Auto-destruction des dystopies pour ados. Divergente, Hunger Games, etc.
Je me laisse facilement entraîner au cinéma. Depuis une vingtaine d’années, j’ai presque consommé tous les films d’ados qui existent. J’ai grandi avec les American Pie, du premier au huitième, en passant par tous les spin-off (y compris les deux spin-off Another GayMovie I et II). Un genre récent vient de faire son apparition, qui mêle dystopie SF et teen movie. Mais bien plus qu’un sous-genre, la teen dystopia (je lance l’expression dans l’océan de l’infosphère comme une bouteille à la mer) est un concentré de vingt ans de recettes de teen movies.
Dans un monde encore plus autoritaire et violent que la huitième saison du Bachelor, il suffit d’ajouter : une pointe de SF, une prophétie à déchiffrer, une jeune fille perdue, et au moins deux mecs qui la draguent (comprise un peu rudement, on pourrait dire que la morale de ces films est simplement de coucher avec le premier venu quand tout va mal).
Plus philosophiquement, ce monde est saisi du point de vue d’une conscience en crise. Comme elle, il est précaire (parce qu’entraînée dans un changement nécessaire) ; conservateur (il faut se trouver une place, plutôt que d’immédiatement s’opposer à un ordre) ; et déprimant (car personne n’a réservé une place pour ces ados à l’avance). La dystopie est donc le genre idéal des teenagers en crise. Elle est d’autant plus cinématographique et blockbusterienne qu’elle promet une révolution (puisque tout va mal) et un désordre massif plein d’explosions et de meurtres en masse. En réalité, ces sagas n’accouchent que de révolutions discrètes, bien moins tapageuses que prévu. La conscience du héros est reconfigurée et l’ordre social maintenu. Au mieux, on voit un chef autoritaire sadique se faire tuer affreusement et une résistance authentique triompher.
Auto-destruction des dystopies pour ados. Divergente, Hunger Games, etc.
La Stratégie Ender, les Âmes vagabondes, Hunger Games ou Divergente promettent tous un destin de résistant héroïque au lieu d’une grande reconfiguration politique cohérente. Pourtant, le problème que je veux souligner n’est pas la dépolitisation de ces dystopies au profit d’un héroïsme mythologique – qui fait florès depuis que Joseph Campbell s’est fait digérer par Hollywood. Non… Une faille me semble de plus en plus claire, qui me gâche assez régulièrement le plaisir de ces récits.
Toutes ces dystopies semblent atteintes du syndrome de « l’arche perdue ». Comme le soulignait Amy dans l’épisode 4 de la saison 7 de Big Bang Theory, le premier Indiana Jones est une bizarrerie. C’est un blockbuster efficace, numéro un de l’année 1981 mais son scénario est aussi incohérent que séduisant. Indiana Jones combat les nazis, affronte ses propres peurs et séduit une jeune et jolie femme au caractère bien trempée. Toutes ces bonnes idées pourtant ne font absolument pas avancer l’intrigue d’un pouce. La mort des nazis et la découverte de l’arche ne doivent rien au conflit avec le héros. Sans Indiana Jones, les nazis auraient découvert par eux-mêmes l’arche perdue et seraient morts des conséquences de leurs propres hubris. Quand on y pense, donc, Indiana Jones et l’Arche Perdue c’est un film sur un mec qui fait des trucs avec son fouet, avec quelque part en toile de fond des nazis qui se trouvent être assez idiots pour se tuer eux-mêmes à la fin.
Divergente m’a fait le même effet. La société totalitaire que présente le film semble si incohérente qu’elle est vouée à disparaître. Son organisation autoritaire en cinq factions ne laisse aucune place à une faction spécialisée dans le commerce. Les factions se répartissent différentes vertus : les audacieux, les sincères, les altruistes, les érudits, et les fraternels (qui sont en fait juste des ouvriers dont tout le monde se fout). A chaque faction, une profession, une vertu. Mais c’est assez idiot de penser qu’on puisse être avocat sans être en même temps érudit, audacieux ou altruiste (si on est commis d’office par exemple)… La même chose vaut pour les militaires (c’est-à-dire les audacieux). On les voit mal être audacieux sans être aussi obéissants ou altruistes. On est donc sans cesse ramenés à l’idée que n’importe quel personne voulant intégrer cette société doit posséder plus que la seule vertu d’une des factions. Autrement dit, n’importe qui dans cet univers devient « divergent » par la force des choses, c’est-à-dire capable d’intégrer plusieurs vertus. Il est donc impossible que cette société à terme ne s’effondre pas. Le film aura eu l’utilité de faire comprendre que tout est plus compliqué qu’on ne l’imagine, mais que parce qu’il aura été trop simple dès le départ.
