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De RuPaul, et du droit d'utiliser ironiquement les insultes discriminatoires

Je m’apprête à parler d’un problème minoritaire, mais intéressant du point de vue de ce qu’on définit comme juste au sein d’une politique identitaire. Bon, si vous êtes assez peu intéressé par le sujet, pensez à tout ça comme à la recette d’un plat exotique que vous n’aurez aucune chance de manger ou comme une sorte de reprise ironiquement punk de Céline Dion. Bref, laissez-vous porter par votre curiosité.


Le RuPaul Drag Race est une émission géniale.


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L’émission est diffusée sur une chaîne gay du câble, LogoTv. Un concentré de téléréalité. On se bitche, on se trashe, on pleure mais de tout ce bordel sort des costumes extraordinaires, des blagues d’une méticuleuse méchanceté, et une sorte de rituel mystico-pop auquel on ne peut pas rester insensible. RuPaul devra choisir qui mérite d’être la prochaine superstar drag queen de l’Amérique. Les candidats ne sont pas des débutants, mais cherchent tous une forme de reconnaissance proche de la célébrité. On se moque de la superficialité autant qu’on la célèbre.


Assez similaire dans sa forme à Project Runway (une téléréalité sur la mode), la différence est qu’ici, il y a plus qu’un dispositif, il y a un homme : RuPaul. Il est le maître de cérémonie (la convention veut qu’en tant qu’homme, on dise « il », et en tant que drag queen, on dise « elle »). C’est une drag très glam, très sassy, qui apparaît d’abord en homme pour la partie coaching de l’émission, et apparaît sous son look drag habituel : blonde, grande, au rire tonitruant. Ces deux moments de l’émission sont comme un rappel de son mantra : you’re born naked and the rest is drag.


RuPaul est un mec très drôle et très talentueux à qui on a récemment retiré son brevet de respectabilité pour une question d’usage politiquement correct de la langue. Pour clarifier tout de suite les choses, j’entends par politiquement correct l’objectif d’établir un usage des mots qui soient le moins possible offensant pour quiconque (quels que soient sa race, son sexe, sa sexualité, sa religion etc.). Le politiquement correct n’est pas un exercice purement subjectif (le politiquement correct n’a aucun sens s’il ne l’est que pour moi). Le politiquement correct définit le maximum de consensualité qu’on peut imaginer pour une langue. En se voulant le plus inclusif possible, il est aussi sûrement le plus fade mais ce n’est que secondaire par rapport au but recherché (alors pas besoin de faire son réac à deux balles – on n’est pas là pour discuter de Houellebcq, Blanchot, ou renouvellement de la littérature française).


Au menu : lipsynch..

looks, etc.


L’insulte


Dans un épisode de la dernière saison, RuPaul a proposé une mini-épreuve où il demandait aux drags queens présentes de reconnaître le sexe biologique des personnes sur les photos. On devait dire s’il s’agissait en somme de drags, de trans, ou de femmes cis (« cis » désigne l’inverse de « trans », il s’agit de femmes biologiques). Le scandale ici est constitué par le fait que la communauté trans ou intersexe baigne assez naturellement dans une philosophie où le sexe biologique est affirmé comme secondaire. Reconnaître le sexe revient finalement à empêcher ces personnes de « passer » pour des femmes, ce qui revient à reprendre la position dominante qui veut qu’on tienne pour importante la séparation entre femmes biologiques et femmes « artificielles ».


A cela s’ajoute une insulte spécifique, que RuPaul utilise souvent pour ponctuer ses interventions : tranny, ou she-male.


La polémique s’est davantage centrée autour de l’usage politiquement correct des mots.


L’intérêt de la situation est qu’il n’est plus seulement discuté de l’utilisation de l’insulte dans un contexte externe à la communauté (quand un blanc traiterait un noir de « nègre » par exemple), mais de l’usage interne même à une communauté (si un noir en appelle un autre négro). En France, on comprend que le racisme se limite à l’usage non légitime d’un membre externe à la communauté désignée.


Mais aux Etats Unis, depuis longtemps est aussi discuté l’existence même du mot et son usage, y compris dans son usage interne à une communauté. Le « N-word » (nigga) est par exemple supposé être interdit dans tous les cas, parce qu’il est offert à la responsabilité publique. On est presque dans le cas d’un virus. Tant que le mot existe, il pourra être repris, lui et les préjugés qu’il véhicule.


Au fond, un premier reproche fait à RuPaul revient à cette position. RuPaul pense qu’il est le seul responsable de l’usage qu’il fait de ce mot, et qu’il est libre de l’utiliser. Les autres lui répondent qu’il véhicule de facto quelque chose d’autre, quelque chose de plus grand que lui, une histoire et la marque d’une oppression. Celui qui emploie ces insultes coopère donc dans tous les cas à une humiliation. C’est le sens de la citation de Cesar Chavez placée en exergue de l’article d’Autumn Sandeen : « le premier principe de l’action non-violente est la non-coopération avec toute ce qui est humiliant ».


