Livre vs Ipad : Quel paysage mental voulez-vous habiter ?
Je dois confesser que je ne suis pas loin du singe qu'on stimule avec des cacahuètes pour faire des expériences. Mais ma cacahuète c'est France Culture, et l'expérience qu'on me fait réaliser, c'est acheter un livre. Pour faire simple, j'ai acheté le livre de Roberto Casati parce que j'en avais entendu parler dans la matinale de France Cul. Les intellos (dont je suis) sont un peu flippés (surtout s'ils vieillissent) par le sort fait aux livres (ce dont je me moquais plutôt jusqu'à présent). Le prétexte ce matin-là était de parler avec le philosophe – nouvellement immigré dans une université américaine de prestige, ce à quoi on reconnaît la réussite dans notre milieu – de tous les sujets anxiogènes des vieux intellos : d'Amazon, de la mort des petits libraires, des tablettes numériques, d'internet etc.
Mais Roberto Casati a un avantage sur les autres intellectuels invités qui ne se conçoivent plus que comme d'éternels insatisfaits, des princesse Screugneugneu au visage frippé : d'abord il est un peu plus jeune, et surtout, il est clair. Il m'a séduit parce qu'il avait l'air de comprendre ce qu'est internet. Tous ces thèmes les plus variés sont réunis autour d'une thèse : ce n'est pas parce qu'on peut tout numériser qu'on doive nécessairement le faire.
Son livre tient cette promesse de clarté. Ses arguments ne sont pas simplement la synthèse des travaux des autres (qui se perdraient en trop de notes) mais ils sont comme de petites réflexions que tout le monde peut suivre aisément. L'auteur de toute façon sait ce qu'est un bon essai et y consacre plusieurs pages. Quelques concepts seulement sont présentés comme centraux (celui de design, ou d'ecosystème technologique, mais pas plus), et encore, rien qui ne soit comme des concepts-signatures (par exemple celui de digital native) que l'auteur là encore dit explicitement détester.
Tout part donc d'un constat : on présente systématiquement la numérisation comme bénéfique – et bénéfique particulièrement pour une nouvelle humanité : les "digital natives" (né avec la cuillère dorée d'internet dans la bouche). C'est cela le colonialisme numérique : tout ce qu'on peut numériser doit l'être. Les photos, les livres, le vote, nos données personnelles... La thèse de l'auteur n'est pas de dire que tout est non numérisable, mais qu'il faut y réfléchir à deux fois. En somme, la photographie en profite, mais les livres ou le vote numériques ne sont certainement pas de bonnes idées. Les partisans du colonialisme numérique jouent par accumulation d'arguments (p. 19). Roberto Casati les examine un à un et les critique. Sa position consiste simplement à dire qu'il faut faire le tri – position raisonnable par excellence. Je ne résumerai pas tous les arguments. Et je me concentrerai sur l'opposition entre le livre et l'Ipad (car il faut l'avouer certains chapitres sont vraiment indigents, bouclés en deux pages – notamment le sort qui est fait à la notion de transparence, qui ne se résume pas à un tout ou rien).
Une analyse technologique du design du livre
L'intérêt du livre est clairement immédiat. Il nous fait réfléchir à ce qu'est vraiment un livre : à ses fonctionnalités, à ses avantages technologiques. On pense souvent au contenu, à sa forme, mais peu à ses fonctions qu'on résume souvent à un simple apport d'information. Mais le livre offre en réalité beaucoup plus, une practicité que les liseuses n'ont pas : il se conserve facilement ; s'annote facilement ; en soupesant son poids, on estime les pages qu'il nous reste à lire ; si on perd une page, il fonctionne encore ; il se parcourt facilement d'arrière en avant (rien à voir avec les navigateurs qui privilégient l'arborescence) ; pollue finalement moins que toute l'industrie numérique ; s'échange socialement comme cadeau ; construit un véritable écosystème dans un appartement, qui sont comme une mémoire vivante de nos lectures. En obligeant à faire disparaître les livres des rayons de sa bibliothèque, la tablette tuera peut-être définitivement l'idée (légitime ?) que le livre est un indicateur de capital culturel. En tout cas, Roberto Casati rappelle souvent cet argument, si le livre n'a pas subi de modifications technologiques majeures en 400 ans c'est parce qu'il remplit parfaitement sa fonction.
La thèse du philosophe est simple, le livre, et particulièrement sous la forme de l'essai, "format cognitif parfait" (p. 43), est un maximisateur d'attention. Voilà le coeur de la bataille : le temps de cerveau disponible, l'attention.
"Instruments de divertissement tous azimuts donc. Ce qui est intéressant dans le tournant, le parti pris par l'iPad et ses épigones, c'est la façon dont il préfigure le palimpseste de notre vie mentale. C'est une bataille passionnante qui va se jouer dans les années à venir, et dont l'enjeu n'est rien moins que notre principale ressource intellectuelle : l'attention" (p. 37).
Autant le dire tout de suite, Roberto Casati ne traite pas tous les livres de la même façon. Le livre de recettes pour lui peut aisément passer à la trappe numérique, on n'y perdrait rien. Les pamphlets ou les textes courts n'ont pas non plus reçue l'immunité du philosophe. Le format qui lui semble le plus emblématique est celui de l'essai (et pour une autre raison le livre d'art). "La particularité du format-essai vient de ce qu'il doit présenter un argument complexe de façon soutenue et en constante interaction avec le lecteur." (p. 41) Le livre est une technologie non seulement de la lecture (exportable vers bien d'autres médiums) mais de la relecture. Le livre oblige à lire, relire, critiquer. Contre le zapping et la distraction, son design est tout entier consacré à ne pas épuiser cette attention pour la faire durer le plus possible. C'est tout le sens de l'essai, qui doit varier arguments, développements de ces arguments, illustrations, citations mémorable, le tout selon une structure logique qui permet de toujours renvoyer la partie au tout pour en comprendre la progression. On a parfois oublié que c'est précisément ça que le prof de philo de terminale doit (et galère à) enseigner à ses élèves, plutôt que quelques conseils de sagesse pratique à l'ancienne que certains (élèves, parents, profs parfois) réclament.
