tout un film pourrait commencer en fond d’écran noir avec cette seule phrase. Je suis resté pensif quelques secondes. J’ai aimé ça. Alors j’ai recommencé ma lecture du début.


Niko Kazantzakis est l’un des grands auteurs grecs (Zorba le Grec, Testament, La dernière tentation du Christ…). L’influence de Bergson et de Nietzsche est sensible. Et il y a déjà beaucoup de science fiction chez ces deux-là (au hasard, tout Matière et Mémoire… ou le début de la Vérité et le Mensonge au sens extra-moral). Mais Ascèse est un texte intéressant parce qu’il reprend les deux philosophes par la fin, là où ils se sont arrêtés. Bergson comme Nietzsche promettent que la vie humaine est plus que ce qu’elle paraît. Tous deux prophétisent une nouvelle sensibilité, une nouvelle sacralité. Niko Kazantzakis les prend au sérieux et tente de mettre des mots sur ce qui pourrait être la religion naturelle d’une philosophie vitaliste.


Vous dites « vitaliste » à un prof de philo et il lève les yeux au ciel. Mais encore une fois, vous êtes dans une cabine, devant un trou noir, vous ne savez même pas si vous allez sauver l’humanité, vous dites quoi ? Vous n’allez pas vous lancer dans un bon choix de textes de philosophie analytique à la couverture jaune moutarde. Vous ne savez même pas si vos potes vont revenir pendant les 22 ans qui se sont déjà écoulés.

Vous n’allez pas tout comprendre. Mais les portraits de l’humanité souffrante de Kazantzakis ont quelque chose d’évident, de classique. L’intention philosophique est de passer, de traverser des états de conscience de plus en plus élevés. Et il y a quelque chose de déroutant. Car tout ce qui s’élève retombe. La vie meurt. La création se disperse en débris inertes. Le souffle du texte épouse cette trajectoire. Vous ne sortirez pas du cercle. Vous entendez un cri, vous en cherchez l’origine, vous parcourez encore et encore ce cercle qui mène de la vie à la mort, jusqu’à ce que vous compreniez que le cri précisément est celui qu’impose le parcourt du cercle lui-même. La répétition est une expérience de dépersonnalisation. C’est toute la dramaturgie de l’essai, celle d’une quête qui trouve dans le désespoir quelque chose de plus grand, plus ancien et multiple.


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Il faudrait se réciter des passages d’Ascèse dans les pires moments de désespoir – ou au moment des 25 premières minutes de jogging, quand on doit retrouver un second souffle.

« Je me soumets à la matière, je la force à devenir le conducteur de mon cerveau. Je me réjouis des végétaux, des animaux, des hommes et des dieux, comme s’ils étaient mes enfants. L’Univers entier, je le sens qui s’amalgame à moi et me suit comme un corps. A de brusques et terrifiants instants, un éclair jaillit en moi : « Tout cela n’est qu’un jeu cruel et vain, sans début, sans fin, sans signification. » Mais je m’attelle vite à nouveau à la roue de la nécessité et l’Univers entier reprend sa rotation autour de moi » (p. 19).


Je résiste difficilement à la tentation de dévoiler le « twist » de l’essai, le coup de théâtre. Il y est forcément question de Dieu. Il ne pourrait pas ne pas en être question. Si vous parlez de l’élévation de la conscience, vous allez fatalement à un moment ouvrir le frigo et commencer à prendre quelques provisions pour le voyage : dieu, l’éternité, la transcendance en font partie. La science fiction, elle aussi, tend à rien moins qu’à cette élévation de conscience dont parle Niko Kazantzakis. On devrait tout de suite étudier les différentes formes de religion que la SF propose et invente – c’est peut-être notre nouvelle religion naturelle.


Le Dieu dont parle Kazantzakis n’est pas celui de Plotin, ce n’est pas celui de l’Un, de la conversion et de la procession, qui monte vers l’éternité ou en descend. La conversion, c’est-à-dire littéralement la plongée en soi en même temps qu’une plongée dans l’éternité, n’est pas le ressort ultime de l’essai. Car l’Un n’existe que dans et à travers l’effort de l’homme. Katzankis parle littéralement du Dieu de l’homme mais ne sacralise pas l’espèce. C’est un Dieu aussi précaire que l’existence humaine. Un Dieu qui crie.


Richard Mémeteau


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