La philosophie de S. Cavell, la cinéphilosophie et le sens de la vie - l'interview d'Hugo Clémot
La vertu principale de l'ouvrage La philosophie d'après le cinéma est d'être, comme nous l'avons vu, un guide sûr pour cheminer dans la philosophie de Cavell mais aussi plus largement dans la toute nouvelle cinéphilosophie. Nous ne pouvions résister à l'idée de continuer à cheminer encore un peu en compagnie de son auteur Hugo Clémot.
Freakosophy : Votre introduction met bien en valeur le contexte philosophique à partir duquel les réflexions de Cavell sur le cinéma prennent sens. On voit, à côté de l’importance qu’a pu avoir pour nous Deleuze, que c’est la philosophie analytique qui semble, outre-Atlantique, ouvrir une voie fertile vers l’analyse du médium. On a l’impression que le point de départ de Cavell est lié au fait de trouver des réponses aux questions posées par cette tradition, mais que la façon de les aborder l’amène aussi à s’en éloigner et à proposer une vraie alternative. Du coup, c’est à partir de cette forme d’éloignement que l’on comprend mieux pourquoi Cavell et Deleuze peuvent être compatibles alors même que Deleuze n’est pas loin de refuser, non sans humour, le nom même de philosophie à la pensée analytique anglo-saxonne.
À l’inverse de cette idée d’une dérive philosophique, vous arrivez à faire remonter Cavell vers la source même de la philosophie en faisant de sa pensée une sorte d’exercice pratique proche de l’image que l’on se fait de la philosophie antique. Pouvez-vous revenir sur cette idée forte de votre introduction qui lie cinéma et connaissance de soi ?
H. Clémot : Il ne m’est pas possible de répondre directement sans revenir sur certaines des impressions que l’on peut avoir à la lecture de mon livre. Je ne voudrais pas, par exemple, laisser croire que Deleuze n’est pas important outre-Atlantique, ni que c’est de la philosophie analytique que vient désormais l’innovation en philosophie du cinéma.
D’une part, je tiens à rappeler que mon introduction parle du contexte anglo-saxon dans lequel on a pu écrire que les études cinématographiques avaient pris un tournant « philosophique ». Ensuite, il y a de nombreux penseurs anglo-saxons qui travaillent dans l’esprit de Deleuze. En outre, l’expression de « philosophie analytique » peut prendre plusieurs sens et désigner des manières de philosopher très diverses. Il m’est impossible d’entrer ici dans les détails, mais je peux au moins renvoyer à un très bon article de Sandra Laugier sur la question, « Y a-t-il une philosophie post-analytique[1] ? », et indiquer que l’une des questions décisives est celle de savoir comment on doit interpréter le travail de Wittgenstein. Il a longtemps été tenu en France pour un logicien obtus, pratiquant une philosophie more geometrico, partisan d’un positivisme réductionniste et considérant toutes les propositions philosophiques comme dénuées de sens. À revoir l’extrait de l’Abécédaire que vous indiquez, on a l’impression que Gilles Deleuze est prisonnier de cette image inexacte, mais largement partagée à l’époque. Pourtant, il suffit d’ouvrir le second chef-d’œuvre de Wittgenstein, les Recherches philosophiques [2], pour s’apercevoir que l’on n’a pas affaire à un traité géométrique, mais à un recueil d’aphorismes qui rappelle plus Pascal, La Rochefoucauld ou Nietzsche que Russell, Carnap ou Quine et que l’on y retrouve les grandes notions de la réflexion philosophique la plus classique. C’est l’un des mérites de Stanley Cavell que d’avoir, parmi les premiers, proposé une interprétation