La "Révolte consommée" de Joseph Heath et Andew Potter
Malgré tout ce qui peut séparer un néo-conservateur et un réformiste hollandiste de 2012, une chose étonnante les lie. On peut le saisir très rapidement par un zapping sur les talk shows du samedi soir. Souvent Zemmour éructait à la télé contre l'idéologie de son temps (cet homme qui ne cesse de renvoyer à la connaissance de l'histoire semble toujours s'étonner que la plupart des gens soient de leur temps), mais aussi souvent, après avoir entendu parler des Rolling Stones ou de Dylan, il s'adoucissait comme un chaton (et il se trouvait soudain si moderne) en s'écriant "ah mais ça, c'est mon époque !"
Jusqu'à nos hommes politiques qui s'habillent de la façon la plus intemporelle possible pour jouer chaque jour l'éternité, tout à chacun en cette matière est aussi de son temps. Nous connaissons tous la contre-culture. Ce n'est plus l'effet d'un quelconque savoir ésotérique. Christine Boutin a un jeune ami gay et branché, une bonne partie de la classe politique, y compris les plus conservateurs, ont pu fumer des joints, jouer du rock (Raffarin avait son groupe, Mitterand adorait les Pink Floyd) ou regarder les films de Pasolini et de Kubrick. Eux aussi ont pu discuter des mérites respectifs des derniers groupes de punk en pleine période de décadence hippie. Et finalement, les fans pointus de Shugo Tokumaru ou les néo-conservateurs débonnaires qui avouent avoir acheté tout mozart pour 99 euros ont ce point commun essentiel : tous ont connu le goût d'interdit de la contre-culture, et surtout, tous, en grandissant, en ont fait la nécessaire critique. En somme, on a tous regretté au moins une fois que son groupe préféré devienne "commercial".
Voilà aujourd'hui à quoi se résume la différence : pour un néo-conservateur, les RollingStones sont juste un bon groupe. Pour un progressiste, les Rollingstones ont eu un impact politique majeur en conservant eux aussi quelque chose : la flamme vivante de l'insurrection et de la révolte.
Les deux philosophes canadiens Joseph Heath et Andrew Potter ont co-écrit un très bon livre à ce sujet. En à peu près 420 pages, ils font la synthèse toxique d'une grande critique de la contre-culture. "Toxique" car autant le dire tout de suite, il faut survivre au pouvoir démystificateur cette critique. Je fais partie de ceux qui aiment s'exposer aux pires critiques pour les subir masochistement, et pour que tout ça finisse en séance cuir avec mon surmoi, en espérant finalement me relever en super-saïen de la dialectique.
"L'esprit le plus authentique du capitalisme."
La première vertu du livre est sa qualité pédagogique. Le sujet de la contre-culture a tout pour tourner au namedropping ou au contraire s'enfermer dans une analyse sèche par crainte d'un manque de sérieux. Et pourtant, les analyses marxistes et les critiques économiques sont compréhensibles (il est si rare d'en trouver sous la plume de philosophes, ne serait-ce que pour se familiariser avec). Et des films sont revisités souvent pour en extraire la trame idéologique – offrez ce livre à votre pote qui a aimé American Beauty pour qu'il apprenne à détester Kevin Spacey et les sacs plastiques qui volent. Heath et Potter font souvent un digest d'auteurs philosophiques plus célèbres, sans pour autant s'engager dans une voie d'histoire de la philosophie. L'un comme l'autre sont sans doute de bons profs, et on ne peut pas les qualifier de types malhonnêtes qui auraient simplement voulu dégommer du hippie et du punk. Ils se présentent dans la postface comme de simples critiques de la société capitaliste, des fous de Linux (plutôt que de Mac ou Microsoft), exaspérés par le manque de logique et de réalisme des révolutionnaires contre-culturels. Et on a envie de les croire tant il fallait côtoyer la contre-culture pour en connaître et surtout en détailler mieux les failles. Eux aussi ont connu une période punk, les cheveux teints, et l'esprit d'anti-système...
