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Reznor vs. Schopenhauer : le round final

Parmi les mélomanes, il y a ceux qui considèrent le chant comme un instrument à part entière dont les paroles sont un langage singulier qui apporte une matière unique différente des autres instruments, et il y a ceux qui le voient comme un simple apport musical à travers la voix, déconsidérant du coup totalement les paroles qui ne seraient alors qu'un support pour le chant.

Il est défendable de mettre en avant les nombreuses œuvres où le chant est inexistant ou alors existe sans paroles. De la musique classique à la musique spectrale, en passant par le jazz, le krautrock et le rock progressif, les exemples ne manquent pas. Mais ce qui est à mettre en évidence ici, c'est la confusion qui est faite entre la contingence des paroles hors du contexte de l’œuvre, et leur nécessité lorsqu’elles en font partie. C’est la raison pour laquelle ceux qui avancent que les paroles ne sont qu’un ornement, une praxis futile du langage humain, dans l’immensité dépassant l’entendement de la métaphysique produite par les instruments, ceux-là - je pense - ont tort, ou, pour le moins, sont confus.


Avant d’aller plus loin, il convient de préciser quelques termes qui seront utiles à ces éclaircissements. Désignons par « œuvre » toute production qui soit œuvre d’art, à distinguer donc de la « chanson », que l’on utilisera ici pour désigner de façon minimale les compositions populaires chantées qui ont pour effet unique le divertissement. La question n’est pas de savoir si les chansons sont ou non de la « bonne musique », car il faudrait alors définir ce que l’on entend par là. Entendons simplement que les chansons ainsi définies ne sont pas des œuvres d’art, en ceci qu’elles se réduisent uniquement à un divertissement et rien d’autre. Pour simplifier, on confondra donc « chanson » et « non-œuvre d’art ».


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Revenons au postulat : le chant et les paroles ne sont a priori pas nécessaires à l'aboutissement d'un morceau. C’est ce que témoignent les nombreux exemples d’œuvres musicales où ils n’apparaissent pas. D’où vient alors leur nécessité que beaucoup oublient ? Celle-ci n’existe que parce qu'elles contribuent à faire du morceau une œuvre. En effet, si un morceau est composé de telle sorte à ce qu'il soit « parfait », j'entends par là qu'il soit le meilleur possible en tant qu'il est une œuvre d’art, tout ce qui a participé à sa composition doit être considéré comme nécessaire ; les instruments, donc, en premier lieu.


Pourquoi peut-on dire que les paroles sont un instrument ?


Que la vox humana soit semblable à un instrument, cela est à peu près clair, à la différence qu'elle n’est pas un objet créé par l’homme. Mais on s’en sert comme d’un instrument pour produire de la musique, et elle est ainsi « à l’origine et par essence, rien d’autre qu’un son modifié, comme celui d’un instrument, précisément, et qui possède comme n’importe quel autre son les avantages et les inconvénients particuliers découlant de l’instrument qui le produit » (Schopenhauer Le Monde comme Volonté et comme Représentation). Par contre, affirmer que les textes en eux-mêmes remplissent le rôle d'un instrument peut sembler étrange. Il ne s'agit pas d'avancer qu'ils sont un appui de musicalité pour le chant, mais de montrer que les paroles dans un morceau réalisent, sans passer par la musique, la métaphysique même de la musique. En d’autres termes, les paroles ont la capacité de suggérer ce que suggère la musique, comme le suggère la musique, mais sans musique. Elles ne sont donc pas non plus à prendre tout à fait comme dans le contexte littéraire et poétique; les mots tels qu'ils sont combinés ne sont pas l'expression simple de l'idée qu'ils suggèrent lexicalement. Là où ils se rapprochent de la poésie, c'est qu'effectivement de bonnes paroles sont celles qui marient la musique à la charge contextuelle des mots. Mais dans la mesure où elles doivent elles-mêmes ne faire qu'un avec la partie instrumentale du morceau, leur réelle compréhension ne pourrait se faire indépendamment de celui-ci. Arracher les paroles à leur morceau, c'est extraire un élément de la composition pour l'écouter seul : ceci n'a pas le moindre intérêt pour la compréhension de l’œuvre. Dans un souci de clarté, rappelons tout de même que certaines paroles intelligibles peuvent être comprises hors du morceau, elles ont ainsi une certaine autonomie et une beauté qui leur est propre. Mais ces rares exceptions ne contredisent en rien le fait qu’elles ne puissent qu’être comprises différemment une fois insérées dans le morceau, sous réserve que celui-ci soit une œuvre, et qu’il soit donc une unité dont les éléments sont nécessaires et indissociables. Extraites du morceau, elles ne peuvent donc offrir ce qu’il offre dans son unité. En ceci, prises indépendamment de lui, elles ne permettent en rien sa compréhension, bien au contraire.