Hunger Games connaît le même écueil – connu et éprouvé par tous les films de gladiateurs jusqu’à sa version SF qu’est Rollerball (1975 – son affreux remake ne compte pas). Ces jeux du cirque sont supposés mettre artificiellement des héros sur un piédestal pour oblitérer médiatiquement la pauvreté de tous les autres citoyens. Je passe sur l’idée qu’un simple spectacle ruinerait toute autre forme d’information à tel point qu’on puisse encore mentir sous Staline comme on mentirait dans un univers de SF, plein de téléphone portable et de réseaux sociaux – ne me prenez pas pour un optimiste, je me contente simplement de dire que les scénaristes de SF écrivent encore comme si on était au temps du minitel. Evidemment l’héroïne – ou n’importe quel héros – est vite célèbre, aimée de tous, suivie par toutes les caméras possibles. Le pouvoir est donc ridiculement absurde quand il décide de soudain le tuer et le discréditer en direct à la télé. Le scénario a donné un pouvoir gigantesque à son personnage pour le lui contester aussitôt, et rendre soudain l’usage dudit pouvoir difficile, voire impossible. A la fin, le film aura beau dire que la liberté humaine est plus forte que tout, on sait que c’est plutôt parce qu’on l’a oublié dès le départ dans l’équation que l’héroïne triomphe.
On pourrait d’ailleurs dire la même chose pour à peu près n’importe quel film de vampires : si les vampires parvenaient vraiment à devenir surpuissants et à croquer tous les humains, ils ne pourraient tout simplement plus se nourrir. A ce titre, je conseille Daybreakers à tous les fans de vampires, puisque c’est le seul film à ce jour (avec True Blood) qui prend au sérieux l’idée d’une faillite d’une société de vampires.
Il y a donc un certain nombre de films dystopiques qui s’effondrent d’eux-mêmes. Par souci de clarification, on peut donc préciser tout ce qu’on peut entendre par syndrome de l’arche perdue : 1) le héros n’a littéralement rien à faire pour éliminer son antagoniste (Indiana Jones) ; 2) le héros n’a qu’à se laisser porter par la contradiction inhérente à l’organisation sociale proposée par le récit (Hunger Games) ; 3) la résistance n’est pas unique puisque tout le monde en droit pourrait faire ce qu’il fait.
Je ne sais pas quelle étendue peut avoir cette critique du syndrome de l’arche perdue. Je n’aurai pas l’arrogance de croire qu’on puisse à partir de là en déduire une sorte de biais irrémédiable dans la conscience américaine qui confondrait liberté et ignorance. C’est avant tout un problème d’écriture : plus vous fournissez une description détaillée de votre univers, plus vous en éprouvez la solidité et plus vous rendez peu vraisemblable la révolte d’un héros contre l’injustice du monde.
Prenez Game of Thrones, je pense qu’on éprouve clairement un certain désespoir à voir nos personnages vertueux se faire trancher la gorge et trahir par leurs bannerets à longueur d’épisodes. Mais c’est cette implacable nécessité qui participe de notre sentiment de réalité, et qui nous fait aimer le show. Aucun Stark ne pourra vraiment se faire justice dans ce monde. Et seuls les plus cyniques et les plus réalistes tirent leur épingle du jeu. Et même lorsque le patriarche Lannister vous parle de sagesse, c’est pour mieux vous la jouer à l’envers…. (cf la tirade de Lannister sur le meilleur roi) Et on croit en cette série pour cette raison.
Que faire de cette critique ? D’abord, on peut faire de ces incohérences une force, un manifeste en faveur d’une lecture zen des blockbusters. Puisque la vanité du combat du héros est presque inconsciemment inscrite dans l’ADN de ces blockbusters, autant créer des héros qui ne font rien. Le plus grand scénario est à ce titre La Guerre des mondes, puisque les personnages doivent simplement ne rien faire, se cacher, ne pas agir, pour laisser les tripodes se crasher d’elles-mêmes quelques semaines d’intoxication plus tard.
Mais cette critique peut aboutir à quelques remarques ironiques, qui généraliseront encore davantage le ricanement d’un public inadapté pendant les séances, dans le dos de ceux qui vibrent au drame d’une énième teenager dénonçant l’hypocrisie généralisée. En effet, à quoi servent alors ces films si ce n’est à requalifier notre sentiment d’une nécessité aveugle en liberté et en destin ?
Richard Mémeteau