Blackest Night - Autopsie d'un cross-over
Notre petite incursion dans le monde des cross-over ne peut pas s'arrêter là. Nous ne serions pas totalement pop, si nous ne cherchions pas à établir des préférences et des listes. Quoi de mieux pour s'orienter dans la vie qu'un "1" suivi d'un "2", bientôt rejoint par un "3"...?
Parmi les challengers pour la première place, j'oserais personnellement miser sur Blackest Night (DC Comics). Aucune stratégie éditoriale n'a réellement été mise en place pour vendre ce cross-over (pas de mort de super-héros de première ligne, pas de concept renversant). Mais il regroupe bon nombres de qualités essentielles.
1. Du sang !
Il s'agit peut-être d'un des plus gore (si on met de côté le faux cross-over de Marvel Zombies). La liquidation des héros constitue justement le programme du scénario de Geoff Johns. Partant de l'idée que beaucoup d'entre eux ont déjà ressuscité de bien trop nombreuses fois, un super-vilain (la Lanterne Noire) est envoyé pour faucher tous les héros qui ont bénéficié des largesses des scénaristes passés. L'intention est de faire un peu le ménage. Et les morts successives d'Anciens de la Justice League sont assez effrayantes.
2. Des larmes !
La systématicité est inhérente au cross-over, car il faut à chaque moment pouvoir entrer dans une histoire qui tient en plusieurs fascicules, voire plusieurs volumes. Ici, le ressort est de faire se confronter en permanence un héros avec son propre sidekick boy, mort au combat, ou avec un camarade abandonné, ou encore avec l'ancien porteur du costume lui-même. Mais le défi est de reconnaître bien sûr, les visages zombifiés au milieu de ces déterrements. C'est la mémoire entière de DC qui est convoquée et qui se reforme dans un face à face avec les vivants, et les ressuscités. Les comics ont quand même ceci de particulier d'être une des industries de l'entertainment à la plus large mémoire. A la naissance de Superman (1932), il n'y avait pas encore de disques pop.
3. Des symboles (en couleurs, pour mieux comprendre) !
Sur cette première trame en naît une autre, complètement mythologique et folle : l'union de lanternes de toutes les couleurs. Une sorte de corps militaire cosmique et gay – absolument freak puisque chaque recrue vient d'un point de l'univers différent. Une Lanterne Verte ne suffisait donc pas, il fallait parcourir tout le spectre, et surtout trouver un sens à chacune de ces couleur de lanternes. La lanterne verte est synonyme de courage, la lanterne jaune de peur ; mais on voit aussi réapparaître toutes les lanternes secondaires (bleu, rouge, rose, orange, et surtout indigo) qui diffractent en autant de possibilités les aventures du héros originel Hal Jordan (premier lanterne verte si on excepte Alan Scott). Mais cette fois-ci, l'univers de la fable est ramené, synthétisé sur un seul plan de réalité narrative. Et les sept couleurs de l'arc-en-ciel tentent autant que possible de progresser de concert, alors que leur superposition donne plutôt l'impression d'une parodie de rainbow flag. L'amour qui cristallise côtoie la haine qui gerbe du sang acide et qui tape régulièrement l'espoir (bleu) qui ne sert pas à grand chose... Mais en plus de leurs antagonismes naturels survient une autre problème : tous essaient de canaliser l'unique héros de la lanterne orange, si avaricieux et lâche, qu'il a tué tous les autres orange lantern pour s'accaparer leurs pouvoirs ! Quant aux indigos, aussi mystérieux que la naissance de cette couleur elle-même, ils ne parlent qu'un langage incompréhensible, qui est supposé être celui des pures émotions...
L'ultime épisode (Green Lantern #52) est le seule – de ce que je sache – qui propose une véritable cosmogonie (lanternienne) de tout l'univers DC. D'abord il y a la volonté (hello, Arthur Schopenhauer ! Ta couleur préférée est le vert, le savais-tu ?), puis du chaos primordial des êtres vivants émerge la peur (jaune). L'amour (rose – évidemment) naît simultanément à la peur (mais sans lien dialectique véritable), et aussitôt avec l'amour, l'avarice (orange) qui débouche fatalement sur la haine et la guerre (rouge). L'espoir arrive tardivement comme remède à la haine... et enfin, la compassion "offerte à tous" semble englober tous les autres sentiments. Ce qui est très amusant est que cette cosmogonie est un décalque du travail des auteurs de comics eux-mêmes, produisant des sentiments et du suspense, avec des couleurs et des dessins... pour nous laisser dans un pur état d'empathie à la fin, avec les méchants comme avec les gentils ?... Peut-être.
Visuellement, tout est déjà contenu dans ce programme. Le code couleur est simple, le noir s'oppose aux sept autres couleurs. C'est entendu, mais surtout, ces couleurs (ou leurs absences) se mêlent et se confondent, car au moment de prendre la vie d'un héros, le double zombie doit littéralement manger les émotions du super héros vivant. Et soudain, la simplicité de ce code couleur signe la fin du héros lui-même. Car dès qu'il apparaît dans le regard du mort-vivant comme une simple silhouette colorée, dès que le héros se laisse dominer par une émotion en particulier, il est en capacité d'être dévoré. Evidemment, c'est aussi le lecteur, sa vie intérieure et ses émotions qui sont soudain accaparés par la simplicité de la narration et du ressort narratif. Et c'est encore le lecteur qui est heureux de voir disparaître les personnages de secondes zones, ou dépassé par le retour soudain et abondant de tous "les morts au combat" des aventures DC.
