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Emancipations ?

Fuyant tout consensus mou, Freakosophy est à la pointe de tous les combats et n’hésite pas à entrer dans la mêlée quand d’autres regardent de loin les coups donnés en sirotant une tasse de thé. Refusant tous les compromis, Eloïse affronte avec brio NKD – l’issue du combat est incertaine. Il est clair que les posts qui vont suivre vont en faire trembler plus d’un…


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"Tu veux un Coca avec tes Frites" - Washoe



L’objet de ce post est de faire le compte-rendu d’un recueil d’articles : Philosophie animale, anthologie établie par (et reposant sur des traductions de) H-S. Afeissa et J.-B. Jeangène Vilmer parue chez Vrin en 2010. Je parlerai uniquement de quatre articles portant sur la question des droits des animaux. La suite sera, dans un prochain post, une prise de position contre les droits-de-l’hommistes, ou, plutôt, contre les droits-de-la-personnistes des animaux.


Je veux répondre à mon ami NKD, qui, récemment, affirmait (attention : hors-contexte, la pertinence de la citation ne va pas sauter aux yeux) : « Quand le spécisme sera mort, on sera tous frères, les bites, les hamsters, les chats, les requins, les moustachus et les admirateurs de J-B.J-V. ». Faut-il adhérer à cette vision progressiste ? Va-t-on libérer les animaux comme on a libéré les noirs, les femmes, les homosexuels ? Est-ce tout simplement au tour des animaux ? Est-il anodin que les noirs, les femmes ou les homosexuels aient revendiqué leur émancipation ? Les animaux ne demandent pas leur libération (sauf Koko) : est-ce sans importance ? Je reformule : est-ce que la symétrie postulée par Kant entre le respectant et le respectable, seul un être capable d’obligation étant porteur de droits, est obsolète ? Les animaux peuvent-ils avoir des droits sans savoir ce qu’est un droit ?


Koko ou l'image de la parfaite aliénation.


Je me méfie aussi du droit des animaux et de ses ressemblances pas si lointaines avec un droit naturel, la souffrance animale normant immédiatement ma conduite – comme si tout cela n’était pas encore et toujours affaire de représentations culturelles, les grands singes se devant à nos yeux de jouer le rôle de almost humans quand nous nous sommes lassés de chercher nos autres dans l’espace.


Mais venons-en au compte-rendu du livre dont la lecture est très intéressante : je progresserai des arguments qui me sont le moins sympathiques à ceux qui trouvent davantage grâce à mes yeux.





Premièrement, Peter Singer (pp. 137 à 160) : « Libération animale ou droits des animaux ? »


Peter Singer est utilitariste. Dans une société, chaque individu a son intérêt, et veut pouvoir le satisfaire, tout en comprenant que chaque autre individu puisse satisfaire le sien. Les normes sont déterminées en fonction d’un optimum: l’intérêt des uns peut être poursuivi dans la limite de l’intérêt des autres, en essayant qu’au final le plus d’intérêts possibles soient satisfaits.


Néanmoins, jusqu’ici, nos sociétés n’ont laissé de place qu’à l’intérêt des hommes et ont exclu l’intérêt des animaux. De même que, dans l’histoire, les différentes émancipations ont signifié prendre en compte l’intérêt d’un plus grand nombre de personnes, et donc maximiser le bonheur global, il faut achever ce mouvement en prenant en compte l’intérêt des animaux. Cela signifie pour les hommes quelques changements de mode de vie, mais si l’on considère qu’ils devront par exemple renoncer aux produits de l’élevage industriel, la privation est mince et le bonheur universel vraiment augmenté.


Peter Singer se distingue d’autres morales utilitaristes en ceci qu’il est anti-spéciste. Chaque individu, humain ou animal, a un intérêt et cherche son bonheur. C’est un libéralisme (les lois publiques ont pour but de permettre le maximum de recherche privée du bonheur) qui ne limiterait pas (plus) la sphère de la liberté aux hommes. L’utilitarisme est le moyen adéquat de l’anti-spécisme : l’intérêt individuel et la liberté sont une commune mesure qu’on peut appliquer à tout individu, qu’il soit humain ou animal. On peut (pour Singer) parler indifféremment de l’intérêt de tel individu singe ou homme, et donc l’ordre social devrait prendre en compte sur une échelle commune ces intérêts. C’est bien sûr le point faible de la théorie, car c’est forcer l’usage que de dire que les animaux ont un intérêt. (Je préfère ne pas m’attarder sur l’argument consistant à dire que certains handicapés mentaux ont moins de capacités intellectuelles que des singes, cet argument étant un passage obligé pour qui parle de Singer, mais je dis honnêtement qu’à mes yeux cet argument suffit à frapper d’infamie cet auteur).