Ce que suggèrent les mots, insérés dans l'oeuvre, ce n'est donc ni ce qu'ils peuvent signifier pris hors contexte, ni tout à fait ce que le reste des instruments suggère. Ils coïncident avec l’essence de l'oeuvre, mais ils y ajoutent quelque chose qui n'y était pas avant et qui offre une compréhension différente de la musique.


Etre à la bonne place : contingence a priori et nécessité ex hypothesi des paroles



C’est la raison pour laquelle les paroles a priori inintelligibles sont aussi un instrument. Les paroles de Everything in its right place sont de cela un bon exemple. Aucune cohérence du texte a priori / hors du morceau :


« Everything in its right place

Yesterday I woke up sucking a lemon

Everything in its right place

There are two colors in my head

What is that you tried to say ?

Everything in its right place »


Pourtant, chaque mot résonne comme une incantation dans l’espace nébuleux mais soigné, créé par le chant et les instruments. En cela, ces mots font parfaitement sens et s’inscrivent comme contextes dans un contexte. Ils véhiculent images et sensations en fonction de ce qu’ils nous évoquent par leur sonorité, leur sémantique mais aussi par les connexions complexes que notre expérience personnelle consciente et inconsciente leur associe. Mais ce n’est pas tout puisque cet ensemble complète et est complété par l'univers créé par le reste des instruments. Cette compréhension des paroles (ou de n’importe quel autre instrument) se rapproche de la compréhension du sens littéral comme le conçoit John Searl : elle requiert un arrière plan précis qui connecte les effets des mots entre eux; cet arrière plan est ici l’univers créé par le morceau. Le tout est donc intrinsèquement lié et indissociable.


Le musicien peut se permettre ces incohérences a priori sans que l’on se dise qu'il manquait de cohérence. Il peut se le permettre parce que la musique est là pour appuyer ce qu’évoquent les mots, et vice versa, ce qui fait que les paroles décalées ne sont absurdes que si elles ne sont pas en accord avec les autres instruments. Autrement dit, un morceau contenant des paroles ne sera œuvre qu’à la condition que ses paroles soient parfaitement insérées parmi les autres instruments (c’est ce qui distingue l’œuvre de la chanson) ; et de manière générale, si un morceau est œuvre, alors tout ce qui le constitue, du texte au simple tintement de triangle, est nécessaire ex hypothesi, c’est à dire, en prenant pour hypothèse que la composition n’aurait pu être autrement pour être œuvre. La confusion de ceux qui voient dans les paroles un élément contingent vient de cette dualité a priori contradictoire des éléments du processus de création : tout ce que l’artiste emploie pour créer relève certes de la contingence, puisqu’il aurait pu choisir un élément plutôt qu’un autre sans que le fruit de sa création cesse pour autant d’être une création. Mais dans la mesure où le résultat est supposé être une œuvre, tout ce qui a été employé à cette conception ne peut être qu’absolument nécessaire.



Quelle différence alors entre les paroles intelligibles et non-intelligibles ?


