Quentin Meillassoux : la fiction comme exercice métaphysique – un reboot philosophique.
Il y a des moments où l’admiration que l’on a pour une personne est plus stérilisante que stimulante lorsqu’il s’agit de parler de celle-ci. Quentin Meillassoux fait partie de ces monstres qui peuplent mon imaginaire philosophique et qui constituent pour moi, au-delà des figures tutélaires, des accélérateurs de pensée. L’actualité du dernier livre de Catherine Malabou, Avant demain, remet sur la place publique la pensée d’un homme parfois loué mais aussi trop souvent marginalisé dans le débat philosophique français. Il était donc temps d’essayer de communiquer, à mon tour, un peu de la passion qu’il a su prodiguer sans compter lors de ses cours et séminaires, en saisissant la très belle occasion que nous offrent les Forges de Vulcain de nous introduire à sa philosophie à travers un bel essai de métafiction.
Dépasser la relation sujet-objet, pour retrouver derrière (et avant) notre subjectivité le réel.
G. Deleuze suggère à plusieurs reprises que l’on peut juger un philosophe à sa capacité à créer des concepts. L’idée est à la fois intrigante et plaisante mais très vite on sent qu’elle est surtout pertinente. Elle permet de considérer sous un nouveau jour le panorama de la philosophie universitaire française. Et il reste qu’à l’aune d’un tel critère Q. Meillassoux n’occupe pas une place secondaire comme peut le laisser suggérer pourtant la faiblesse de sa réception – pour le moment espérons – en France. En effet, si l’on parle beaucoup entre étudiants parisiens de Q. Meillassoux, on l’évoque finalement assez peu pour le moment – en France toujours – dans les débats universitaires. Il n’est pas rare même de voir fleurir à son encontre des jeux de mots alliant peu habilement nécessité et contingence pour se moquer d’une philosophie que l’on n’a pas ou peu lue. Sur ce dernier point d’ailleurs on peut blâmer indirectement son auteur de ne pas avoir laissé entrevoir ailleurs qu’entre les murs de son séminaire de quel bois il se chauffait quand d’autres n’hésitent pas à publier un ouvrage dès qu’ils relisent trois pages de Platon ou Spinoza. Finalement, nous sommes face à une sorte de paradoxe médiatique où certains le décrient comme une Rockstar métaphysique du « réalisme spéculatif » alors qu’il publie peu et n’avance que très prudemment ses œuvres dans le champ philosophique, évitant ainsi autant que faire se peut toute publicité. Ce Nick Drake du concept produit donc involontairement sa légende en écrivant si peu, et en faisant ainsi de chaque article l’occasion pour le lecteur d’un nouvel étonnement.
Mais ce n’est pas encore l’heure d’un éloge. Revenons à notre point de départ : la transcription aux éditions « Forges de Vulcain » d’une conférence prononcée le 18 mai 2006 à Paris au sein de l’ENS (ULM) où il a officié comme agrégé-répétiteur de nombreuses années. En découvrant au coin d’une table d’un libraire l’ouvrage (pourtant paru en 2013), le souvenir confus de la conférence me poussa à retenter ma chance avec ses 116 pages qui avaient en plus la bonne idée de reproduire la nouvelle d’Asimov « La boule de billard » qui constitue le point de départ de sa réflexion.
Disons le tout net, si vous n’avez pas eu la chance de participer à un de ses cours, je ne suis pas sûr qu’Après la finitude (malgré son statut d’introduction) constitue la porte d’entrée adéquate à sa pensée. Laconique, l’ouvrage ne semble proposer que des résumés trop rapides sur sa philosophie. C’est un peu comme si vous ne lisiez que les entrées de paragraphes du Discours de la métaphysique de Leibniz – comme Arnauld le faisait d’ailleurs. Vous pourriez faire des jeux de mots sur le meilleur des mondes, l’harmonie préétablie mais il y a peu de chance que vous ayez saisi toute la subtilité de la pensée de l’auteur. Cependant si vous voulez tout de même avoir une idée de ce qu’enferment ces pages, jetez vous sur la recension de « La Dormeuse ».
L’ouvrage sur Mallarmé Le nombre et la Sirène même s’il reconnecte avec la démarche de sa pensée reste plus lointain et donc peut se penser comme une forme de digression par rapport au « système » que forme sa philosophie et dont les cours et séminaires constituaient un simple préambule. Vous trouverez néanmoins dans ces pages un juste aperçu de sa passion et le brillant qui caractérise ses explications. Tout comme dans un bon roman à clef vous ressentirez certainement le frisson du hacker littéraire qui a fait tomber la citadelle Mallarmé en forçant « Le coup de dès ».