Roberto n'aime pas lire des essais sur Ipad mais visiblement n'a rien contre l'idée de vendre le sien au démon du numérique.
l'Ipad et le nouvel écosystème technologique
Pour illustrer ce qu'est l'Ipad, Roberto Casati commence par présenter l'évolution de la photographie numérique. Cette dernière a laminé l'appareil argentique classique, mais plus encore, même les petits appareils numériques portatifs se sont faits étripés par les appareils photo intégrés aux téléphones portables. La photo est devenue une prise de notes visuelle. Mais pourquoi ? Pas seulement parce qu'on a envie de prendre des notes visuelle. Pas seulement parce que ces appareils ont une meilleure portabilité, mais surtout parce qu'ils ont une meilleure disponibilité. L'utilisation, le design qui préside à nos portables c'est au fond l'idée que, dès qu'on en a besoin, on peut s'en saisir pour prendre une photo. L'idée que dans les années 90, un homme serait sorti avec son appareil numérique portable, juste au cas où il voulait se prendre en photo avec ses potes aurait semblé étrange à tout le monde. Faire des photos restait jusqu'à il y peu une occasion spéciale, un cérémoniel (même si vous vous baladez en safari photo dans une ville que vous visitez). Le numérique a donc changé l'appareil photo parce que le contexte d'utilisation a radicalement changé. Notre envie est de pouvoir passer d'une activité à une autre quand nous le souhaitons. Notre technologie n'a qu'un but : devenir "un immense système de distribution de contenu" (p. 33), dont l'Ipad est simplement le dernier avatar.
On ne peut pas reconnaître ici dans la critique de Roberto Casati une grande et sincère nouveauté. Autant il défend bien le livre, autant sur l'Ipad, il peine à être convaincant. Un de ses arguments est de dire que l'Ipad est d'abord un outil de consommation culturelle, mais pas de production culturelle. Certes, mais le livre est un produit culturel qui ne contient pas non plus en soi la capacité de production d'autres livres (à moins de considérer que n'importe quoi avec des pages le pourrait). Il prend pour significatif le fait que la première version de l'Ipad ne permettait pas d'annoter, alors que les autres tablettes autorisaient à faire. Mais là encore, on pourrait dire que l'argument est à double tranchant : l'Ipad a intégré désormais l'annotation dans les lectures, n'est-ce pas alors la preuve qu'il est au même niveau que le livre un outil de production culturelle (et le livre n'est pas vendu avec une option de traitement de texte). Autre argument léger, selon l'auteur, l'Ipad n'est pas superposable à l'utilisation d'une liseuse. L'Ipad distrait tellement qu'il distrairait aussi d'être tenté par un autre outil de lecture... Enfin, c'est un argument trop rapide : l'Ipad, en tant qu'outil de divertissement ne concurrence pas seulement la liseuse (qui pourtant n'a rien de divertissante – et ça nous reconduit à l'argument précédent), mais en vérité, il concurrence la télévision et le cinéma... Pourtant, la télévision se défend bien, elle est 3D, elle est géante, ce que ne peut pas être l'Ipad, et le cinéma se défend lui aussi pas mal. Si c'est vraiment contre le monde entier du divertissement que l'Ipad lutte, pourquoi ne pas parler également de la musique ? Tout simplement parce que comme pour le cinéma et plein d'autre chose, il n'y a pas d'outil qui suffirait à lui seul par résumer tous les médias. Cette illusion d'une boîte noire qui concentrerait tous les médias est folle.
"Je suis ton père, Roberto !" H. Jenkins.
Convergence et lecture
Mes dernières lectures m'obligent à mettre Henry Jenkins (défendant la convergence) et Roberto Casati en face à face. Henry Jenkins a un coup d'avance sur Casati parce que contrairement au philosophe italien, il ne cède pas à l'illusion multimédia d'une "boîte noire" (l'expression est de Bruce Sterling) qui concentrerait toutes les distractions possibles. La technologie n'est pas si déterministe. Il suffit d'imaginer les conséquences pratiques d'une telle concentration, si elle arrivait pour comprendre pourquoi elle est impossible. L'économie perdrait si l'Ipad gagnait. Chaque média a besoin de faire valoir sa place, sa légitimité. Le monde médiatique et économique a tendance à conserver à l'état de nature la dispersion des outils de communication. L'industrie culturelle la plus rentable aujourd'hui reste l'édition. Comment croire qu'un secteur aussi puissant ne se défende pas contre le risque que présenterait l'Ipad.
Mais ce dont parle Roberto Casati c'est de la lecture, et particulièrement de la lecture attentive. J'ai tendance à penser là encore qu'Henry Jenkins a un coup d'avance. Pour relier tous les points de l'univers médiatique entre eux, les différentes formes de narration contemporaines n'abandonnent pas un instant la lecture attentive et critique. Les oeuvres sont déconstruites par les fans, recomposées, critiquées, et tout cela dans des proportions inédites. Toutes les fanfics et les échanges entre communautés de fans, de Star Trek à Harry Potter, sont une réponse à Roberto Casati. Encore faut-il à la lecture attentive d'autres objets que la seule lecture d'essais…
Richard Mémeteau