de Wittgenstein qui le conçoive à la fois comme un penseur révolutionnaire et, en même temps, comme un philosophe qui reprend à son compte la conception antique d’une vocation thérapeutique de la philosophie. La forme aphoristique des Recherches est ainsi conçue pour permettre ce soin de l’âme en lequel consiste essentiellement la valeur de la philosophie. En effet, on ne pourra pas comprendre ce livre, si on y cherche des thèses et des arguments que l’on pourrait articuler logiquement sous la forme d’un traité ou d’une dissertation. Les recherches qu’y mène Wittgenstein ne peuvent se révéler philosophiques que pour le lecteur qui accepte de répondre personnellement aux questions qui lui sont posées, de chercher à résoudre les énigmes qui lui sont soumises et qui ne réclament pas de lui de chercher davantage d’informations, mais de faire un effort pour interroger sa manière de voir, de penser et de se souvenir, bref de revenir non seulement sur les concepts qu’il utilise pour se rapporter à son expérience, mais aussi sur les images, les exemples, les souvenirs qui soutiennent et, parfois, biaisent l’usage qu’il fait de ses concepts. Lire philosophiquement les Recherches philosophiques de Wittgenstein, c’est donc pratiquer une sorte d’exercice spirituel au moyen duquel on cherche à mieux voir ce que nous ne voyons pas, mais qui est pourtant sous nos yeux, à reconnaître ce que nous savons déjà, mais qui nous échappe néanmoins, bref à mieux nous connaître nous-mêmes.
Or, parmi les nombreux points de convergence entre Deleuze et Cavell, on trouve précisément l’idée que si le cinéma doit se voir reconnaître une place à part parmi les arts au XXe siècle, c’est en tant qu’il est, comme l’écrit Paola Marrati dans son excellent petit livre sur Deleuze et le cinéma, « une partie de notre vie à tous[3] », un art « capable d’inscrire son histoire dans une mémoire collective[4] ». Paola Marrati remarque que cette idée ne se trouve d’ailleurs pas seulement chez Deleuze[5] et Cavell[6], mais aussi chez Godard, dans ses Histoire(s) du cinéma.
Ah ces ricains...
Justement, dans le cadre d’une freakosophy, c’est la dimension « pop » du cinéma qui nous intéresse le plus. Cavell développe l’idée que ce qui distingue le cinéma des autres arts c’est l’amplitude de son public. Vous soulignez bien que c’est un « premier fait » incontestable (p. 33). N’est-ce pas de la part de Cavell un peu une forme de mirage ? Après tout les feuilletons populaires (Dumas & Co) ont connu une audience tout aussi large, voire plus importante.
Cavell énonce d’abord cette idée en constatant que le cinéma a eu, à l’époque où il avait encore un rapport naturel au cinéma, de l’importance pour un public très large, socialement et culturellement hétérogène, capable de goûter à la fois les œuvres sérieuses et les œuvres populaires, ce qui lui fait dire, en référence au texte « Style et matière du septième art » de Panofsky, que « s’il s’agit bien d’un art, c’est le seul art traditionnel vivant, le seul qui puisse tenir sa tradition pour admise ». Je pense que cela suffit à contester la pertinence du contre-exemple du roman-feuilleton que vous évoquez et même du sens général de votre objection selon laquelle Cavell ne serait pas parvenu à donner une caractéristique suffisante pour distinguer le cinéma des autres arts. En effet, l’insistance sur l’importance et la vitalité de la tradition cinématographique vise principalement à substituer à la question de l’essence du cinéma, celle de sa signification (significance) dans nos vies.