Ceci étant dit, voilà la thèse qui apparaît clairement dans l'introduction (après un petit twist critique sur Adbusters – tous les chapitres fonctionnent sur ce mode-là d'une illustration concrète précédant l'analyse). Page 14 : "il n'y a jamais eu de contradiction entre les idées contre-culturelles qui ont nourri la rébellion des années 1960 et les fondements du capitalisme. Et ce, même si un conflit culturel s'est indubitablement développé entre les membres de la contre-culture et les défenseurs du vieil establishment protestant américain. Dès le départ, la contre-culture avait un intense esprit d'entreprise. Elle reflétait, tout comme Adbusters, l'esprit le plus authentique du capitalisme." Adbusters (littéralement "briseurs de pub") est un groupe qui a surfé sur la contre-culture pour vendre aujourd'hui sa propre marque de chaussures
Autrement dit, être contre la culture dominante est un très bon moyen de vendre plus. Tout capitaliste respectable sait qu'il est bon d'être contre, contre la culture dominante, c'est-à-dire contre le marché dominant. Si la contre-culture existe (les auteurs prennent des pincettes, en parlant plus régulièrement d'idée ou de mythe contre-culturels), elle n'est qu'une autre version de la libre-concurrence.
Pub pour une chaussure adbuster... le but : botter le train du grand capital ou vendre des pompes ?
Conditions de falsifiabilité
Je m'étais promis de ne pas faire de remarque avant la fin de l'exposé de la thèse, mais il me semble déjà nécessaire de dresser les conditions de falsifiabilité de cette analyse.
Si la contre-culture est dans l'ADN du capitalisme, autrement dit, si la thèse de Heath et Potter est juste, il faut :
1) savoir si cette contre-culture fait vraiment vendre (car pour survivre dans un milieu capitaliste, il faut vendre),
2) savoir si cette contre-culture n'a pas des effets autres qu'économiques, des effets culturels par exemple, grâce auxquels elle réussirait à vraiment changer les choses. Car après tout, la contre-culture prétend d'abord avoir un impact culturel.
Or, du point de vue de la condition (1), à aucun moment les auteurs ne fournissent un comparatif clair entre la masse de ventes de produits classiques et de produits contre-culturels. Jusqu'à présent en tout cas, Nike vend plus que les chaussures qu'Adbusters... autrement dit, même si le marché contre-culturel existe, il est une niche, rentable certes, mais une niche.
Et du point de vue de la condition (2), les auteurs prêtent certes à cette contre-culture un impact politique, jouant comme un frein sur les véritables idées progressistes. Mais jamais il n'est fait mention d'impacts positifs et surtout culturels de la contre-culture elle-même. Leur passage critiquant le féminisme, faisant ainsi du féminisme une contre-culture, est plutôt baroque, ainsi que leur micro-ligne sur la culture gay. Ne parlons pas de leur quasi silence concernant les minorités culturelles.
Autrement dit, la postface de l'ouvrage relativise extrêmement l'ampleur de la thèse, puisqu'il semble que le livre se limite à dire : comme tout le reste, la contre-culture aussi fait vendre.
Généalogie du mythe contre-culturel
En réalité, le bénéfice de la lecture n'est pas dans la thèse des auteurs. Leur généalogie de l'idée contre-culturelle est beaucoup plus amusante, et leur défense involontaire du monde capitaliste comme il est a des effets paradoxalement épiphaniques. A la fin de l'ouvrage, vous ne vous désespérerez plus de trouver que les maisons de banlieue sont trop semblables et ennuyeuses, vous ne désespérerez plus d'une énième pub Macdo, et vous chercherez normalement à faire comme les auteurs et vivre en centre ville en personnalisant votre propre maison victorienne. Le goût contre-culturel de l'aléatoire, du spontané ou du désordonné – et à l'opposé, le dégoût du commun, du conformisme et du réglé – n'est finalement qu'une façon superficielle de reconnaître ce qui est dissident. De même que le moineau reconnaît la baie à sa couleur rouge, nous reconnaissons la critique sociétale à ces couleurs vives de spontanéité, de désordre et de bruit. Le livre a au moins cet effet amusant de rendre conscient que ce qui est déviant ou anomique n'est pas nécessairement dissident (c'est-à-dire politiquement porteur d'une nouvelle norme). Le mythe du désordre créateur est mis à mal par de longues et très instructives analyses.
