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Céline Dion ne doit pas mourir !

Au sujet de Let’s talk about Love, A Journey to the End of Taste de Carl Wilson


C’est un cours d’esthétique entier à partir de Céline Dion. Carl Wilson est canadien, il a grandi, écouté de la musique, choisi de devenir journaliste rock contre Céline Dion. Jusqu’au jour où il a compris que son dégoût de Céline Dion pouvait en dire davantage sur lui que peut-être beaucoup d’autres coups de cœur rock qu’il défendait sur Zoilus.com, Pitchfork ou ailleurs. L’homme n’est pas susceptible d’avoir mauvais goût puisqu’il déteste The National – le groupe de Matt Berninger, installé à Brooklyn, ultra-conscient de faire de la musique anti-Coldplay, imitant un faux accent anglais, dont les chansons sont autant de lentes érections qui finissent en éjacs bruyantes (au lieu d’être des bonnes branlettes efficaces).


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Céline Dion est peut-être comme une ombre exténuante qui nous suit même quand on la fuit. On se construit contre elle, en parodiant « Ziggy (un garçon pas comme les autres) » nu sous sa douche comme dans les scènes de vestiaires du clip. On se fout d’elle quand elle conseille sur une chaîne de télé nationale d’aller prendre un kayak pour aller aider les sinistrés de Katrina. Ou on se demande qui a bien pu lui conseiller de devenir blonde péroxydée dans un monde qui confond renouveau spirituel et changement de couleur de cheveux. Contre elle, donc avec elle : en finissant par la trouver fascinante de folie et de constance. Et je n’oserai pas utiliser semi-consciemment le slogan le plus éculé de nos soirées à discuter de nos déboires sentimentaux (« fuis-moi je te suis… »), si le livre de Carl Wilson ne m’avait permis, moi aussi, d’aimer Céline Dion ! On a plaisir à rejoindre la troupe des amateurs paradoxaux de la chanteuse québécoise. Parmi lesquels Ellioth Smith (qui l’a trouvé si sympa pendant les awards qu’il ne pouvait plus en dire du mal – n’espérons pas y voir là l’explication de son suicide), ou Simon Frith, le critique et universitaire anglais spécialiste de la musique pop. Essayer d’aimer Céline Dion, c’est décortiquer et vivisecter les ressorts du bon goût lui-même, pour toucher au cœur, c’est-à-dire à ces dégoûts qui fonde nos goûts, et nos conceptions politiques – premier extrait :


« Ce n’était pas ce pourquoi je l’avais choisie, mais Céline s’est avérée être un modèle parfait pour cette expédition. Elle pue la démocratie, mêlée à l’odeur des parfums de designers et de dollars, d’euros et de yens. Bien plus que la plupart des célébrités, elle est plausible en tant que personne commune catapultée dans un statut hors du commun. Sa musique mise à part, j’ai grandi en m’habituant à son visage hyper-expressif, attaché à un corps dégingandé aux longs bras qu’elle bouge comme les ailes d’un cygne. Et comme je le suspectais, regarder de plus près sa musique apparemment banale a concentré mon attention sur un autre genre de vertus – pas tellement la fidélité et la dévotion qu’elle chante, mais la persistance et la flexibilité nécessaires qu’il faut pour traduire de ses termes aux miens.

C’est ce que j'entends par démocratie – non pas une ouverture d’esprit défraîchie, mais le fait d’être aux prises activement avec les gens et les choses qui ne me ressemblent pas, qui engage en même temps la question périlleuse de savoir à quoi je ressemble. La démocratie, cet idéal dangereux, paradoxal et irréalisé, laisse croire que le moi est insuffisant, dépendant de l’altérité dans sa définition, et elle choisit non seulement de l’accepter mais de la célébrer, de miser dessus. A travers la démocratie, qui exige que nous rencontrions les autres comme des égaux, nous devenons peut-être moins étrangers à nous-mêmes. »


L’intelligence du livre est de multiplier les angles. Sociologique, musicologique, philosophique, commerciaux. Carl Wilson rencontre les fans gays qui lui doivent la vie. Carl Wilson pleure pendant un concert de Céline Dion quand il se souvient de son propre divorce. On a l’impression qu’il craque. Quand le dégoût de Céline Dion est aussi une résistance qui demande trop d’énergie, le critique parvient à la limite effective de ses propres goûts. Comme si on ne comprenait son corps que quand on finissait par vomir, jouir et pleurer en même temps. Pareil pour Céline Dion. L’aimer est un traumatisme qui nous libère.


Nous avons des raisons esthétiques de la détester, mais aussi de raisons non-musicales de l’aimer, ces mêmes raisons non-musicales dont on hésite à parler quand on se dit amateur de Krautrock allemand, de disco italienne, ou de garage rock black... Trahir son intérêt pour une musique, parce que le chanteur nous plaît (je suis toujours amoureux des fossettes de Kele Okereke), ou parce que ça nous rend plus cool, n’est pas une façon de nier la musique


« De la même façon, en se détournant du désintérêt kantien, le critique pourrait devenir un observateur plus intéressé, plus investi. On pourrait tenir compte de tout ce qu’on attend de la musique, et de tout ce que la musique accomplit, quand, selon l’expression du musicologue Christopher Small, on « musique » (musicking). Dans notre vie quotidienne, la musique est une partie d’autres activités, comme la danse, le ménage, le sexe, les ragots ou les dîners. Dans le discours critique, c’est comme si la seule action qui compte est l’activité d’évaluer la musique. La question devient « Est-ce de la bonne musique à écouter pendant qu’on fait des jugements esthétiques ? » Ce qui peut expliquer comment certains groupes deviennent les chouchous des critiques : Sonic Youth, par exemple, n’est pas de la super musique pour danser, mais c’est une super bande-son pour faire des jugements esthétiques. (…) Céline Dion, d’un autre côté, est de la musique nulle pour faire des jugements esthétiques, mais elle peut être excellente pour avoir un premier baiser, enterrer sa grand-mère ou fondre en larmes. »


Richard Mémeteau

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