Or, l’une des choses qui rendent le cinéma si important dans nos vies est sa place dans notre mémoire. Cavell le dit dès la première phrase de sa préface selon une belle formule sur laquelle on peut s’arrêter : « Des souvenirs de cinéma se superposent fil à fil aux souvenirs de ma vie . » Il importe de bien percevoir la radicalité de l’idée ici exprimée. Il ne s’agit pas seulement de dire que les souvenirs de cinéma peuvent parfois se mélanger avec les « vrais » souvenirs, « les souvenirs de ma vie », comme si chacun d’entre nous savait très clairement ce qu’il entend par l’expression « ma vie ». En réalité, poser la question de savoir quelle est ma vie semble assez aisément nous conduire à devoir répondre à la façon célèbre dont Augustin répondait à la question « qu’est-ce que le temps ? » : « Si personne ne m'interroge, je le sais ; si je veux répondre à cette demande, je l'ignore. » Il semble en effet difficile de trouver une réponse qui mentionne un élément que l’on retrouverait nécessairement dans toutes les choses que je suis prêt à reconnaître comme faisant partie de ma vie et qui ne serait pas présent dans ce qui n’en ferait pas partie, bref un critère d’identité de mon existence. Plutôt qu’à un concept précis, « clos » comme celui de triangle, c’est-à-dire un concept qu’on peut définir au moyen d’au moins un critère nécessaire et suffisant, il semble qu’on ait ici affaire à un concept vague, ouvert qu’on ne peut pas définir ainsi, comme les concepts de jeu, de langage ou encore d’art . Or, si Wittgenstein a contribué à faire reconnaître la spécificité de ces concepts, il l’a fait au moyen d’une image qu’il faut évoquer pour comprendre tout à fait la phrase de Cavell. Remarquant que les jeux « n’ont pas une seule chose en commun […], mais sont reliés l’un à l’autre de plusieurs façons différentes », Wittgenstein précise que l’examen des différents jeux révèle « un réseau compliqué de similarités qui s’entrecroisent et s’enveloppent les unes les autres », à la façon dont les membres d’une famille peuvent se ressembler et partager ce qu’on appelle « un air de famille ».
En parlant de famille, Wittgenstein tente de fuir à droite de la photo...
Cette notion wittgensteinienne d’air de famille est célèbre, mais on connaît moins l’image de la corde qui est au moins aussi importante et qui se cache derrière l’idée que les similarités entre les choses que l’on désigne par un concept ouvert « s’entrecroisent et s’enveloppent les unes les autres ». Or, cette image importe dans la mesure où elle signifie, par analogie, que de même que la résistance de la corde sera fonction de la densité et de l’entrecroisement des différents fils qui la constituent, de même la force du concept sera fonction de la densité et de l’entrecroisement des similarités qui relient ses différents emplois. Si l’on pense maintenant à la phrase de Cavell, on comprend que si les souvenirs de cinéma sont comme des fils entremêlés aux souvenirs de nos vies, alors cela veut dire qu’ils sont constitutifs de nos mémoires et de nos vies et que chercher à décrire les premiers est un moyen de renforcer la présence des seconds qui sont eux-mêmes susceptibles de les éclairer en retour.
Stanley Cavell revient sur cette idée dans le paragraphe suivant d’A la recherche du bonheur qui porte sur l’importance des comédies du remariage pour ceux qui les ont vues :
« ces films figurent dans leur expérience comme des événements publics mémorables, des fragments constitutifs des expériences, des souvenirs d’une vie ordinaire. Si bien que la difficulté que nous avons à les juger est la même que celle que nous avons à juger notre expérience de tous les jours, à nous exprimer de manière satisfaisante, à trouver des mots pour ce que nous voulons dire . »
C’est l’une des justifications de la dimension autobiographique du début de La projection du monde, une dimension qui va s’affirmer davantage encore dans deux ouvrages ultérieurs : Un ton pour la philosophie et Si j’avais su.
Le chapitre 1 présente bien l’importance pour Cavell du cinéma commercial et donc populaire. Au vu des exemples qu’il produit, il est tout de même légitime de se demander si son attrait pour ce cinéma pourrait se prolonger, dans les mêmes proportions, de nos jours. On ne peut pas dire que L’impossible Monsieur Bébé (Bringing up Baby, Hawks, 1938) soit de la même veine qu’Intouchable ou Bienvenue chez les Chtis qui incarnent malheureusement un certain goût populaire au cinéma. Comment devons-nous comprendre chez Cavell la notion de populaire ?
