Portishead vs. St. Vincent : de l'art de performer son genre (Rock en Seine 2014)
- freakosophy
- 26 août 2014
- 5 min de lecture
Gardant ma place sagement collée aux barrières afin d'être aux premières loges pour Prodigy après le concert de Portishead samedi au Parc de Saint Cloud, j'écoutais, pour tuer le temps, les commentaires de l’agent de sécurité de l'autre côté de la barrière. Celui-ci prenait des grands airs en expliquant, à propos de Portishead, qu'il fallait être "dépressif, schizophrène et pas net" pour composer ou écouter de la musique pareille qu'il qualifiait de "musique de mort". Il avait visiblement saisi le côté malsain et dissonant du groupe. Et il y a fort à parier que le jeu scénique discret de Beth Gibbons renforçait aussi son propos lorsqu'il disait qu'il n'y avait pas grand chose à voir. Mais je ne suis pas sûre que ces paroles savantes soient réellement justifiées. Essayons de nuancer la doxa de mon vigile en t-shirt moulant et de ses sympathisants dans la foule qui acquiesçaient docilement en attendant les pogos de Prodigy. Revenons précisément sur ce jeu discret qui est, à mon sens, parfaitement en adéquation avec la personnalité musicale de Beth Gibbons, et plus encore, qui nous amènera à nous demander, comme elle le fait dans la chanson à succès "Glory Box" ("la seule qui est bien" selon mon agent de sécurité) : sur quoi doit se fonder le désir d'être une femme ?

Portishead - source
Le concert s'ouvre tandis que le groupe prend place tranquillement, pas de grandes pompes pour Portishead. On est bien loin de l'entrée phénoménale de Prodigy. Gibbons nage dans son sweat kaki large, ses cheveux lui tombent sur le visage lorsque celui-ci n'est pas caché par le micro auquel elle s'agrippe. Elle se fait tellement discrète que j'ai manqué à plusieurs reprises de la confondre avec une roadie. On remercie l'écran derrière et les jeux de lumière de mettre un peu de mouvement sur scène, car à première vue, pas grand monde ne bouge. "On est venu pour la musique" me diriez-vous. Effectivement, on est venu pour cela, mais pas seulement. Et pas de raisons d'être déçu dans le fond, car il faut voir dans cette ambiance calme et discrète non seulement la personnalité même de Beth Gibbons mais aussi la particularité de Portishead. Le retrait de Gibbons (même dans les réglages de la voix) n'est pas sans rappeler le rôle que tient habituellement la voix dans Portishead. Je ne parle pas de l'emphase mise sur celle-ci (d'autant que ceci contredirait mon propos), mais plutôt du contraste entre la délicatesse de sa voix et le reste des instruments, contraste d'ailleurs renforcé dans Third. Comme sa voix qui semble perdue au milieu d'un paysage urbain déserté, elle reste immobile sur cette scène qui aurait pourtant pu être exploitée de façon beaucoup plus médiatisable - et qui l'est un tant soit peu par les autres musiciens. Mais ce n'est pas ce qu'elle cherche, elle se cache alors tout le long derrière ses cheveux et sous ses vêtements d'homme. Elle semble dissimuler ce qu'aux premiers abords on pourrait appeler sa féminité, c'est-à-dire aussi ce qui la rendrait plus vendable scéniquement. Pourtant il serait bien trop facile de remettre tout ceci sur le compte d'un malaise (les plus vicieux d'entre nous rappèleront même ses origines campagnardes). Gibbons nous offre tout au contraire le spectacle de l'affirmation de son genre, de "sa" féminité. Elle est à l'exact opposé d'une Shirley Manson qui se tortille sur scène à quatre pattes sur une poupée gonflable. Ou, pour rester dans la programmation Rock en Seine, elle se joue des costumes à la David Bowie et du jeu scénique sexy et rock and roll d'Annie Clark (St Vincent). Gibbons est un morceau de satin oublié dans le décor malsain et moisi d'une usine désaffectée. C'est exactement le contraste que nous offre sa voix délicate posée sur ces samples, cette batterie trip-hop et ces guitares torturées. Cette voix parfaitement féminine sortie d'un corps peu soigné dont on ne discerne qu'à peine les formes renvoie dos à dos les stéréotypes et la supposée nette fracture entre les genres.
Alors que Gibbons semble délaisser les apparences pour nous offrir le tableau de sa propre identité torturée mais sincère, Annie Clark choisit le chemin inverse. Des costumes et une scène bien travaillés sont là pour appuyer son univers musical : très pop dans l'image, dans la propreté du son, dans la voix et les refrains, mais aussi plutôt expérimental dans la structure des morceaux et les riffs de guitare recherchés. Impossible de ne pas penser à Bowie en la regardant sur scène. Rien à voir donc avec Portishead au niveau scénique. Le public qui n'était pour la majorité là que pour faire un dernier concert sur le chemin du retour, avait l'air plus captivé par ses mouvements que par la musique elle-même. Elle posait à souhait pour les photos, se jetait à terre sur sa guitare, occupait parfaitement la scène... De quoi bien contraster avec Beth Gibbons qui se cachait tout à droite de la scène ou tournait le dos au public lorsqu'elle ne chantait pas. Clark sait comment plaire et elle nous le montre bien. C'est ce qui fait qu'elle met en scène une autre féminité, celle prisée par les médias et les auditeurs. Toutefois, est-elle pour autant plus femme que ne l'est Beth Gibbons ? Si l'on admet que le genre n'est pas binaire contrairement à ce que l'on concevrait communément, mais quelque chose de plus personnel et propre à chaque individu, il semble clair qu'il s'agit non pas de degrés différents de féminité mais littéralement de genres différents qui s'apparentent respectivement plus ou moins à la conception classique et très certainement dépassée du genre.

Annie Clark
C'est à partir de là qu'il devient possible de répondre à la question initiale que nous nous étions posés. Les raisons qui justifient le désir d'être une femme ne sont pas celles maintes fois énoncées dans les discours féministes bien connus. Pas de justification sociale ni biologique. C'est une autre réponse que nous offre le personnage de Beth Gibbons : elle ne veut pas être une femme car elle est avant toute chose une identité, un genre à part entière qui lui est bien propre. C'est sur ces bases qu'il conviendrait de définir l'idée même de femme, en comprenant que nous ne devenons pas femme en copiant les stéréotypes et canons de féminité, mais que nous le devenons le jour où nous comprenons ce qui fait précisément notre féminité intrinsèque : la délicatesse timide de Gibbons, les artifices d'Annie Clark, la sensualité agressive de Shirley Manson et celle douce d'Alison Goldfrapp, la force dominatrice de PJ Harvey et la classe infinie de Joni Mitchell... C'est un élément propre à chacune qui fait sa réelle féminité, celle qui fait présence et qui est "performée", non celle uniquement basée sur des critères universels et binaires, et ce sont très exactement ces éléments qui nous donnent à notre tour envie d'être femme ou plus généralement, envie de performer le genre qui nous est propre.
Myma