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Alan Ball : le soap burlesque et la bitter pop

A l’heure où HBO ne cesse de nous faire parvenir des séries dont on parle désormais presque comme l’on parlerait de cinéma je pense qu’il faudrait revenir sur quelqu'un qui n’y est pas pour rien. Après le succès d’American Beauty (et oui, la scène du sac en plastique, c’était lui), Ball revenait en 2001 sur le milieu de la télé avec Six Feet Under, qu’évidemment, seule HBO avait pu accepter de diffuser, rompant définitivement avec les soap operas grand public de CBS et NBC. Six Feet Under, c’est donc tout d'abord l’élévation du soap au rang d’œuvre d’art comme on a eu de cesse de rappeler. Mais c’est aussi les débuts d’un style particulier et pour le moins rock and roll, qui est en fait la trademark de Ball.


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A part quelques séries B à l’instar de From Dusk Till Dawn (de R. Rodriguez), le sang et les tripes ont plutôt tendance à me repousser. C’est précisément le but du trash, mais j’avoue n’en tirer aucun plaisir. Pourtant, celui-ci semble désormais en séduire plus d’un, popisé outre mesure au point de trouver sa place dans les soap teen du genre Vampire Diaries (qui, rappelons le, est le plagiat cheap de True Blood). Toutefois, à la question « qui a popisé le trash ? », je serais tentée de répondre qu'il a toujours été pop. Pour ne prendre qu’un exemple, la guillotine n’était-elle pas, par excellence, le symbole pop du gore au XVIIIème ? Guillotines de table pour couper les fruits ou guillotines de cuisine pour décapiter élégamment son poulet, guillotines miniatures pour animer les jeux des enfants, guillotines-pendantifs pour orner le cou de madame… sans parler de l’acte en lui-même, accessible à toutes les classes sociales. Ce n’est donc assurément pas Ball qui aurait popisé le trash, loin s’en faut. Il l’a pourtant introduit avec finesse dans le soap, détournant et même dépassant les deux genres. Le trash, et par extension, le gore, sont censés dégouter, écœurer, montrer toute la violence sans jamais la suggérer. Certaines séries B sont pourtant comiques du fait de la qualité médiocre des effets. Mais Ball pousse le phénomène plus loin, il provoque le rire ni par la violence extrême et gratuite que l’on retrouve dans les films gore, ni par des effets médiocres. L’humour de Ball est au contraire un comique burlesque, une pointe de ridicule qui surgit au moment où la gravité est à son comble. C’est là sa finesse. Il mélange deux des genres les plus légers pour en créer un troisième, qui est beaucoup plus recherché : le soap burlesque. C’est par ce moyen là et d’autres plus classiques qu’il perpétue ainsi ce que l’on pourrait appeler la bitter pop, c’est-à-dire la « popisation » de tout ce qui est a priori repoussant.


Revenons donc sur quelques exemples. Bien entendu, nombre des épisodes de ses séries ne sont ni produits, ni réalisés par lui. Cependant il paraît acceptable d’estimer que l’élan et le ton de ses productions, donnés par le premier et dernier épisode (qui sont, rappelons-le, toujours écrits par lui), restent les siens. Ce que John Dahl produit pour Dexter à titre d’exemple n’a de commun avec True Blood que le côté trash.



1. La publicité


Il s’agit de spots publicitaires, n’ayant aucun lien avec l’intrigue, intercalés ici et là dans le pilote de Six Feet Under. C’est une sorte de préambule à son univers bitter pop. Il nous annonce par ces petits intermèdes ce qui désormais sera sa signature : faire de ce qui est craint, de ce qui nous repousse le plus, quelque chose d’attirant et de drôle. En somme, c’est une façon de nous montrer qu’il s’apprête à nous vendre l’invendable, c’est-à-dire la mort, en la rendant chic (publicité 1), sexy (publicité 2), et fun (publicité 3). Et c’est très exactement ce qu’il fera tout au long de la série, en popisant un pitch qui n’a pourtant a priori rien de très séduisant (la vie dans une famille de croque-morts), mais c’est aussi quelque chose que l’on retrouvera plus tard dans True Blood.




