Stanley Cavell : une philosophie avec le cinéma - Sur La philosophie d'après le cinéma de Hugo Clémo
Il n’est pas anodin que G. Deleuze soit à la fois le créateur du concept de pop-philosophie et un penseur de premier plan du septième art. Il est difficile de ne pas voir derrière cela, si ce n’est un signe de la providence, du moins une solidarité profonde entre les deux champs. L’idée qu’un film donne à penser et permette d’expérimenter des concepts est bien acceptée et est fréquemment mise en avant dans le cinéma français qui se pense souvent comme plus cérébral que celui de ses cousins outre-Atlantique. Mais il serait peut-être temps, au milieu de cette torpeur estivale, de se dresser sur sa petite serviette et de scruter avec assurance l’horizon qui se dessine derrière le vendeur de glaces. Il y a peut-être aussi là-bas un formidable créateur de concepts qui pourrait nous aider à saisir au plus près ce qui nous plaît tant dans le cinéma, et à clarifier l’origine de son affinité si profonde avec la pensée. En remettant à sa juste place l’œuvre de Stanley Cavell, l’ouvrage La philosophie d’après le cinéma de Hugo Clémot débusque pour nous ce théoricien, et nous force à voir un peu plus loin que le volume déjà classique sur Hollywood et la comédie du remariage que l’on a tous cité au moins une fois sans l’avoir réellement lu. Il est donc temps de lâcher son petit râteau et de se plonger plus en profondeur dans cet ouvrage.
Si celui-ci peut sembler un peu plus technique qu’un hors-série des Inrocks sur le cinéma français d’après-guerre (avec probablement un article intitulé « A la pêche à la crevette avec Rivette »), il n’en est pas moins beaucoup plus stimulant. Mais surtout la force de l’ouvrage est de débusquer une piste sûre dans la pensée de Cavell en se focalisant sur La projection du monde au point d’en donner une étude suivie. Hugo Clémot, à partir de là, démontre que l’on ne peut réduire son auteur à une suite de remarques brillantes mais décousues. Il nous invite à relire et surtout à penser avec un auteur de premier plan pour l’étude cinématographique. Autant dire que ça va frimer sec en sortant du ciné cet été.
Un pitch efficace !
La projection du monde constitue une clef aussi simple qu’efficace que l’auteur va utiliser sans scrupule après un rapide tour d’horizon du socle philosophique sur lequel s’élabore la pensée de Cavell : la philosophie du langage ordinaire telle que l’a mise en œuvre son maître J. L. Austin et Wittgenstein, c’est-à-dire, pour beaucoup, la partie la plus sexy de la philosophie analytique. Cavell, dans cet ouvrage, s’attaque au genre cinématographique lui-même cherchant par là à en dresser une sorte d’ontologie même si très vite celle-ci semble plus difficile à établir que prévu. La force de sa pensée est qu’elle n’est pas platement dogmatique, mais cherche plutôt à s’établir directement à partir de l’expérience du spectateur ordinaire. Il ne s’agit nullement de réfléchir de façon abstraite sur l’essence du cinéma, mais de partir des films qui l’ont marqué comme spectateur et de fabriquer ainsi un petit corpus de base. Cette liaison profonde entre le film et le spectateur constitue souterrainement la trame de l’ouvrage et surtout explique que leur interaction permette aussi l’expression de problèmes qui dépassent le cadre proprement esthétique de l’œuvre faisant d’une telle pensée non pas tant une philosophie du cinéma qu’une philosophie qui se fait avec le cinéma.
« J’ai un plan »
"J'adore qu'un plan se déroule sans accroc !" A.Badiou ou Hannibal
Une grande partie de la difficulté liée à la philosophie de Cavell en général et de cet ouvrage en particulier tient au foisonnement propre à cette pensée qui ne rend pas toujours aisée l’apparition d’un fil conducteur net. La lecture de La philosophie d’après le cinéma permet bien de livrer l’unité de chaque chapitre et fait émerger distinctement le plan. La première partie du livre constituée par les cinq premiers chapitres déploie les caractéristiques du genre en le repensant à tous les niveaux (à partir de la photographie, en fonction des critiques, etc.). Elle donne des réponses précises (en montrant, par exemple dans le chapitre 4, que la notion de star et les différents types qui constituent le cinéma en sont en fait le sujet principal) et s’attaque ensuite fort logiquement dans une deuxième partie à une dissection stricte de ces éléments. La tournure de certains passages peut donner l'impression que l'on cherche à nous faire croire à une démonstration implaccable, cela aurait pu être un peu pénible à l'image d'autres écrits de philosophie analytique, mais en réalité le résultat est tout simplement étonnant. En effet, ce travail semble se faire de façon réactive (au sens chimique du terme) avec l’œuvre de Baudelaire et plus particulièrement "Le peintre de la vie moderne". Si on se laisse emporter par les analyses, on ne reste jamais longtemps perdu et fort opportunément le chapitre XI est construit comme une sorte de boussole qui récapitule les acquis et prépare le lecteur à découvrir dans la fin de l’ouvrage le lien privilégié qu’entretient le cinéma avec le monde, et pourquoi aussi et peut-être même surtout pour nous, il est une formidable machine à penser.