Il faut d’abord rappeler que le choix opéré par Cavell de faire de la philosophie avec des films populaires était, à l’époque, audacieux. Dans mon livre, je mentionne la recension assassine où Rosalind Krauss reproche à Cavell son ignorance historique et son incapacité de distinguer le cinéma authentique, c’est-à-dire en fait le cinéma expérimental héritier des recherches des cinéastes Russes, de ce qui relève du divertissement commercial et qui ne mériterait même pas le nom de cinéma.
Ce qu’écrit le grand historien et théoricien de l’art, Erwin Panofsky dans l’article très important pour la perspective de Cavell déjà cité, offre aux freakosophes un argument d’autodéfense intellectuelle contre cette vieille distinction entre art authentique et divertissement commercial :
« si l’on définit l’art commercial comme tout art non produit, de prime abord, dans le but de satisfaire le besoin créateur de l’artiste, mais visant à satisfaire les exigences d’un mécène ou d’un public, il faut préciser que l’art non commercial est une exception plutôt que la règle, exception récente, de plus, et pas toujours heureuse. S’il est vrai que l’art commercial court toujours le risque de se retrouver sur le trottoir, il est également vrai que l’art non commercial court toujours le risque de finir vieille fille . »
L’une des réponses de Cavell à l’objection de Krauss me semble donc également valoir pour votre objection : Cavell conteste la possibilité de déterminer l’importance d’un film d’un point de vue seulement théorique, en partant, par exemple, de son genre ou de son mode de financement. C’est en effet l’un des leitmotivs de son livre que de dire que seules des critiques de films particuliers pourront déterminer l’importance et le sens de ces films. Rien n’assure donc a priori qu’un film « commercial » d’aujourd’hui comptera moins qu’un film commercial de l’époque de L’impossible Monsieur Bébé, même si l’un des intérêts des livres de Cavell sur le cinéma et de La projection du monde en particulier est de chercher à savoir pourquoi ce cinéma a pu produire de telles réussites et pourquoi cela semble moins être le cas aujourd’hui.
Quant à votre question sur la notion de populaire chez Cavell, je ne peux de nouveau que renvoyer aux articles de Sandra Laugier sur la question et me contenter d’indiquer que la notion est liée à celle d’ordinaire et qu’elle a, comme elle, davantage pour fonction de désigner un problème, qu’une réalité homogène et aisée à circonscrire. Peut-être les freakosophes pourraient-ils relire avec profit les textes de Robert Warshow qui est, sur la question des cultures populaires, une référence importante de Cavell.
Il semblerait que ce qui le rende populaire soit en grande partie lié à l’essence même de son médium puisque le moyen d’expression du cinéma est le réel. Ce rapport au réel va être le point de départ de toute une réflexion philosophique plus vaste qui ferraille avec le problème crucial du scepticisme. On comprend bien à ce moment le titre de votre ouvrage, La philosophie d’après le cinéma. Pouvez-vous expliquer comment il envisage le rapport de la philosophie au cinéma et du coup ce qu’est véritablement la cinéphilosophie ?
La philosophie du cinéma des premiers temps a vu s’opposer deux grandes conceptions de la vocation du cinéma : certains, comme les frères Lumière, soutenaient que la fonction du cinéma était de reproduire fidèlement la réalité, tandis que d’autres, comme Méliès, soutenaient qu’il était plutôt de créer des mondes imaginaires en s’appuyant sur le pouvoir d’illusion du dispositif cinématographique. En affirmant que le moyen d’expression du cinéma est le réel, Cavell ne rejoint pas le camp des réalistes, mais procède à un déplacement du problème de la vocation cinématographique décisif. En effet, il soutient que notre adhésion à ce que nous savons être illusoire – la projection du monde à l’écran –, nous apprend le peu de fondement de notre adhésion à la réalité et la puissance de nos dénis. Philosopher avec ou d’après le cinéma, c’est donc désormais tenir les films pour des objets de comparaison, c’est-à-dire des moyens d’éclairer les ressemblances et les différences d’avec notre expérience ordinaire et les concepts que nous utilisons pour l’avoir, en renonçant à tout assujettissement du cinéma par la philosophie, mais en nous préparant à voir bousculées nos certitudes relatives à nos expériences les plus ordinaires comme à ce que peut la philosophie. Chercher à décrire nos expériences, trouver les mots en lesquels nous puissions croire pour les décrire, les relier à des possibilités du médium qui nous permettent de décrire d’autres expériences d’autres types provoquées par d’autres films : c’est le projet de La projection du monde.