2. Les poupées gonflables


Tous les épisodes de Six Feet Under commencent par la mort absurde d’une personne (bonus). Dans l’épisode 2 de la saison 4, une camionnette transportant des poupées gonflées à l’hélium manque d’écraser un skater sur la route. On s’attendait à ce que le skater soit le mort de l'épisode et que les poupées gonflables s’envolent, mais ce n’est pas tout à fait ce que Rick Cleveland (qui a d’ailleurs écrit pour Mad Men et House of Cards) nous réserve. Le skater est sauf, toutefois les poupées s’envolent effectivement. En parallèle, une femme dans sa voiture écoute un talk show religieux à la radio qui tente d’expliquer par la volonté divine les motifs du désir sexuel. Acquiesçant à voix haute à plusieurs reprises, heureuse de trouver là une explication noble à ce besoin animal qui devient une reproduction du jardin d’Eden, elle est coupée dans son euphorie par cette vision prophétique : une dizaine de poupées gonflables, les jambes bien écartées, qui s’envolent dans le ciel. Croyant voir la providence dans ces objets sexuels volants, tout comme elle voyait l’Eden dans la reproduction (paradoxe d’ailleurs à relever), elle se précipite hors de son véhicule pour gagner le milieu de la route, levant les bras pour rejoindre ces poupées gonflables qui se dirigent vers les cieux les jambes les premières.

Aussi tragique que la situation puisse être (ceci reste tout de même la mort d’une femme, anticipée par la miniature accrochée au rétroviseur qui semble être une représentation d’elle-même dont on voit les enfants pleurer à ses pieds), la scène n’en est pas moins comique par l’absurde de la situation.


Episode 2 de la saison 4


3. Le chat


Pour sauver Sookie (comme d’habitude), Bill est contraint de tuer un vampire. Dans l’agonie, ce dernier vomit tout le sang de son corps sur elle pendant plusieurs secondes, la recouvrant alors totalement de ses entrailles. Bill la raccompagne par la suite chez elle, et en bon gentleman, il lui ouvre la porte et lui assure que tout ira bien. A peine entrée, au moment où elle explique qu’elle voudrait prendre une douche après ce qu’il s’est passé, elle allume la lumière et découvre avec horreur le sang sur les murs. Bill essaie d’éviter à la pauvre Sookie le spectacle de son chat mort tournoyant, suspendu au ventilateur de plafond, il lui crie de ne pas regarder en haut, mais trop tard, c’est précisément ce qu’elle fait. Comme si elle n’avait pas eu assez de sang pour une journée, elle est alors aspergée en plein visage une dernière fois de celui de son chat. Cette scène, qui aurait dû être dramatique, ou tout du moins, choquante, est en réalité plutôt comique. Ce comique vient d’une part d’un "trop plein" de sérieux que l’on retrouve souvent dans la série. Les personnages de True Blood agissent parfois comme des personnages de soap paroxysés, à un tel point que ça en devient comique. On retrouve ceci dans la manière solennelle (et donc ridicule) avec laquelle Bill promet à Sookie que tout ira bien, et dans la façon dont il lui dit de ne pas regarder en haut quand bien même il est évident qu’en le lui disant c’est ce qu’elle finira par faire. Mais plus encore, il y a une autre raison à ce comique qui est liée au personnage même de Sookie Stackhouse. En effet, elle n’en a jamais assez. Il semble qu'elle n'existe que pour souffrir. Elle est l’équivalent dans le théâtre comique du valet que l’on roue de coups de bâtons, et lorsqu’il se plaint, la foule rit de plus belle. Ses parents, sa grand-mère et son chat sont morts. Tous par sa faute, ce qui ne fait que renforcer sa condition misérable. Elle se crée pourtant des raisons de vivre : son amour pour son frère (qui est encore plus stupide, c’est possible!), pour Tara qui finit par l’abandonner lâchement (même quand elle revient ce n’est jamais plus la même amitié), pour les vampires et autres créatures surnaturelles qui, en retour, sont davantage attirés par ses attributs supernaturels que par elle-même… Sookie se traîne de drame en drame, comprenant qu’elle n’est jamais, comme le rappelle Sam (peut-être d'ailleurs le seul personnage, hormis Jason, à l’aimer véritablement) dans l’épisode 8 de la saison 6, qu’un être qui ne vit que pour les problèmes surnaturels. Elle se met donc volontairement dans ces situations qui détruisent sa vie et la vie de ses proches. Sookie est ainsi un véritable picaro, c’est ce qui fait à la fois le comique et le caractère attachant de son personnage.


