Edward Hopper est-il un grand artiste ?
Le critique brille par ses paradoxes; l'artiste s'immortalise par son génie: deux lieux communs dont Richard dévoile la vacuité, position intellectuelle intransigeante dont il réserve aujourd'hui l'exclusivité à Freakosophy.
Pour pouvoir parler de sexe, de trucs monstrueux, ou baver sur les cons homophobes, il faut une fois de temps en temps écrire des trucs sérieux. La ligne éditoriale de Freakosophy est dure, dure et tendue comme un string en cuir. Donc, chers lecteurs négligés, voilà pour vous : du sérieux, que dis-je, de l'académique !
Car Edward Hopper est LE nouvel académisme. Tout comme notre époque. C'est pas drôle, figuratif, gris et mélancolique. Alors quand on aime bien (et j'aimais bien), on dit que c'est "vachement intérieur comme peinture". Les pauses de Don Draper, immobiles, plantées dans une moquette sans relief, un verre de bourbon en arrière plan, c'est du Hopper mental. Et Mad Men c'est la meilleure série de tous les temps.
Tout le monde va aller voir cette expo (vous ne le savez pas, on a réservé les tickets pour vous). Alors si un mec en dit du mal, c'est intéressant – il va de soi que je n'y suis pas encore allé. Sur France 3, ils ont lâché une bombe : un mec avec une caméra et des tréteaux filme les tableaux de près, comme s'il cherchait des preuves ADN pour dire ce qu'est la Peinture, un mec qui parle avec ses mains, sue abondamment et ne lâche rien. Ce mec est prêt à se couper la main devant nous si on ne lui dit vraiment pourquoi telle zone du tableau est en clair obscur. Donc Hector Obalk est apparu à Ce soir ou jamais. Contre son pote, manifestement spécialiste de Hopper puisqu'il est l'auteur de l'expo : Didier Semin. Obalk est chaud bouillant, Semin est languide. Les postures et les tons sont si différents qu'on dirait un Laurel et Hardy où cette fois-ci Laurel déciderait de se débarrasser de Hardy.
Or voilà le truc, très vite (après les blabla "Hopper a marqué l'histoire de la peinture etc" – ah ouais ?.... parce que pendant plus de cinquante après lui, on n'en a vraiment eu rien à foutre de l'art figuratif, les mecs – à part Jean Hélion, mais who gives a shit of Jean Hélion ?!) on s'est trouvé dans une situation étonnante. Obalk et Semin étaient d'accord pour dire, tenez-vous bien, qu'Hopper est un mauvais peintre. Oui, un mauvais peintre, mais pas un mauvais artiste ! Parce que pour Semin, il reste même un génie !
Obalk avait ouvert les hostilités en donnant les arguments en faveur de la médiocrité de la peinture d'Hopper : 1) Hopper ne sait pas peindre dans une lumière hésitante ou diffuse, il n'est bon que dans les lumières crues. 2) les détails du mobilier, ou pire, les murs sont souvent grossièrement réalisés, et sans aucun sens de la touche ou du geste 3) les corps, la peau et les textures sont une calamité (cf le tableau Excursion dans la philosophie, où tout est raide, géométrique, massif, et... couleur pastel)
Semin est Ok. Mais... il fait ce qu'Obalk avait déjà terriblement critiqué, il retourne l'argument de la médiocrité en peinture pour dire "c'est justement là son génie". La faiblesse du peintre est en réalité la force de l'artiste. Un trop bon peintre en aurait fait des tonnes, et aurait perdu le sujet, perdu la mélancolie, perdu la lourdeur des figures, perdu la narrativité au profit du style. Soit. Voilà l'argument présenté aussi monstrueux qu'un enfant qui aurait traversé une porte fermée. Tout le monde sur le plateau semble adhérer à cette dialectique un peu courte. Obalk sourit, ironise : qu'un peintre soit un génie justement parce qu'il est mauvais peintre, voilà un retournement qui ne manque pas de piquant.
Sans édicter aucune règle, l'artiste de génie inspire d'autres artistes. Hopper n'est-il pas un génie au sens kantien? source
Est-on dans la contradiction pure et simple ? Non. Ce qui sauve Hopper est d'être plus qu'un peintre, un artiste ! Autrement dit, il choisit bien ses sujets. Hopper, vous savez, c'est le peintre qu'on adore parce qu'enfin il donne du sens à ce qu'on écrit en terminales dans ses copies de philo selon quoi "l'art c'est transmettre un message" (ce à quoi le prof n'a jamais eu l'esprit de répondre "envoyez un SMS, ça va plus vite"). Hopper raconte des histoires et a de vrais sujets. Des SMS picturaux.