Jane Russel dans Les Implacables (R. Walsh, 1955) - source.
Pour donner un exemple de ce que philosopher avec ou d’après des films peut être, et de la façon dont des certitudes philosophiques ont pu, chez Cavell, être bousculées, on peut mentionner le passage de La projection du monde sur le type de la femme dans les westerns qui apparaît sous la double figure de l’épouse et de l’aventurière. Cavell y voit une réflexion du film sur les rapports conjugaux et notamment les rapports du mariage et de la sexualité, ce qui annonce ses propres réflexions ultérieures sur la comédie du remariage et le mélodrame de la femme inconnue. Or, quand il a commencé à réfléchir sur la nature des faits moraux centraux pour ces films hollywoodiens, Cavell s’est aperçu que les théories morales traditionnelles étaient incapables d’en rendre compte. Il s’en explique très clairement dans une interview :
« Les conversations des comédies du remariage, par exemple, sont des cas dans lesquels une âme en examine une autre, des cas de rencontre morale. Ces gens se font des reproches l’un à l’autre, s’interrogent l’un l’autre sur la question de savoir comment vivre, plus précisément sur la question de savoir comment vivre ensemble. À un moment, après avoir publié mon livre sur la comédie du remariage, je me suis demandé : quelle théorie morale décrit effectivement le but de ces conversations, des conversations à propos desquelles j’avais déjà soutenu qu’elles sont un trait fondamental, crucial (paramount) du genre du remariage, et que, de plus, elles figurent parmi les gloires permanentes du cinéma mondial ? Les théories morales principales dans la pédagogie philosophique professionnelle sont l’utilitarisme et la philosophie kantienne, et aucune des deux ne rend clair ce qui pousse ces couples à se consacrer (commit) ensemble l’un à l’autre et à se confronter l’un à l’autre comme ils le font. De façon générale, le couple au centre d’une comédie du remariage ne se demande pas si les conséquences de leur mariage vont être bonnes si on les mesure à l’aide des critères utilitaristes de la plus grande promesse de plaisir sur la peine. Cela semble plus pertinent pour la question de savoir si le couple pourrait choisir de passer le week-end ensemble ou d’acheter une nouvelle voiture. Ou pouvons-nous trouver un principe kantien qui explique pourquoi nous nous marions ? Souhaitons-nous attester que tous ceux qui peuvent se marier le doivent ? Cela sonne comme une tentative pour triompher des familles monoparentales, qui pourraient précisément, mais ne peuvent en général pas, être pensées comme reposant sur notre décision de nous marier et peut-être éventuellement d’avoir des enfants. Ce dont parlent nos couples, c’est de la question de savoir qui ils veulent être et ce qu’ils veulent être ensemble et dans quel genre de monde ils veulent vivre, en gros s’ils sont fidèles à eux-mêmes en se cherchant l’un l’autre. Mais de telles questions sont exactement ce que le perfectionnisme moral nous demande de nous demander. Il m’a fallu attendre de découvrir tardivement ou de redécouvrir la pensée d’Emerson pour réaliser cela à propos du perfectionnisme. En résumé, puisque la nature de la conversation est fondamentale pour les films du remariage, et puisque le perfectionnisme éclaire ces conversations de façon plus complète et plus précise qu’aucune autre théorie morale, les écrits perfectionnistes articulent ces films de façon plus complète et plus précise qu’aucune autre théorie morale . »
Le cinéma, avec sa base photographique, semble pouvoir, en tant que processus mécanique d’impression, emprisonner le réel - comme le souligne l’expression « c’est dans la boite » - et donc déjouer la pensée sceptique. Cependant, au fil de l’ouvrage, on retrouve peu à peu les moyens de refuser ce privilège au cinéma, ce qui nous force alors (en particulier après le chapitre XI) à approfondir à nouveau notre réflexion sur ce médium. Peut-on considérer cette question du scepticisme comme un des fils conducteurs principaux de l’ouvrage de Cavell voire de sa pensée tout entière ?