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4 . Le soufflé


Cette scène est la scène bitter pop par excellence, c’est-à-dire qu’on y retrouve tous les éléments censés susciter le dégoût, et qui pourtant séduisent le spectateur. C’est ce que l’on retrouve un peu partout dans les séries pop du moment, et qui semble avoir toujours existé sous d’autres formes. Mais ici il semble bien délimité et représenté à l’aide de symboles forts comme la ménade Maryann. On la voit préparer un soufflé dont l’ingrédient secret est un cœur humain fraîchement cueilli dans la poitrine de Daphne Landry. Elle sert le soufflé à Tara et Eggs qui le dévorent avec une sorte de frénésie malsaine. Cette fièvre dionysiaque et anthropophage, ce n’est autre que l’homme face à son repas dans sa condition la plus primitive qui ne distingue plus le cuit (culturel) du cru (naturel) et plus encore, la viande animale de l’organe humain. Et cette figure de l’homme-bête qui ne cache plus son amour pour le sang, n’est pas sans rappeler l'analyse du bifteck frite dans les Mythologies. Il semble y avoir un certain engouement chez l’être humain dans son monde aseptisé pour ce qui lui rappelle son animalité et son instinct prédateur. Et l’on pourrait dire à propos du « hunter’s soufflé », à peu près tout ce que dit Barthes à propos du bifteck saignant et du steak tartare :


"Manger le bifteck saignant représente donc à la fois une nature et une morale. (…) Et de même que le vin devient pour bon nombre d’intellectuels une substance médiumnique qui les conduit vers la force originelle de la nature, de même le bifteck est pour eux un aliment de rachat, grâce auquel ils prosaïsent leur cérébralité et conjurent par le sang et la pulpe molle, la sécheresse stérile dont sans cesse on les accuse. La vogue du steak tartare, par exemple, est une opération d’exorcisme contre l’association romantique de la sensibilité et de la maladivité : il y a dans cette préparation tous les états germinants de la matière : la purée sanguine et le glaireux de l’œuf, tout un concert de substances molles et vives, une sorte de compendium significatif des images de la préparturition. »


C’est donc en réinventant des procédés comiques bien connus et anciens que Ball crée le soap burlesque et fait vivre à travers lui la bitter pop : comique de situation, comique de geste, mise en scène picaresque et autres éléments mêlés au thème pourtant sombre, déprimant, et parfois violent de la mort. Mais il la fait vivre aussi en utilisant des figures qui suscitent en nous ce qu’il y a de plus primitif. Ce dernier élément est d’ailleurs davantage présent dans True Blood où le sexe et la violence en forment le cocktail explosif. Il parvient ainsi à rendre esthétiques ces choses qui nous hantent et nous dégoûtent peut-être, mais qui d'abord et avant tout nous fascinent et nous font vivre. C’est là tout son honneur, car il faut lui reconnaître la sagesse d’un homme au regard lucide sur la condition humaine et tout ce qu’elle a de repoussant, mais qui parvient pourtant à en rire et à transmettre ce sentiment.


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L’épisode final de SFU était pour moi une claque, un choc, l’aboutissement parfait d’une série que je n’hésiterais pas une seconde à qualifier d’œuvre d’art. A quelques semaines du final de True Blood, le moins que l’on puisse dire est que la barre est hissée très haut, et j’ose espérer que le rattrapage de la saison 7 suite à la légère rechute de la saison 5 saura annoncer une fin digne de ce nom.


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