Pour un petit rappel sur le "N word"... par un mec qui s'en fout un peu mais qui est super drôle.


Retourner l’insulte…?


Evidemment, RuPaul défend l’idée que ces insultes n’en sont pas tout à fait.


et donc d’une certaine façon, cher lecteur, vous me voyez peut-être reprendre le refrain déjà entamé ailleurs du retournement de l’insulte – et vous pensez savoir combien je l’aime et le défends. Eh bien, manque de pot, je vais faire demi-tour sur l’autoroute et risquer ma vie pour un peu plus de subtilités dans ce bas monde. Mais l’un des défenseurs de RuPaul, Our Lady J elle-même trans MtoF, a bien affirmé à quel point il était important de rester créatif, et de ne pas se laisser brider par la political correctness. Croire que tout le monde devienne un artiste avec les mots et donc qu’ils peuvent se faire copieusement insulter pour développer leur génie créateur me semble un peu dur à défendre (j’ai déjà souligné cette limite argument ailleurs). L’article est ici.


Je vais suivre la réponse de RuPaul parce qu’elle est plus complexe qu’il n’y paraît – et il ne s’autorise pas d’un droit à la créativité pour déroger à la règle de la political correctness.


Voici les mots de RuPaul (extraits d’une interview avec Michelangelo Signorile) :


« Oui (je peux utiliser ces mots), parce que j’ai mérité le droit de le faire. Et à l’époque d’ACT UP on s’appelait « queer » parce qu’on avait mérité ce droit, on avait repris ce mot. Mais en réalité, une fois qu’on va plus au fond des choses, vous savez, vous devez prendre en compte l’intention. Et les Noirs peuvent s’appeler avec le « mot en N » (c’est-à-dire nigga) tout le temps. C’est parce que leur intention est issue d’un lieu d’amour. Si l’intention est issue d’un lieu de haine, c’est différent. Mais vous ne pouvez pas légiférer sur l’intention. Vous ne pouvez pas – il n’y a aucun moyen de le faire. Donc, la vérité est que vous devez régler ça individuellement, un par un. Si quelqu’un vous traite de Martien, est-ce que vous seriez blessé par ça ? Non. Pourquoi ? Parce que vous savez que vous n’êtes pas un Martien vert. Mais si vous étiez blessé par une personne qui vous appelle « tranny », c’est seulement parce que vous croyez que vous êtes une « tranny ». Donc, la solution est : cessez de croire que vous êtes une « tranny ».


D’abord, dans sa réponse RuPaul prend en compte la dimension communautaire de l’usage du mot. Il n’est absolument pas étranger à cette idée. Pour preuve, bien qu’il en ait le droit, il ne dit pas « nigga » mais « le mot en N » (il se pourrait donc qu’il y ait des différences entre les insultes elles-mêmes). D’autre part, son droit d’utiliser le mot tranny est lié à un fait précis : il l’a mérité parce qu’il appartient à la génération qui a lutté pour le droit des minorités LGBT. L’usage interne de l’insulte est donc conditionné par deux choses pour l’instant : la conscience communautaire, et la lutte effective pour cette communauté.


Si vous écoutez l’interview, en parlant, RuPaul enchaîne les arguments avec une rapidité et une fluidité qui ne masque pas sa son habitude de ce genre de débats. Cela revient à lui faire réciter les paroles de sa chanson préférée en effectuant la choré qui va avec les yeux fermés. Car RuPaul connaît l’argument du retournement de l’insulte. Il a retourné le mot « queer » pour en faire un blason, bien avant que le « queer » ne devienne un fétiche d’universitaires, aussi polysémique que le terme post-moderne dans les années 80-70. Toute l’idée est bien de créer une communauté où il y a suffisamment d’amour pour pouvoir employer le mot sans ambiguïté. De cette façon, le mot perd sa puissance, et rappelle au contraire ce qui soude les membres de cette communauté – la stigmatisation partagée. Mais le retournement de l’insulte échoue sur un point précis : il suppose une intention, une intention commune qui plus est. Et c’est vrai une intention vertueuse. Et dieu sait qu’en philosophie ce genre d’hypothèse est encombrante. Personne n’a envie de se remettre à ses cahiers de coloriage et croire à nouveau que les hommes sont bons par nature. La seule issue est claire, et radicale : si vous ne pouvez pas neutraliser le mot, il ne vous reste qu’à cesser de croire en son pouvoir stigmatisant purement et simplement.


Donc bon, comment dire... en terme d'insultes, on peut difficilement faire mieux que Lady Bunny ! "Comment on appelle Britney Spears avec un cerveau ? Enceinte !"