On ne saurait en effet exagérer l’importance de la question du scepticisme dans la pensée de Cavell. Je renvoie les lecteurs intéressés au complément indispensable de mon livre : Stanley Cavell, le cinéma et le scepticisme d’Élise Domenach, qui répond directement à votre question en reliant La projection du monde au contexte dans lequel il a été écrit, et notamment aux œuvres dans lesquelles se forgent nombre de ses concepts : Dire et Vouloir Dire, Sens de Walden et Les Voix de la raison. Élise Domenach rappelle également le lien conceptuel très fort qui unit la pensée esthétique de Cavell et le travail de l’historien et théoricien de l’art, Michael Fried.
La richesse de l’ouvrage de Cavell est d’aborder, comme en passant, de nombreux aspects du cinéma et de toujours en livrer une analyse stimulante. Le chapitre sur la notion de star présentée comme le sujet d’étude même du cinéma en est un bon exemple. Il révèle aussi très bien la valeur ajoutée de votre ouvrage qui, en plus d’être un bon guide de lecture, enrichit considérablement les analyses de Cavell en actualisant ses exemples et en livrant au débat ses conclusions par la confrontation avec toutes les critiques qu’elles ont pu susciter. Pour vous, quels sont les auteurs qui poursuivent le mieux l’impulsion donnée par Cavell et qui du coup constituent bien une base solide pour une vraie ciné-philosophie ?
Je vous remercie de ces compliments, mais je tiens à rappeler ici ma dette envers plusieurs commentateurs de Cavell qui sont, selon moi, les excellents continuateurs que vous évoquez : Sandra Laugier, d’abord, à qui l'on doit de connaître en France la pensée du grand philosophe américain et qui écrit des « lectures » de films et de séries TV extrêmement denses et pertinentes ; Élise Domenach, qui, non contente d’avoir soutenu une thèse sur la question du scepticisme dans la philosophie américaine contemporaine est maître de conférences en études cinématographiques et critique pour les revues Positif et Esprit ; Marc Cerisuelo, qui a publié de nombreux ouvrages, dont un récent Fondus enchaînés où l’on trouvera des éléments très pertinents sur Cavell ; Martine de Gaudemar, philosophe et psychanalyste dont l’important La voix des personnages est une conversation soutenue avec la pensée de Cavell. Du côté anglo-saxon, l’ancien étudiant de Cavell, William Rothman, auteur d’un livre classique sur Hitchcock, The Murderous Gaze, vient de publier un ouvrage, intitulé Must We Kill The Things That We Love, dans lequel il reconnaît finalement la pertinence du concept cavellien de « perfectionnisme émersonien » pour comprendre l’œuvre du réalisateur de Vertigo ; Viktor F. Perkins, dont le Film as Film, qui date de 1971, un classique de la philosophie du cinéma n’est toujours pas traduit en France ; Andrew Klevan, auteur d’une thèse exemplaire, dirigée par Perkins, mais aussi Stephen Mulhall, Robert Sinnerbrink ou encore Rupert Read. Cette courte liste n’est pas exhaustive, comme le confirme l’excellent blog « Film Studies For Free » de Catherine Grant, où l’on peut lire que
« l’œuvre de Cavell a fréquemment informé et, à certains moments, inspiré les études cinématographiques de chercheurs anglophones aussi divers que William Rothman, George Toles, George M. Wilson, Stephen Mulhall, Gilberto Perez, V.F. Perkins, Lesley Stern, Michael Grant, Steven Jay Schneider, Thomas Wartenberg, Edward Gallafent, Adrian Martin, Christian Keathley, Daniel Frampton, Douglas Pye, John Gibbs, Jacob Leigh, et Andrew Klevan . » (voir aussi ici)
Cependant, comme le rappelle la quatrième de couverture de mon livre, l’influence de Cavell ne se limite pas aux théoriciens, mais touche aussi des réalisateurs aussi importants que Jacques Audiard, Emmanuel Bourdieu, Jean-Pierre et Luc Dardenne, Arnaud Desplechin, Terrence Malick, Claire Simon, etc.