Mais nous parlions de généalogie... L'idée contre-culturelle est née dans les années 60, lorsqu'un sociologue décide d'en faire la description et l'éloge. Theodore Roszak écrit "The making of counter-culture" en 1968 et invente le terme de contre-culture. Mais il en détermine aussi involontairement l'essence pour les générations qui suivent. Car la contre-culture agit précisément sur le terrain social, ou sociétal. Toute étude sociologique avait donc un pouvoir auto-prophétique.
Ce mouvement, redéfini par Heath et Potter, se caractérise par une haine farouche du conformisme et de la normalité (chapitre 2, 3, 5, 6, 7 et 9), du commerce et de la publicité (4 et 8), des solutions non-révolutionnaires raisonnables et progressistes (chapitre 5) et de la technologie (chapitre 10). Heath et Potter passent donc en revue les plus célèbres platitudes contre-culturelles sur le refoulement inhérent à toute culture, la normalité qui assèche les individus, le cool, les uniformes qui oppriment les jeunes, Coca-cola et MacDo, les maisons de banlieue qui manquent de charme, la bouffe bio, ou l'absolue nécessité pour un individu moderne de faire des voyages exotiques et authentiques. Paradoxalement, il y a peu sur la pop culture – qui inclut profondément en elle la dimension commerciale de son art. Mais soit, ce n'est pas réellement le centre du livre, les analyses économiques y sont plus nombreuses que les analyses culturelles. Le mérite du livre est bien de reprendre là où chacune de nos conversations a pu buter un jour, et de nous fournir les arguments économiques ou philosophiques dont nous manquions.
Exemple navrant d'héritage contre-culturel
Cette genèse de la contre-culture est étonnante, nous disent les auteurs, car elle relève d'une combinaison philosophiquement instable de Freud et de Marx. Alors pour un français, l'idée n'est pas étrangère, car la rencontre a aussi eu lieu en France, lorsque Marx et Freud étaient les philosophes les plus travaillés en classe de philo, et qu'avec Nietzsche, le trio était qualifié de "maîtres du soupçon" par Ricoeur – qu'on ne peut pas vraiment qualifier de super fan de rock contre-culturel...
Mais tout part d'un événement et d'une mauvaise lecture de Freud. Henry L. Mencken écrivait que pour tout problème difficile et complexe, il existe toujours une solution simple, facile et mauvaise. La contre-culture est cette solution easy, simple and wrong aux problèmes du XXème siècle. Suite à la montée du nazisme en Allemagne, on s'est interrogé pour savoir comment une société entière pouvait basculer dans le totalitarisme le plus barbare. Alors que les historiens ont longtemps débattu pour savoir si le nazisme était un système cohérent poussant la xénophobie et le fantasme de pureté jusqu'à son paroxysme, une conséquence historique de l'échec de la République de Weimar, voire l'héritage du rationalisme des Lumières, ou l'héritage d'une longue tradition antisémite qui parcourt toute l'Europe, les théoriciens involontaires de la contre-culture ont suivi une lecture freudienne radicale, dont Marcuse, Reich ou Horkheimer fournissent les versions les plus philosophiques.