4. Des beaux dessins !
Autre avantage de ce cross-over sur beaucoup d'autres (excepté peut-être Civil War, par la qualité du dessin de Mc Niven) : la série principale est particulièrement bien dessinée, et les arcs secondaires le sont tout autant. Ivan Reis est très proche d'un dessin élégant à la Alan Davis. Du classique. Et plus encore, le dessin de Doug Manhke est tout simplement génial : froid et détaillé, pas si loin éloigné d'un Arthur Adams (héros de mes jeunes années). Ses mises en scène rappellent aussi les plus belles planches de Quitely, par sa cruauté (quatre bandes horizontales, aux cadre instables, où les détails portent souvent moins sur les muscles du héros que sur les effets de textures, veinules et autres pourrissements – quatre bandes systématisées par ailleurs par le Nemesis de McNiven). Le Green Lantern 43, tout particulièrement, qui est aussi le premier du cross-over, est une petite merveille, notamment grâce à ces pages où s'imbriquent la vie du petit malfaiteur minable, William Hand, avec le "redessin" des grandes morts des cross-over DC précédents. Ou ce moment où William Hand se suicide, puis renaît. On rêverait que les dessinateurs aient plus souvent la possibilité de faire respirer le scénario de cette façon. Enfin, la série des Lantern Corps, est tout aussi bonne, assurée par le dessin clair de Patrick Gleason.
4. De la dialectique folle !
On retrouve enfin, toute la dialectique classique des cross-over : telle la fameuse la sursomption du Bien et du Mal par une force supérieure et cosmique, en l'occurence, ici – en toute simplicité – la Mort... en la personne de Nekron. Mais cette nécessaire incarnation des forces cosmiques dans des corps et des identités joue défavorablement. Car sitôt que la Mort devient un personnage, elle peut se faire botter les fesses, de la façon la plus cavalière qui soit. Le comics appelle autant qu'il avorte toute véritable sursomption - seul le Beyonder, dans les Guerres secrètes a vraiment pu incarner cela, par sa tentative d'auto-accouchement délirante, et aussi parce qu'on savait de la première Guerre Secrète qu'il n'est initialement qu'une lumière. On peut donc lire une fin relativement classique, où l'enjeu critique réside dans la personnalisation des forces cosmiques (Qui deviendra le Lanterne Blanc ? Qui est vraiment le Lanterne Noir ? Qui va tuer le Lanterne Noir ?). Très vite ceux qui s'affrontent dans le dernier épisode ne sont plus de simples forces, ou des concepts (de vie et de mort), mais de simples créatures étranges qui lancent des rayons d'énergie inintelligible.
Une ultime petite étincelle de rationalité s'allume lorsqu'on explique que le Lanterne Noir est une figure paradoxale, puisqu'il donne la vie aux mort. Il est donc tout aussi "blanc" que le Lanterne Blanc, qui lui au contraire, veut tuer ce mort nécromancien qui redonne la vie... une étincelle de rationalité, avons-nous dit, parce qu'il est convenu que tout ça compte finalement assez peu. De l'ultime ennemi, il sera fait finalement peu de cas, tout comme de l'ultime rebondissement (sans dévoiler la fin, on peut juste en dire qu'elle est soit très décevante, soit très étonnante – dans tous les cas, elle n'est pas habituelle, tant elle systématise le procédé qu'elle voulait dénoncer). Les comics s'arrêtent à un certain stade de leur fonction métaphysique. D'une certaine façon, ce qui triomphe à la fin du cross-over est le pur et simple chaos. Loin d'une simplification de la ligne narrative, le scénario en a soudain ouvert des tonnes. Loin d'un affrontement entre puissances mystiques antagonistes, chacune des forces s'est consumée sous l'effet de sa propre contradiction.
5. Un bouffon !
Mais l'arme ultime des cross-over est plus étonnante. Les bons cross-overs, inaugurés par les Guerres secrètes, font toujours apparaître comme central un personnage qui n'est rien d'autre qu'un bouffon. L'homme-molécule dans Guerres Secrètes : l'ami du Beyonder qui va chez le psy, et qui vit dans l'ombre de sa grande épouse brune. Et ici : William Hand, l'homme par qui tout a commencé – super-vilain pathétique, incapable de menacer réellement Hal Jordan par le passé. La machine scénaristique du cross-over ne pourra fonctionner vraiment que lorsqu'elle se laissera gripper par la petite brindille, et que le dysfonctionnement consécutif ne fera que mieux montrer l'implacable logique de l'enchaînement des événements. Amadeus Cho, le petit génie humaine joue ce rôle dans Chaos War (ou World War Hulk) et Miek tient parfaitement le rôle du traître et du bouffon dans World War Hulk. La tentative de toute construction d'une ligne narrative définitive ne pouvait qu'échouer pour produire du suspense. Et au milieu de toute cette assemblée de super-héros, ce sont toujours les bouffons qui auront le dernier mot.
Richard Mémeteau