Vous vous livrez vous même à des analyses de ce type comme dans votre ouvrage Les jeux philosophiques de la trilogie Matrix. Comment expliquer l’engouement massif autour de la trilogie Matrix qui pourtant peut sembler parfois jouer avec les clichés ?
Expliquer le succès d’une œuvre cinématographique est toujours un exercice périlleux et qui devrait relever d’une approche interdisciplinaire, mais il est clair que la trilogie Matrix est sortie à un moment où les films populaires ont connu une sorte de tournant moderniste qui a consisté en une série de films puzzle ou films de jeux d’esprit (Mind-Game films), comme Usual suspects ou Sixième sens, qui ne tenaient plus pour acquise l’adhésion naïve du spectateur à ce qu’on lui montre à l’écran et cherchaient à surmonter ce scepticisme par un ou plusieurs retournements narratifs (twists) qui visaient à le confirmer dans son idée que les choses ne sont pas réellement ce qu’elles semblent être. De ce point de vue, on peut tenir l’usage de clichés pour parfaitement justifié dans la mesure où trouver que ce qu’on lui montre n’est fait que de clichés est une façon pour un spectateur d’être sceptique. Que de tels films, pour être suivis, exigent du spectateur qu’il se pose des questions de nature philosophique, au sens dégagé plus haut, pourrait aussi expliquer l’intérêt des étudiants et des enseignants de philosophie, sans parler des nombreuses références à la culture philosophique générale (Descartes, Platon, Berkeley, etc.) et contemporaine (Jean Baudrillard, les études féministes, la théorie des jeux, etc.).
Il faut noter que l’originalité de votre analyse tient au fait qu’elle dépasse le cadre des films et prend en compte la totalité de l’univers généré par les frères Wachowski en incluant les comics et les jeux vidéo - c’est assez rare d’ouvrir l’analyse à ces types de production !
Je dois, de nouveau, reconnaître ma dette envers Laurent Jullier, qui dirige la collection « Philosophie et cinéma » chez Vrin avec Éric Dufour et Julien Servois, puisque l’idée de tenir compte de l’ensemble des œuvres qui constituent l’univers Matrix était de lui. À suivre l’actualité des recherches en études cinématographiques, télévisuelles et ludologiques, approcher une œuvre ainsi sera de moins en moins rare à l’avenir.
Au-delà de Matrix n’y a-t-il pas, selon vous, d’autres films qui se prêtent aussi voire mieux à la philosophie ?
Outre les films populaires précédemment évoqués, il va de soi que les cinéastes n’ont pas attendu les philosophes pour développer une pensée de nature philosophique dans leurs films et ailleurs : on pense bien sûr à Bergman, Tarkovski, Godard, Malick, aux frères Dardenne, à Desplechin, etc. C’est une question débattue, mais le dossier estival de la revue Implications philosophiques qui paraît en ce moment montre assez en quels sens on peut philosopher d’après des films aussi différents que la trilogie Ironman, La guerre des mondes de Spielberg, A bout de souffle ou Pierrot le fou de Godard, Les vacances du cinéaste de Van der Keuken ou encore Glitterbug de Derek Jarman, etc.