Il reste donc du côté des ouvrages en français ce petit essai Métaphysique et fiction des mondes hors-science qui constitue, avec l’article étonnant « Deuil à venir, Dieu à venir » (Publié dans le revue Critique n. 704 – 705 en 2006), une introduction fidèle et amusante.
SF, FHS : la littérature comme générateur philosophique
Le point de départ interroge la possibilité d’envisager deux régimes de fiction : la science fiction (SF) et ce qu’il appelle (c’est un peu l’invention conceptuelle principale de la conférence tout comme le « dilemme spectral » avait été, avec le « spectre essentiel », celle de l’article cité plus haut) « la fiction (des mondes) hors-sciences » (FHS).
La différence est simple : la science-fiction se place toujours sous l’angle de la science quelque soit les postulats qu’elle décide de poser. Le monde qu’elle décrit est différent mais peut toujours se soumettre à une connaissance scientifique. Dans le monde hors-science, « la science expérimentale est en droit impossible, et non de fait inconnue » (p. 10). Tout la question est alors de découvrir à quoi peut ressembler un tel monde.
Cette distinction aussi intéressante soit-elle peut paraître cependant assez anecdotique d’autant plus qu’on n’a pas vraiment d’exemples de fictions hors-monde (FHS) qui nous viennent immédiatement à l’esprit. Pourtant c’est à partir de là que la spécificité de la méthode de Q. Meillassoux entre en jeu et impose ce qui peut ressembler – avec l’idée de dresser des antagonismes philosophiques (le verbe « ferrailler » est celui qui revient le plus quand on suit ses cours d’histoire de la philosophie) – à sa signature.
En réalité c’est un problème métaphysique très classique qui va se déverrouiller à partir de cette distinction en apparence secondaire : « le problème de Hume ». Le problème de l’induction logique ou de la nécessité des lois de la nature est au cœur de sa pensée et c’est précisément par ce biais que ce petit ouvrage en constitue une très bonne introduction ; y sont abordées tour à tour les deux principales réponses à ce problème afin de montrer leurs insuffisances. Or c’est précisément à partir de la distinction entre SF et FHS que ces erreurs prennent tout leur sens car la formulation même du problème par Hume – le fameux exemple du billard – repose sur l’imaginaire de la fiction hors science.
Le problème de Hume et le faussaire viennois
C’est dans la section IV de l’Enquête sur l’entendement humain que se trouve la célèbre formulation du problème. En se demandant d’où viennent mes attentes du mouvement des billes de billard Hume va lézarder l’édifice de la causalité. La question de Hume revient simplement à se demander ce qui nous insiste à croire que les lois physiques sont toujours valables, car il n’y a aucune contradiction logique qui s’oppose à leurs modifications dans l’avenir. L’expérience ? Rien dans l’expérience passée (ou présente) ne nous permet de tirer des conclusions au sujet du futur. En somme, rien ne nous assure que la nature ne va pas dès demain changer du tout au tout.
Karl Popper qui désigne justement ce problème par le nom de « problème de Hume » pense pouvoir apporter une solution. Or c’est précisément en se situant dans un imaginaire de SF et non de FHS qu’il va rater une réponse viable : il accepte le fait que nos prévisions futures se basent sur des hypothèses théoriques qui sont essentiellement réfutables par des expériences. C’est d’ailleurs ce caractère (la possibilité d’une réfutation) qui fait qu’une théorie est scientifique. Popper peut donc s’attendre à ce que les billes de billard de Hume adoptent dans le futur des comportements différents. Mais le problème c’est que pour lui cet événement restera compatible avec l’idée de la science qui dans le futur sera capable d’expliquer via une hypothèse les causes d’un tel changement.
On voit où le bas blesse : Popper reste dans un cadre purement épistémologique alors que le problème de Hume est avant tout ontologique. Ce dernier ne s’arrête pas à la question des théories de la science mais s’attaque aux lois physiques elles-mêmes. Popper manque ce glissement de registre car de bout en bout il reste dans l’horizon de la science et ne pose donc le problème que dans un cadre de science fiction. Le véritable problème de Hume est celui d’un monde à venir où la science elle-même serait devenue impossible suite à la disparition de toute stabilité dans les lois de la nature. Hume n’est donc pas dans un imaginaire SF mais bien dans la possibilité d’une FHS qui engage un enjeu métaphysique bien réel. La façon dont Popper aborde le problème se retrouve d’une certaine façon dans une nouvelle d’Asimov publiée à la fin de l’essai « La boule de billard ».