Ou éliminer l’insulte


RuPaul est presque stoïcien sur cette question : vous n’êtes maître que de vos représentations mais pas de votre réputation ou des mots qu’emploient les autres. Par conséquent ces insultes ne sont rien si vous le décidez. Croire qu’une chose est insultante est ultimement de votre responsabilité.


« Est-ce que le mot tranny me dérange ? Non. J’adore le mot tranny. Ce n’est pas la communauté transexuelle qui dit ça. C’est une frange qui cherchent des prétextes pour renforcer leur identité de victimes. C’est ce à quoi nous avons à faire. Parce que la plupart des gens qui sont trans ont connu le déluge et l’enfer. Mais certaines personnes n’ont pas connu ça, et ils ont utilisé leur statut de victime pour créer une crise. « Non ! Tu me regardes ! Mais je veux que tu me vois de la façon dont tu es supposé me voir ! »Vous savez, si votre idée du bonheur a à voir avec le fait que quelqu’un change ce qu’il a à dire, ou à faire, vous êtes parti pour un sacré voyage. Je danse sur le rythme d’un autre batteur. Je crois que tout le monde… peut être tout ce qu’il veut être, je n’arrêterai personne. Mais ne me dites pas pas ce que je peux faire ou ne pas faire. Ce sont juste des mots, comme « oui tu m’as blessé ! ». Salope, tu as besoin d’être plus forte. Si tu es folle de rage à cause de quelque chose que j’ai dit, tu as de plus gros problèmes que tu crois. »


Attention à la différence des arguments de mauvaise foi qu’un site très ironique développe pour toujours avoir raison contre les minorités (en gros, toujours leur dire que c’est eux qui voient les choses comme ça, et qu’ils sont trop sensibles), RuPaul a reconnu l’aspect communautaire et l’échec d’une réponse fondée sur la simple bonne foi d’une communauté.


Car cette intention n’est pas simplement dure à saisir du point de vue du droit (puisque le droit peut parvenir à l’établir). L’usage affectueux de l’insulte a perdu sa clarté dès qu’on peut parler de transphobie ou d’homophobie intériorisées, ou de racisme/antisémitisme/sexisme/etc intériorisé selon le sujet. C’est l’effet du politiquement correct d’avoir opacifié l’intention des usagers pour mieux justifier une régulations des mots eux-mêmes. Et c’est bien le reproche final adressé à RuPaul : il n’est peut-être justement pas un ami des trans.



Une contradiction ? Non une dialectique


Dans l’argumentation de RuPaul, il y a une contradiction assez flagrante.


D’une part, sa réponse ultime est bien de dire que les insultes ne sont pas parlantes d’elles-mêmes. Mais cette réponse pourrait être en droit utilisée par tout le monde ! Or il est évident qu’une partie de notre soulagement quand on entend de telles insultes est de savoir qu’elles peuvent être utilisées ironiquement par des personnes qui savent ce qu’elles signifient, qui est les ont donc déjà reçues.


Mais d’autre part, il répond toujours en expliquant qu’il appartient à une communauté précise. Qu’il peut d’ailleurs être lui-même reconnu comme tranny. Qu’il a lutté pour les minorités LGBT, et que par conséquent, il a le droit d’être a priori considéré comme l’un de ces lieux d’amour d’où pourrait provenir ironiquement l’insulte.


Voilà le problème. Soit l’insulte a un sens (même ironique), soit elle n’en a pas.


Pourquoi employer le terme tranny si ce n’est pas pour le retourner ? Si les intentions, si les insultes ne veulent plus rien dire dès lors que vous êtes devenu l’ascète drag que RuPaul conseille de devenir, à quoi bon parler encore avec de tels mots ? A quoi bon se bitcher les uns les autres en se traitant de pédales, de salopes et de travelos si vous vous êtes débarrassés de vos oripeaux sociaux…? J’adore RuPaul parce qu’il a cette aspiration mystico-pop à l’ascèse, à la dissolution des egos. Mais il n’y a pas de réponses définitives à ce problème dans la mesure où le plaisir de l’insulte est de prendre le mot dans un processus dialectique : le faire passer d’une position où il serait signifiant à une position où il est en fait insignifiant. RuPaul, et ceux qui veulent utiliser ironiquement ces insultes sont à la frontière des communautés. Si vous vivez à l’intérieur, vous réclamez le calme, et vous n’en avez plus besoin. Mais vous savez que dans le reste du monde, le terme peut continuer d’exister.


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Saint Antoine, par Jérôme Bosch, ou le défi d'être ascétique dans un monde confus et rongé par le mal. Le saint est accompagné d'un cochon (comme si le sanglier démoniaque qui était venu le tenter s'était changé en charmant petit cochon après avoir été domestiqué).


Richard Mémeteau

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