Derrière tout cela, il apparaît nettement que l’originalité, mais aussi la force de la pensée de Cavell sur le cinéma tient vraiment au fait qu’il n’explique pas celui-ci partir d’une théorie bien établie, mais cherche plutôt - et plus modestement - à le décrire. Ce sont ces tentatives qui donnent une impression fausse d’un pas mal-assuré.
« C’est dans la boite » - petite ontologie pelliculaire.
Mulholland Drive - source.
Mais ne tournons pas autour du pot en louant la mise en forme de l’ouvrage, le lecteur de Freakosophy est là pour chiner du gros concept donc mettons immédiatement les mains dans le moteur. Chez Cavell, le médium cinématographique lui-même est pensé comme un formidable instrument métaphysique. Dès la lecture des premiers chapitres, on comprend que cet appel à la philosophie n’était pas une simple pose. Et c’est avec un des problèmes centraux de l’histoire de la pensée que le cinéma, voire l’essence du cinéma, nous permet de ferrailler. En examinant avec le cinéma la question du scepticisme, Cavell s’attaque ni plus ni moins à ce qui pour Kant constitue « le scandale de la philosophie » : la réalité ou l’idéalité de la connaissance objective et donc in fine du monde hors de nous.
Son argumentation, parfois tortueuse, aborde cette question en deux temps et semble lui accorder deux réponses qui de loin peuvent sembler contradictoires, mais qui sont en fait parfaitement cohérentes. Avec le procédé photographique inhérent à la pellicule, nous n’avons ni plus ni moins qu’un moyen de dépasser l’isolement métaphysique de la subjectivité et ainsi d’atteindre le monde. Toute son analyse métaphysique du genre montre à quel point l’automaticité du processus photographique amène à penser notre rapport au monde. La photographie n’est pas une représentation liée à une subjectivité comme c’est le cas dans la peinture par exemple, mais bien une transcription. Elle est une partie du monde : « la photographie est du monde ». Le processus mécanique d’impression de la lumière garantit que quelque chose de réel vienne s’imprimer sur la pellicule et assure ainsi de fait que les éléments qui s’impriment sur la pellicule sont bien issus de la réalité et non de l’esprit humain. Le cinéma serait donc un art réaliste au sens propre et au plus profond de lui-même en tant qu’il serait une transcription mécanique du réel. Cependant, une analyse plus poussée de ces procédés (recours au gros plan ou autres artifices…) permet de mettre en doute une idée qui était déjà bien ancrée dans l’ontologie bazinienne. Malgré l’évidence du processus, ce réconfort est finalement assez psychologique. Or l’idée principale de Cavell est de ne pas chercher plus loin dans le rapport à l’objectivité et donc en direction du monde, mais, au contraire, de se tourner vers le spectateur. Il y a là encore des accents humiens dans la façon dont il analyse l’effet d’une projection sur la psyché de son spectateur. Ce n’est pas en lui-même que le cinéma constitue un remède contre la pulsion sceptique, mais dans sa rivalité avec le monde au sein du spectateur. La différence qu’il permet de rendre sensible lorsque l’on sort de la salle va, par contraste, réanimer le monde dans lequel nous vivons. Le cinéma au sens propre nous redonne foi en l’existence du monde.
A star is born
C’est donc bien toujours à partir de l’expérience du spectateur et non de raisonnements normatifs que Cavell compose sa propre description du cinéma. Il compile selon un ordre proche de l’impression, les différents phénomènes qui dévoilent peu à peu toutes les possibilités du médium. Dans son travail de caractérisation qui l’amène à saisir le cinéma par différence des autres arts, il ne pouvait pas ne pas se confronter au théâtre ou à la peinture et c’est cet éclectisme qui rend l’ouvrage passionnant. Or ce fourmillement d’idées et d’éclairages c’est précisément ce que nous retrouvons dans l’ouvrage d’Hugo Clémot qui devait être pourtant au départ un simple guide. L’exemple emblématique est sans aucun doute le chapitre passionnant sur le sujet du cinéma et donc le phénomène des stars. Hugo Clémot croise les bonnes références pour donner corps immédiatement à une proposition qui ne va pas de soi. Ainsi l’essence de la star ne relève pas de la perfection du jeu, mais d’une qualité plus phénoménologique ou disons le plus directement photogénique : la présence. En choisissant Eastwood plutôt que Bogart, l’exemple phare de Cavell, l’auteur nous permet de saisir plus immédiatement ce qui est en jeu tellement cet acteur plus qu’un autre incarne cela tout en étant déjà un prototype de la fin des grands mythes hollywoodiens. L’analyse du film Dans la ligne de mire par S. Mulhall finit d’achever le côté jubilatoire de tout ce chapitre.
On peut multiplier les bonnes raisons de lire Cavell et de le faire sous la conduite de cet ouvrage. Mais plutôt qu’une simple critique élogieuse, tournons-nous vers le responsable de cet engouement histoire afin d’en savoir un peu plus sur Cavell, la vie et la cinéphilosophie.
Ugo Batini