Mais pour cela, il a d'abord fallu qu'aux Etats-Unis, on forme un concept faux-frère du refoulement freudien : le lavage de cerveau. A la suite du "retournement" de quelques soldats américains qui ont décidé après la guerre de rester en Corée, le journaliste Edward Hunter parle de "lavage de cerveau". Aussitôt il fait naître la peur d'un lavage général des cerveaux. Les Américains comprennent d'un coup et dramatisent par cette expression l'idée qu'on puisse ne pas être maître de soi-même, et qu'on puisse influencer les citoyens ordinaires par une série de manipulations mentales. William Sargant interprète alors le nazisme à la lumière de ce fantasme : Hitler avait utilisé "l'enthousiasme organisé et l'hypnose des masses" pour rallier les foules.
Cette idée en serait restée là, s'il n'y avait eu en parallèle l'exportation du concept de lavage de cerveaux dans la société de consommation. Vance Packard, dans la Persuasion clandestine parle pour la première fois de "publicité subliminale". La paranoïa enfle donc – augmentée plus tard de toutes les études de psychosociologie, comme celles de Garfinkel ou de Milgram. C'est désormais la société de consommation elle-même, c'est-à-dire la société capitaliste, qui organiserait la manipulation mentale et la société de masse (c'est-à-dire une société conformiste).
Enfin, la rencontre de Freud (et sa critique de la société de masse) avec Marx (et sa critique de la société de consommation) est parachevée par l'intermédiaire de la théorie gramscienne d'hégémonie (les bourgeois organisant le contrôle social eux-mêmes par le biais de la culture). Au bout de cette chaîne, il devenait évident qu'être contre la société de consommation était la même chose qu'être contre la société de masse et la même chose qu'être contre toute la société bourgeoise. Ne pas acheter comme tout le monde, écouter de la musique différente ou se teindre les cheveux devenaient l'acte le plus radical qu'on puisse commettre pour déstabiliser le pouvoir. Si la culture était à l'origine de tout, être contre la culture (contre sa propre culture, diront parfois les auteurs) c'est être le plus radical possible.
Evidemment, selon les auteurs, l'erreur centrale est que la société capitaliste fait tout sauf encourager une société de masse. Elle ventile de tout nouveaux désirs et objets plutôt qu'elle n'encourage l'uniformité. Or chez Marx, la surproduction inhérente au capitalisme devait engendrer une consommation uniforme. Le moins qu'on puisse dire est que Marx a raté la dimension plurielle de la consommation des sociétés modernes. La seule hypothèse folle qui sauve Marx de ce point de vue est que les désirs des consommateurs soient manipulés par la publicité (analyse de Baudrillard) pour permettre d'écouler cette surproduction. Autrement dit, Baudrillard croit réellement que les désirs des consommateurs sont illusoires, réécrits par la pub. Baudrillard croit à la manipulation mentale des masses. Il manque donc complètement le fait que la société de consommation intègre et encourage la concurrence et l'éclatement des désirs. Il participe donc lui aussi à propager l'idée d'une contre-culture possible et d'une révolution par une nouvelle forme de consommation, alors que le simple fait que ce soit nouveau, devrait plutôt faire prendre conscience que c'est toujours le même bon vieux capitalisme qui est à la barre.
Il manque sans doute plusieurs maillons de cette généalogie, et parfois elle est un peu confuse. L'origine même de cette généalogie peut être remise en cause. Elle n'est pas initialement née avec le phénomène nazi, mais elle le précède puisqu'on doit la théorie et la pratique de la propagande pour enrôler les masses à Edward Bernays, petit neveu de Freud et premier PR (conseiller en relations publiques) de l'histoire de l'humanité. Qui plus est, le plus troublant est que cet Américain juif d'origine allemande a été officiellement pris pour source d'inpiration par Goebbels...
Mais soit, les chemins qu'ont pris ces auteurs ont le mérite d'apporter de la clarté. On ne peut pas nier que la contre-culture, comme mythe, se veut une théorie systématique (si elle naît de la rencontre entre Marx et Freud, elle le serait à double titre). Et les prises de positions des rebelles contre-culturels, comme celle de Michael Moore, qu'ils critiquent abondamment, ont en effet un côté pathétique quand Moore rejette des solutions raisonnables (le contrôle des armes) au nom d'une solution soi-disant plus radicale (éradiquer la culture de la peur en Amérique)...