Pour transition, je reprends l’objection faite à Singer par les autres auteurs recueillis dans cette anthologie : Martha C. Nussbaum ou Tom Regan sont en désaccord avec l’utilitarisme qui s’éloigne trop de ce qu’on attend d’une morale et d’un sens de l’obligation. p.175 : « Il est mal de tuer tante Béa au nom de la maximisation de la satisfaction que cela apportera à d’autres. Une bonne fin ne justifie pas de mauvais moyens. Toute théorie morale sensée doit pouvoir être en mesure d’expliquer pourquoi il en va ainsi ».


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Le transcendantalisme d'Emerson marque la philosophie américaine de la nature; on en trouve la trace dans certains épisodes de X-Files.



Deuxièmement, Martha C. Nussbaum , « Par-delà la "compassion" et l’"humanité". Justice pour les animaux non-humains »


Martha C. Nussbaum présente une « approche par les capacités ». Un être intelligent a le droit de développer son intelligence, un être sensible sa sensibilité. Une vision optimiste leibnizienne du monde doit sous-tendre ce genre de conceptions, car les capacités positives sont en droit compossibles. L’animal doit pouvoir s’épanouir sur le plan sensible et l’homme sur le plan intellectuel, c’est en tout cas le problème que la législation et la distribution des droits doit résoudre.


Ce qui est intéressant dans l’article de Martha C. Nussbaum est qu’elle reconnaît l’aspect conventionnel du droit. Elle ne croit pas que la nature soit un monde ordonné et juste. Il n’y a pas de droit naturel. Il ne suffit pas d’admirer l’harmonie de la nature et de chercher à faire que l’homme s’y insère au mieux. Chacun a le droit d’épanouir ses capacités : c’est ce qu’on ne constate pas dans la nature. Cela conduit à des conséquences probablement intenables : les hommes s’immisceront dans les relations des animaux entre eux et les forceront à respecter le droit des autres. Par exemple (p.252) : on mettra des ballons de baudruche entre les tigres et les gazelles, afin que les tigres puissent exercer leur droit de prédateurs sans transgresser le droit de vivre des gazelles. Il faut alors faire en sorte que « le juste supplante progressivement le naturel » (p.263).


En troisième lieu, un argument à prendre au sérieux sous un aspect amusant : l’argument de John Berger, « Pourquoi regarder les animaux ? », pp.29 à 54.


A ceux qui cherchent à être très kantiens et à séparer l’être et le devoir être, affirmant que les valeurs arrivent par la liberté et que la nature ne nous présente que des faits, il faut prendre en compte cette objection que les faits ne sont pas muets sur les valeurs. C’est être fermé à l’expérience éthique que de prétendre le contraire et d’entonner le couplet culturaliste selon lequel il n’y a pas de normes dans la nature.


Le phénoménologue Lévinas a parlé du visage qui n’est pas un étant comme les autres étants, car il se présente d’emblée comme non-manipulable, comme à respecter. Le visage d’autrui n’est pas objet de représentation mais injonction éthique : « Tu ne tueras pas ». John Berger observe que les animaux aussi ont un visage, et que donc le domaine de l’injonction éthique, corrélé au domaine du visage d’autrui, comprend les regards animaux. Lors d’un randonnée dans l’Aveyron, je me disais que les ânes, avec leur regard modeste et franc, ont décidément un visage.


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"Je suis vulnérable et gentil"



Quatrièmement, Tom Regan : « Pour les droits des animaux » (pp.161 à 184).


Tom Regan affirme que les différents êtres ont une « valeur inhérente ». Les normes ne sont pas conventionnelles, elles dépendent d’une ontologie et sont indexées sur la valeur des différents êtres. Chaque animal a une valeur intrinsèque, il n’est pas de la matière première utilisable à l’envi par les humains qui en fixeraient le prix et s’en arrogeraient l’usage. « Tous ceux qui possèdent une valeur inhérente la possèdent d’une manière égale, qu’ils soient des êtres humains ou non ». Le droit humain doit alors se reconnaître des limites ontologiques : l’homme n’est pas possesseur de la nature. Si l’on suit sans réserves les thèses de Regan, il faudra souscrire au reproche d’anthropocentrisme fait à la morale cartésiano-kantienne.