Le crime parfait du professeur J. Priss
L’histoire peut se résumer aisément – merci wikipedia :
James Priss et Edward Bloom étaient amis à l'université, désormais ils se haïssent. Priss est un grand physicien, consacré par le Prix Nobel ; Bloom fait de l'argent avec les théories de Priss. De surcroît, tous deux sont passionnés de billard et ne supportent pas d'y perdre.
Pour humilier Priss, Bloom fait le pari de créer un dispositif très complexe qui équivaudrait à un mouvement perpétuel. Le jour de la démonstration, il dévoile une sorte de fontaine d'électrons qui déforme l'espace-temps. Par pur caprice, il a fait installer l'appareil sur une table de billard, et il propose ironiquement à Priss d'y jouer.
Priss accepte, à regrets semble-t-il et la "fontaine" expédie la boule à vitesse luminique, droit dans le cœur de Bloom, à travers le mur, et vers l'univers. Bloom est bien sûr tué sur le coup. Priss se dit navré, mais le narrateur - un journaliste - se demande s'il est possible qu'il ait pu ignorer ce risque.
Comme le fait remarquer Q. Meillassoux immédiatement, la nouvelle fonctionne parce qu’elle est popperienne. En effet l’événement imprévu causant la mort de Bloom ne l’est peut-être pas tant que ça (et encore moins pour un double prix Nobel de physique) – c’est tout le nerf de la trame qui se retrouve ici. D’ailleurs, il est tout à fait raisonnable de se demander si la FHS en abolissant la possibilité d’une trame ne met pas en déroute toute possibilité de narration. Après tout un monde qui ne peut donner lieu à une science n’est-il pas par essence acosmique et donc ne relève-t-il pas tout simplement du chaos ?
Faites place au chaos : le titan de Königsberg est dans la place
Kant va tenter une réponse au problème de Hume sans se tromper de fiction et donc en prenant en compte d’une certaine façon l’idée d’une FHS. En fait, pour lui, si les lois ne sont pas nécessaires, il n’y a pas que la science qui disparaît mais le monde lui-même et la conscience qui l’ordonne ne pourraient pas se constituer. La « Déduction transcendantale » qu’il opère dans la Critique de la raison pure est précisément le lieu de sa confrontation avec le problème. S’il arrive à déduire la catégorie de causalité, il résout le problème de Hume puisqu’il légitime ainsi notre croyance en la nécessité des lois physiques. Or par une sorte de démonstration par l’absurde, il arrive à montrer que cette scène de billard humien est impossible car si ce qu’il avançait était vrai la scène ne pourrait même pas avoir lieu pour nous – nous ne pourrions pas la percevoir. Q. Meillassoux résume parfaitement bien l’argumentation de Kant en soulignant que pour lui « La faille du raisonnement humien, c’est donc de dissocier les conditions de la science et les conditions de la conscience. » (p. 37) En somme, la conscience ne peut survivre à l’absence d’un monde susceptible d’être connu par la science. Sans connexion pas de structuration, or cette activité est précisément le foyer de la conscience transcendantale : le sujet ne pourrait pas subsister dans de telles conditions. Ainsi le fait même qu’il y ait représentation d’un monde réfute le problème de Hume.
Un coup difficile à anticiper même pour Eva Kant !
Réfutation de la position kantienne : vers une typologie des mondes FHS
C’est à partir de là que Q. Meillassoux commence à avancer ses pièces. L’idée est d’introduire une forme de gradation dans l’inconstance de ces mondes et de mettre à jour que certains restent viables. Or si tel est le cas de fait l’invalidation kantienne tombera.