Critique de la critique
Pourtant, de nombreuses limites apparaissent quand on y pense – mais c'est l'effet de certaines de ces critiques irritantes que de faire penser.
D'abord, le livre ne prend pas assez au sérieux l'ambiguïté inhérente des films, de la musique et autres produits culturels qu'il cite. Peu de films sont aussi platement illustratifs que ce que les auteurs en disent. Même un film comme American Beautypeut plaire à la plus conformiste des mères de familles ou au plus refoulé des sergents chefs. Pourquoi ? Pour plein d'autres raisons que l'idéologie... les acteurs, le sexe, le scénario... et le goût de l'interdit étant relativement partagé, on peut aussi bien dissocier la transgression qu'incarne le personnage principal du reste de sa vie à soi. Toute cette dimension de séduction envers et contre tout est en revanche bien implanté dans la pop culture.
Par exemple, les auteurs se plantent assez magistralement en prenant Matrix pour la plus parfait escroquerie contre-culturelle. Le film selon eux ferait croire à une sortie totale du système, à une pilule rouge, à un "Lieu du Grand Refus", comme dirait Foucault. Certes, le monologue de Morpheus devant Néo est convaincant : "La Matrice est un système, Néo. Et ce système est notre ennemi. Quand on est à l'intérieur, que voit-on ? Des hommes d'affaires, des professeurs, des avocats, des charpentiers. Il faut que nous communiquions avec leur esprit pour essayer de les sauver. Mais en attendant, tous ces gens font partie de ce système, ce qui fait d'eux nos ennemis. Ce qu'il faut que tu comprennes, c'est que la plupart de ces gens ne sont pas prêts à être débranchés. Bon nombre d'entre eux sont si inconscients et tellement dépendants du système qu'ils se battraient pour le protéger". Et on peut ajouter à ça, l'affligeante scène de transe pluri-ethnique et monoculturelle.
Certes... mais Matrix n'est pas seulement une scène de transe et une idéologie simplement platonicienne. Il s'assume très volontiers comme film d'action pur et simple. Son legs au cinéma est d'ailleurs sans doute plutôt technique qu'idéologique. En somme, un film n'est jamais qu'une suite de propositions purement esthétiques ou cinématographiques, ou un simili cours de philosophie politique. C'est la zone symbolique mitoyenne qu'il occupe, entre beau et la science, la zone de l'opinion facile. Ce qui avait frappé le spectateur lambda dans Matrix était par exemple tous les éléments de "contre-initiation" (pour reprendre le terme de Pacôme Thiellement au sujet de Lost). Matrix prétendait instruire le public en se dénonçant soi-même comme film, instruire le public en le trompant. La seule leçon que donnait vraiment Matrix était au fond de douter de la possibilité élémentaire pour un film de nous transformer en grand résistant anti-système. Beaucoup de critiques cinéma écartent Matrix II et III en raison de leur faiblesse cinématographique, mais c'est pourtant le sens très dialectique de cette suite : c'est un aveu d'échec pur et simple. On ne pourra pas repousser les machines, Néo ne sera pas le messie qui changera tout, et la fameuse Matrix génère tout simplement une fausse rebellion pour se renforcer.
Autre moment fort du livre, qui fond au soleil en y pensant : les auteurs doutent très logiquement du concept de "récupération". Il n'y a pas de récupération, puisque dès le début ces produits sont faits pour être vendus. C'est le coup de théâtre qui attend le lecteur au milieu du livre, cet argument constituait la preuve ultime en faveur de la thèse (car on savait déjà que la contre-culture n'avait pas réellement gagné), mais on a affaire à un postulat. La récupération n'existe pas, un point c'est tout. Car la culture se vend, et que tout le monde peut acheter ce qu'il veut. En finir si vite avec la récupération est assez inconséquent. Car c'est cette idée de récupération qui va justifier de toujours recommencer la critique du "système" à zéro, c'est le fantôme de la récupération qui explique tout simplement comment la contre-culture peut accumuler quarante ans d'échec à lutter contre l'anti-conformiste... et malgré tout recommencer à se vouloir subversive. L'argument est donc un peu court.