D’une façon générale, je reprendrais à mon compte le leitmotiv de Cavell évoqué plus haut : on ne peut pas savoir a priori quel film sera philosophiquement intéressant ; on doit s’essayer à un travail de « lecture » ou de « critique philosophique » pour déterminer les raisons pour lesquelles certains films nous semblent importants, comptent pour nous.
Dans la thèse dont La philosophie d’après le cinéma est extrait et ailleurs, j’ai proposé de telles lectures d’œuvres aussi diverses que L’impossible Monsieur Bébé de Howard Hawks, La femme de l’aviateur et Conte de printemps d’Éric Rohmer, Alien de Ridley Scott, les films d’horreur épidémique, Cadillac Man de Roger Donaldson, Detachment de Tony Kaye mais aussi les séries TV Dexter, Lost ou Dollhouse, etc.
Enfin, pour les cours que je donne dans le secondaire, je mobilise des extraits d’une centaine d’œuvres audiovisuelles que je renouvelle régulièrement grâce aux échanges stimulants avec d’autres collègues par l’intermédiaire de la communauté google « Enseigner la philosophie à l’aide du cinéma ».
Matrix : un script béton ? - source.
Avez-vous justement d’autres projets qui vont dans cette direction ?
Sans chercher à faire la liste des projets d’écriture dans lesquels je suis engagé, je peux néanmoins signaler la sortie en fin d’année d’un ouvrage collectif intitulé Enseigner la philosophie avec cinéma, dans la maison d’édition de Didier Moulinier, « Les contemporains favoris », qui comprendra une dizaine de contributions passionnantes de jeunes collègues.
Avec David Lebreton de l’APPEP, les bibliothèques de Tours et les cinémas art et essai « Studio », nous organisons pour la deuxième année deux cycles de conférences sur les séries TV, le cinéma et la philosophie, respectivement « Serial philo » et « Filmo philo », pour lesquels nous recherchons encore des intervenants. Je compte bien également participer de nouveau, à un titre ou à un autre, à l’extraordinaire « festival international du film philosophique » Eidôlon de Liévin-Lens (Louvre), porté à bout de bras par Clovis Fauquembergue, Jonathan Walbrou et Alain Gorenflot, de même que je suivrai de très près, comme chaque année depuis quatre ans, le programme de l’excellent « ciné-philo » de Nantes, organisé par Sébastien Motta.
Outre différents articles en projet, j’aimerais trouver du temps pour rédiger un livre à partir de la troisième partie de ma thèse qui contenait des lectures de films et visait à rendre compte de l’idée de révélations cinématographiques de l’ordinaire. Je cherche aussi un éditeur qui serait intéressé par la publication de la première partie, qui était consacrée aux approches analytiques de la question de l’essence du cinéma.
[1] Sandra Laugier, « Y a-t-il une philosophie post-analytique ? », Cycnos, vol. 17, no 1, « Aspects de la philosophie américaine aujourd’hui ».
[2] Wittgenstein, Recherches philosophiques, trad. fr. Dastur, M. Élie, J.-L. Gautero, D. Janicaud, E. Rigal, Paris, Gallimard, 2004.
[3] Paola Marrati, Deleuze. Philosophie et cinéma, Paris, PUF, « Philosophies », 2003, p. 13.
[4] Idem.
[5] Deleuze, Cinéma 1, L’image-mouvement, Paris, Minuit, 1983, p. 8.
[6] Cavell, The World Viewed, Reflections on the Ontology of Film (WV ensuite), Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1979 (1971) ;La Projection du monde (PM ensuite), trad. fr. C. Fournier, Paris, Belin, 1999, chap. 1 et 2, p. 27-51.