Tout d’abord, un monde qui n’obéit à aucune loi n’a aucune raison d’être complètement chaotique. Kant fait comme s’il était impossible que le hasard parvienne à composer un ordre global et durable. Or un monde n’obéissant à aucune loi n’a aucune raison d’obéir à une loi statistique. La faiblesse de Kant finalement est de ne pas avoir assez développé son imaginaire FHS. On peut, si on le tente, dégager trois types de monde hors-science :
- Le type 1 regroupe les mondes possibles qui sont irréguliers mais pas assez pour affecter véritablement la science. Il y a des événements sans cause dans ces univers mais pas assez pour affecter les processus de la science expérimentale. Puisqu’un tel monde est pensable, il s’ensuit que « ni la science ni la conscience n’ont pour condition de possibilité l’application strictement universelle du principe de causalité. » (p. 48). Il y aurait toute une analyse à faire, à mon avis, pour voir si la plupart des univers Comics ne correspondent pas à ce type précis.
- Le type 2 repose sur une irrégularité suffisante pour abolir la science mais pas la conscience. Notre vie quotidienne pourrait toujours faire fond sur des stabilités relatives pour s’orienter. La métaphore que développe Q. Meillassoux de l’automobiliste au milieu des autres véhicules permet aisément de comprendre cela – nous revenons à une forme de prudence au sens aristotélicien du terme. Dans un tel univers, la régularité naturelle apparaît comme analogue à la régularité sociale qui nous permet d’envisager à moyen terme des conduites.
- Le type 3 correspondrait au chaos décrit par Kant.
Il reste qu’il y a au moins deux catégories qui contredisent la déduction transcendantale. Et parmi elles, le monde FHS-2 (fiction hors science de type 2) permet de mettre en échec les pensées de Kant et de Popper. On est donc bien ici face à un véritable instrument métaphysique.
La libération du récit et de la contingence ?
Mais surtout tous ces développements nous amène à comprendre que la contingence des lois de la nature n’est pas une hypothèse absurde.
L’ouvrage se termine alors par une réflexion plus large sur la fiction hors-science et la narration montrant que loin d’en faire un simple déclencheur de pensée l’auteur prend au sérieux jusqu’au bout son hypothèse. La complexité du récit hors-science c’est qu’il semble devoir posséder des caractéristiques qui déjouent les principes de la narration. Il doit s’y produire des événements qu’aucune logique ne peut expliquer. Dans un tel monde, la science – et toute autre forme de logique explicative (comme la magie dans l’heroic fantasy) – n’est plus présente que sur un mode négatif en tant qu’elle disparaît ou n’existe pas. Il ne peut y avoir dans un tel récit une sorte de cohérence de rechange. Pourtant après avoir analysé différents romans (Darwinia de R. C. Wilson, le Guide du voyageur galactique de Douglas Adams et Ubik de P. K. Dick), il finit par trouver avec Ravage de Barjavel un véritable roman FHS. Ainsi si l’on met de côté le contexte peu reluisant de l’écriture de l’œuvre force est de reconnaître que ce récit quitte bel et bien le giron de la science fiction. La trame est simple : l’électricité cesse du jour au lendemain d’exister plongeant le monde dans un véritable chaos. Aucune explication n’est apportée, Barjavel ne fait que décrire les conséquences cataclysmiques d’une sorte de Walking Dead de l’après-guerre. Le tour de force de Barjavel est d’avoir réussi à rendre le récit si prenant que le lecteur ne cherche pas du tout à saisir la cause du phénomène. Un tel récit est donc bel et bien viable et a pu fournir d’ailleurs un des plus beaux succès de son auteur. Il reste pour nous à mesurer les implications de ces mondes FHS et de saisir comment de la SF à la FHS chaotique surgit un spectre de monde qui chacun nous en dise un peu plus sur l’homme et la nature nous amenant comme l’ouvrage le suggère à la fin la possibilité d’explorer « une vérité d’une existence sans monde ».
Ainsi en allant au fond du problème de Hume et en examinant jusqu’au bout les implications de son hypothèse, Q. Meillassoux ouvre des portes aussi bien en métaphysique qu’en littérature et renoue à travers ces expériences de pensée de la fiction avec une véritable expérience philosophique. Cette conférence livre simplement le modus operandi d’une nouvelle façon de philosopher qui si elle trouve des détracteurs pour la moquer possède aussi quelques continuateurs à l’image de Elie During, Pierre Cassou Noguès ou dans une certaine mesure Tristan Garcia. Ils n’ont peut-être pas toute l’attention d’une scène philosophique qui joue toujours sur des valeurs sûres mais il est clair qu’en retrouvant les principes propres à la philosophie selon Deleuze ils commencent quelques chose quand les autres continuent un chemin qu’ils n’ont pas ouvert.
Ugo Batini