Et surtout, on peut difficilement dire qu'il n'y a jamais eu de récupération. Pour certains, comme Foucault (accusé dans le livre de glamouriser le crime), ce retournement du pouvoir constitue le sens même de l'histoire. Lorsque Ronald Reagan utilise Springsteen pour sa campagne éléctorale, il faut être aveugle pour ne pas sentir le détournement – il existe clairement une violence symbolique (imaginez Lepen utiliser du zouk pour un de ses meetings, et vous le sentirez tourner, le vent de la récupération). En bref, le simple fait d'être vendu ne dépotentialise pas d'un coup l'objet culturel. Cela reviendrait à nier la dimension symbolique de tout film ou toute chanson. Les mêmes auteurs, qui citent Bourdieu ou Vleben pour expliquer que le moteur de la consommation depuis les années 50 est la distinction sociale, font tout à coup comme s'il ne pouvait pas y avoir de violence symbolique à s'emparer des symboles des autres. C'est donc non seulement un peu court, mais incohérent.
Star Trek aime tout le monde (enfin... 2 femmes pour 5 hommes, quand même)
Mon dernier point est assez simple. La contre-culture n'a pas échoué. Elle a popularisé un certain nombres d'idées ou de modes de vie, qui sinon, seraient probablement restés confinés à de petits groupes marginaux. Cela a pu se produire parfois malgré elle, en tout cas, malgré ses partisans les plus radicaux, comme ce critique rock qui s'entiche d'un groupe de Toronto inécoutable pour sauvegarder sa pureté de radical. Mais la contre-culture a popularisé sans contredit les différentes luttes identitaires (non-marxistes pour le coup) des Noirs, des Femmes ou des Gays. David Bowie n'a pas renversé l'ordre social, mais ses déguisements ambigus ne sont pas pour rien dans la popularisation du coming out dans les années 70, et ce, bien que Bowie ait avoué lui-même n'être pas gay et avoir joué de cette dimension homo uniquement par publicité. De la même façon, le Blues récupéré par les Blancs pour produire du rock n'est pas pour rien dans la sensibilisation à la cause des Noirs, même si personne de ce public intello "cool" n'a eu l'idée de monter au Congrès pour défendre en personne les droits des Noirs.
C'est exactement l'angle qui manque dans le livre. Le passage sur le féminisme est étonnant de mauvaise foi. Les auteurs reprochent aux féministes d'avoir liquidé toute règle ou toute tradition au nom de leur radicalisme (encore une fois, ce problème du radicalisme dépasse largement les frontières de la contre-culture). Comme ils l'écrivent, les féministes n'ont pas compris qu'il vaut mieux "avoir de mauvaises règles plutôt que pas de règles du tout" (p. 86). Mais si le féminisme se définit par la liquidation de règles, comment peut-il même exister comme mouvement politique...? Pourquoi devrait-on s'alarmer d'un mouvement qui se dissoudrait par sa propre anomie...? Ce simple état supposé d'anomie est problématique, tant le désordre n'est souvent qu'un ordre caché. Cette complexité n'appelle pas de grande prophétie sur l'état d'abêtissement de la société moderne. Il est d'ailleurs simple de constater que le féminisme n'est pas ce qu'en disent les auteurs. L'égalité des salaires ou du temps passé aux tâches domestiques relèvent en fait d'une demande de règles très concrètes.
Alors de quoi les auteurs s'émeuvent-ils ? Après tout, les rebelles contre-culturels vendent. Il n'y pas de mal à ça. Ce livre est en fait l'éloge paradoxal d'une réussite capitaliste. Personnellement, ma défense est simple. Je n'ai jamais eu de problème avec la contre-culture. Je préfère la pop culture.
Richard Mémeteau