Réponse pragmatique d'Obalk : ce qu'il y a de pratique, c'est que les affiches ou représentations sont aussi valables que les peintures (puisque leur beauté ne dépend pas de leur exécution). Par conséquent, c'est comme dire à propos d'un groupe de rock qu'il est mauvais sur scène. Au moins, on saura qu'il nous reste les enregistrements. Nul besoin de se déplacer pour aller les voir jouer en concert. Ici, nul besoin d'aller mater de près la peinture de Hopper. Le syndrome Magritte.
Mais Obalk, tout aussi ironique qu'il soit, peut quand même trouver matière à déprimer, car cet argument du "défaut qui devient une qualité" (argument du paradoxe) est un argument qu'il a tenté lui-même de briser, détruire et enterrer il y a plus de vingt ans déjà. Dans son "Andy Warhol n'est pas un grand artiste", il présente une définition de cet argument : "ce n'est pas notre discours qui est contradictoire, c'est l'oeuvre commentée qui est paradoxale, et c'est ce paradoxe qui confère à cette oeuvre toute sa grandeur". Ce mec est brutalement renvoyé à sa démonstration d'il y a vingt ans comme si ses arguments n'avaient jamais porté, jamais existé. Bref, tout le monde lit plein de bouquins, mais peu se souviennent vraiment de leurs contenus.
Avant de trouver cet argument absurde, Obalk en définit un usage légitime. Cet argument du paradoxe trouve une application qui semble juste lorsqu'on oppose les moyens et l'effet final qui est produit. Une pièce qui serait lourde par la réalisation mais qui donnerait une impression de légèreté inattendue serait paradoxale, et belle – la surprise de l'effet ajoutant à sa beauté. Le problème est donc d'abord que l'argument du paradoxe est utilisé pour sauver un effet qui est souvent proche de la banalité, de l'indigence (Obalk parlait à l'époque de Warhol dont on louait la superficialité toute crue, non la légèreté paradoxale). Si la peinture un peu trop pastel, grise et mécanique d'Hopper produisait un sentiment paradoxal de vivacité, de couleurs et d'expressivité, on serait dans le cas d'une bonne application de l'argument du paradoxe. Obalk le dit : "cet argument selon lequel une contradiction se voit transformée en paradoxe me semble, dans le domaine de l'esthétique, un des plus pertinents et convaincants qui soit. Il ne s'agit pas d'ailleurs de n'importe quelle contradiction, mais précisément de celle qui oppose les moyens de l'oeuvre d'art aux effets qu'elle produit." Mais il semble que ce ne soit pas le cas.
l'art fait passer un message - source.
Dans cet argument, on peut discuter objectivement les deux premiers points : (1) la technicité de la peinture de l'auteur, et (2) l'effet attendu de cette technicité. Ici : Hopper n'est pas très bon. Normalement (troisième point), on s'ennuierait devant une peinture grisâtre. Mais tout le souci est bien de savoir s'il y a cette surprise inattendue quant à l'effet produit. Avons-nous déjoué le pronostic d'ennui (quatrième point) ? La mélancolie est-elle vraiment si surprenante quand on en vient à peindre un homme qui fait dos à une femme nue et qui préfère regarder sur le sol un carré de lumière (une tombe peut-être insiste lourdement Semin ?). En l'occurence non, il n'y a pas de surprise.
On peut peut-être enfoncer le clou, et faire disparaître le corps de Hardy dans une baignoire remplie d'acide. Car il y a un autre argument tout aussi fatal. Ces défauts que signalent les deux critiques d'art ne sont pas volontaires (à l'inverse de ce que les défenseurs de Warhol opposait à Obalk). La main d'Hopper, sa touche, son style, ont été forgés après beaucoup d'exercices. Ce sont des exercices et des habitudes qu'il a volontairement contractés. Au final la peinture relève d'habitudes, heureuses ou non. Pourrait-on dire d'un peintre qu'il est génial alors que lui-même n'a pas conscience d'avoir raté sa peinture pour accentuer la mélancolie...? Cela me semble tout à fait improbable. Hopper ne peut pas être un génie malgré lui. Le génie est précisément une qualité qui qualifie le créateur – c'est cette marque d'une nature supérieure qui anime l'activité artistique. Contrairement au concept de beauté, qui peut à la fois marquer une intention de la part de l'artiste et une qualité qui plaît subjectivement au spectateur, le génie est tout entier du côté de l'intention artistique. Le spectateur subit le génie, il ne décide pas ce qui l'est ou non.
Richard Mémeteau