Il y a quelque chose de satisfaisant pour le sens moral dans ce type de théories (qu’aucun utilitarisme ne peut atteindre). Le fondement n’en est ici pas phénoménologique mais religieux. Tom Regan voit dans la nature une création. P.183 : « Colère. Rage. Pitié. Chagrin. Dégoût. La création tout entière gémit sous le poids du mal que nous, êtres humains, imposons à ces créatures muettes et sans défense ».


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Rousseau, le célèbre auteur de Du contrat social, aimait moins la nature à travers les animaux qu'à travers les plantes. Il avait la passion des herbiers.


Les différentes théories qui réclament pour les animaux des droits ont pour adversaire commun John Rawls et sa célèbre Théorie de la justice (p.223-224). Le droit selon John Rawls doit être le résultat d’un contrat social entre les différents acteurs d’une société. Les citoyens peuvent comparer leurs intérêts individuels et chercher une entente sur un intérêt commun. La définition du droit est aussi sa genèse : la délibération pour déterminer l’intérêt général, dans la tradition de Rousseau. Cette délibération consacre et légitime la sphère du droit. J’évoquerai simplement une conséquence et une difficulté de cette théorie.


Une conséquence du contractualisme est que qui ne revendique pas de droits ne peut en avoir. Un animal ne saurait contracter, il ne saurait s’engager envers tous et recevoir quelque chose de tous en échange. Il est donc exclu de la sphère du droit. Non pas exclu par confiscation par les humains de la totalité des droits, mais exclu car la notion de droit est non-pertinente pour décrire la relation homme/animaux, et encore moins la relation des animaux entre eux. Par cette conséquence, la position de John Rawls répond bien à mon interrogation initiale : il n’est pas anodin que les femmes aient revendiqué leur propre émancipation, la capacité d’avoir des droits est liée à la capacité délibérative. Imaginons que les droits d’un animal aient été violés : il faudrait qu’un homme qui s’en est rendu compte porte plainte en son nom. Ensuite, un avocat humain de cet animal le défendrait et recevrait pour l’animal le verdict. In fine le droit des animaux est un contrat passé entre des hommes (mangeurs de steaks et autres torreadors) et d’autres hommes (défenseurs des animaux) pour protéger les animaux. La sphère du droit est la société humaine. Il ne peut donc pas être pris à la légère que les animaux ne revendiquent pas de droits : même si cela a des conséquences écologiques malheureuses (et qui doivent être évitables), il faut reconnaître que le droit est le mode humain de la relation interindividuelle. Il n’y a pas là de confiscation des droits au profit de la seule espèce humaine : les animaux ont besoin de protection, non de droits. De même qu’il n’est pas insignifiant que les femmes aient revendiqué leur émancipation, il n’est pas non plus insignifiant qu’aucun être humain ne se satisferait d’avoir une protection plutôt que des droits.


Mais les théories contractualistes ont une fragilité, leur abstraction. Le contrat des contractualistes est, c’est bien connu, une fiction. Jamais les citoyens d’un même Etat ne se sont tous réunis pour délibérer sur l’organisation juridique. Tous les hommes peuvent-ils alors en droit être contractants ? Le bébé ou le malade d’Alzheimer ont des droits et pourtant ils ne peuvent les revendiquer. L’objection à Rawls est alors la suivante : le bébé ne devrait pas avoir de droits sans pouvoir les revendiquer, si l’animal n’en a pas. Je reste sur cette difficulté, bien que je sois sûre qu’elle n’est pas une objection insurmontable au contractualisme.


Me voici à la fin de cette très partielle recension de l’ouvrage (qui compte 10 articles en tout).


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La suite, dans un prochain post, devrait porter sur le concept de droit, dans une inspiration hégélienne. Il n’y a pas de droit sans sens de la règle symbolique. On peut voir dans le contexte du droit le terreau de la liberté, et non seulement des aspects policiers et pénaux. La nature conventionnelle et symbolique du droit est méconnue là où on prétend donner la forme du droit à la nature animale.


Merci infiniment Frédéric Joulian pour l'expression "almost human" que j'ai déjà utilisée au moins 20 fois depuis que j'ai vu votre commentaire de Koko...


Eloise

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