« ...qu’un chant aux paroles intelligibles nous réjouisse si profondément, repose sur ceci que nos modes de connaissance le plus immédiat et le plus médiat se trouvent alors stimulés en même temps, et en association »

Schopenhauer, Le Monde comme Volonté et comme Représentation, §52


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Ce que les paroles apportent, c’est davantage de précision dans les possibilités de compréhension de l’œuvre; le champ d’interprétation est balisé. On pourrait alors se demander si du même coup ces balises ne sont pas des limites qui écartent la composition du statut d’œuvre d’art. En réalité, ceci revient à se demander si le fait de pousser l’abstraction dans une production fait davantage de celle-ci une œuvre d’art. La réponse est évidemment non. Ces précisions n’épuisent pas les possibilités d’appropriation, ce n’est pas en poussant l’abstraction que l’œuvre devient universelle. Aussi avons-nous d’un côté le morceau sans paroles qui a son langage propre et qui, pour cette raison est interprétable mais inexprimable. Et d’autre part, le morceau avec paroles, qui possède peut être une compréhension superficielle plus facilement accessible, mais qui répond à la même logique que celle du premier à la différence qu’il est moins inexprimable. Entre les deux se trouve le morceau aux paroles inintelligibles. Il résulte qu’il est plus facile de s’approprier le premier, puisque, grâce à son langage propre, il communique sans intermédiaire avec l’âme (mode de connaissance immédiat), et comme le suggérait Eduard Hanslick, en tant que miroir de l’intériorité. Mais si le second paraît encore plus facile d’appropriation, ce n’est que par une mauvaise compréhension de l’œuvre. La compréhension superficielle et fausse est celle qui lit hors contexte les paroles, lecture à partir de laquelle elle interprète les autres instruments. Faire cela ce serait imposer une hiérarchie qui n’a pas lieu d'être. Précisons tout de même qu’il faut distinguer la hiérarchie structurelle du morceau de sa hiérarchie « artistique ». En effet, il n’est pas question de nier le fait que certains instruments occupent une place plus importante que d’autres dans les compositions. Mais saisir l’œuvre c’est la prendre comme un tout, c’est admettre que le moindre jeu, le moindre instrument est indispensable au morceau et remplit exactement le rôle qu’il doit remplir. La basse continuo en retrait a tout autant d’importance que la voix en premier plan. Ainsi, la compréhension fine, l’appropriation, opère un dépassement de cette lecture et comprend l’œuvre comme un tout, sans dissocier les éléments qui la composent.


"What I found was that songwriting and the arranging and production and the sound design process became the same thing »

Trent Reznor


Pourtant, Schopenhauer opère une différenciation en traitant d’un côté les compositions dont les paroles ont été insérées après les autres instruments, et d’un autre côté celles dont la musique a été composée autour des paroles : « si les mots se trouvent incorporés à la musique, ils doivent n’occuper qu’une place complètement subalterne et s’accommoder tout à fait à celle-ci. Or, ce rapport s’inverse relativement à la poésie donnée, c’est-à-dire au chant, ou au libretto, auquel on ajoute une musique. Car aussitôt, ces derniers deviennent pour l’art musical l’occasion de manifester sa puissance et sa faculté supérieure », Le Monde comme Volonté et Représentation, §52. Mais en pensant la composition comme une œuvre d’art, comme un tout parfait, indissociable et nécessaire, on se rend compte que la chronologie, dont parle Schopenhauer, qu’il y a dans le processus de composition, ne fait que trahir l’incapacité du compositeur à accoucher de tous les éléments de l’œuvre simultanément. Aussi, tout comme dans le meilleur des mondes possibles, les éléments de la meilleure œuvre possible sont déjà établis d’avance, car, pour qu’elle soit la meilleure possible, l’œuvre doit pouvoir être le résultat de la combinaison la plus parfaite des éléments, combinaison unique qui ne hiérarchise pas et qui, dans sa dualité d’infiniment simple et d’infiniment complexe, exprime « l’être, l’essence du monde ».


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