Fables et cross-over : vers une petite ontologie du comics US.
Umberto Eco a écrit sur Superman un superbe petit article, "Le Mythe de Superman", qui aurait dû faire trembler toutes les maisons d'éditions de comics. En analysant le mode de narration de Superman, et son univers, le sémiologue en conclut que Superman appartient à une forme spécifique de narration : Superman est une fable. Or – et c'est là que le sol se met à trembler –, l'univers de la fable est celui d'une éternelle répétition. Les comics sont condamnés à répéter éternellement les mêmes leçons de morale, à produire les mêmes monstres et à les éliminer par les mêmes héros. Toutes les prétentions des comics, et notamment de la maison Marvel, à coller à la réalité, à être en avant-garde sur les questions d'identité et de discrimination tombent alors à l'eau, puisque... par définition une fable ne progresse jamais. Tout se répète dans une fable. La dernière question d'Eco est alors terrible : "une fable pourrait-elle altérer l'ordre de l'univers ?" Sa réponse implicite est évidemment non : l'univers progresse, la fable ne fait que déplier des possibles sans jamais en choisir un.
Si vous le voulez bien, complaisons-nous encore un instant dans le bain moussant des concepts. Il n'y a pas de développement linéaire mais un développement réticulaire de mondes possibles, où chaque nouvelle aventure de Superman, plutôt que de modifier le personnage, fait l'objet d'un traitement séparé dans un monde possible qui n'affecte jamais réellement le héros. A plusieurs reprises, Marvel ou DC ont donné des signes très nets d'écriture en forme de fables :
1) Les héros ne vieillissent pas.
2) S'ils meurent ils ressuscitent très régulièrement.
3) Les deux maisons d'édition ont adopté une option métaphysique "pluridimensionnelle" pour décrire la réalité (il n'existe pas un mais plusieurs univers, y compris emboîtés, ou totalement séparés).
4) D'un point de vue éditorial, les héros possèdent plusieurs séries qui n'ont aucun rapport entre elles.
5) La continuité globale est régulièrement malmenée.
6) Dernièrement, le gigantesque reboot de DC (all new 52's) ou la version Ultimate de Marvel ne font que confirmer que les comics préfèrent le réseau de possibles à un temps linéaire.
Mais si tous ces signes donnent abstraitement raison à Eco, qui cite l'exemple de la cinquième dimension où Superman affronte le gnome Mxyptlk, il y a eu un mode de narration nouveau qu'Eco n'a pas pu goûter : le cross-over.
Le premier grand cross-over de Marvel, les Secret Wars, a été publié en 1984, soit huit ans après l'article d'Eco. Il s'agit avant tout de produire un événement si énorme qu'il affecte tout l'univers éditorial. Les cross-over servent aussi à "nettoyer" la continuité narrative des aberrations éditoriales (notamment dues à l'apparition des plurivers), à la reconfiguration des équipes, à construire des monuments en mémoire des héros trépassés au combat, et faire son deuil des personnages trop secondaires pour en faire des histoires (récemment : Diablo, X-man historique, zigouillé lors du cycle Utopia, et également le super-héros préféré de mon adolescence). Pour un fan, le cross-over est l'occasion de frémir devant des tonnes de couvertures génocidaires, représentant la mort massive d'équipes de super-héros, piétinées par un super-vilain particulièrement en forme, qui sort de la salle de gym, galvanisé par la présence d'un ciel sombre et orageux dans le lointain. Bref, le cross-over est la révélation soudaine de la mortalité des héros, et consécutivement, l'espoir d'une progression ou d'une évolution. Et pour les plus fous de métaphores graphiques, c'est le délice d'une multiplication des représentations abstraites du pouvoir divin, (feu, lumière, Kirby crackle, etc...).
L'objectif est alors de reconfigurer tout un univers, comme après une guerre mondiale. Le cross-over est l'événement catastrophe qui scande le temps, et définit une évolution. Mais si l'enjeu commercial est important (le premier cross-over est né de la stratégie marketing, avancée par Mattel, de lancer une série de figurines de super-héros masculins), l'enjeu narratif a très vite dépassé l'aspect commercial (oui, je suis à ce point naïf). Autrement dit, Eco avait raison au sujet des comics... jusqu'à l'apparition de cross-over. Les cross-over modifient massivement la continuité, mais ils ont une autre vertu, ils modifient le sens même de la narration par fables. Ils en modifient les règles.
Après tout, les cross-over pourraient se contenter d'avoir de vrais super vilains pour rassembler assez de super-héros superstars à leurs trousses. Il y a eu par exemple l'Anti-monitor, chez DC, à l'origine de Crisis On Infinite Earths, qui a été le prétexte à une réduction de tous les mondes parallèles en un seul univers. Encore récemment chez DC, c'est Darkseid, le super méchant numéro 1 et ennemi de Superman, qui a (re-)fait trembler tout l'univers DC.
Mais tous ces super-ennemis peuvent encore s'opposer aux héros, par-delà le Bien et le Mal... Le manège de la dialectique se déploie alors avec tout le clinquant d'une droite décomplexée sur le tapis rouge du Fouquet's. Les super-héros et super-vilains font les malins mais soudain, par l'arrivée d'une super-puissance, tous sont renvoyés alors à leur statut de poupées défendant mécaniquement le Bien ou le Mal. Et déferle alors sur eux une gigantesque force extra-morale : le Chaos, l'Evolution, la Vie, les Dieux, la Mort, des juges cosmiques, le pouvoir... etc. etc. Ces ennemis sont les plus intéressants (et généralement une spécialité Marvel).
Le Beyonder des Guerres Secrètes était par exemple une super force cosmique, qui avait de quoi tuer toute une bande de super héros de seconde zone avec un simple rayon de lumière – normal ! c'est un rayon de lumière (comme si du monde chrétien, on opérait une réversibilité accidentelle vers la mythologie gnostique et zoroastrienne). Mais cette force est d'une innocence presque totale, il en devient un personnage comique. L'utilisation de sa force est semblable à celle un petit garçon qui tape sur les autres pour simplement la mesurer. Il cause autant de bien que de mal, et ne cherche qu'à s'éprouver soi-même jusque dans une scène finale presque absurde, indessinable de toute façon, mais philosophiquement géniale où cette force cosmique tente d'expérimenter sa propre finitude, en se donnant la mort pour mieux se redonner naissance. Quand j'étais gamin, ces images m'avaient plus fasciné que le bouquin de maladies que ma mère laissait traîner sur les étagères. Ce premier cross-over est une petite merveille de laquelle il y aurait beaucoup à dire – tellement de facettes sur ce diamant ! Mais l'idée des premier cross-over est de liquider l'écriture en fables, tuer le multivers ! Puisque par définition, ils servent à rétablir une continuité simple et linéaire.
Une autre idée a également été développée (très indirectement) et qui peut être utilisée pour nuancer l'article d'Eco. Le sémiologue parle de fable parce que les scénarii font avant tout la promotion d'un civisme bon teint, sans risque. Ce n'est déjà pas le cas en raison de ce qu'on a dit plus haut, mais surtout, la reconfiguration du monde s'opère désormais dans les deux sens. Récemment, DC a produit un cross-over où on promettait que tous les super-vilains gagneraient : Final Crisis. Marvel également a introduit plus durablement une modification de son univers avec son Dark Reign en remplaçant chaque équipe classique de super héros par une équipe de super-vilains, le tout coordonné par l'ennemi ultime de Spiderman, à savoir le Bouffon Vert. Par exemple, Serval a été remplacé par son fils criminel, Oeil de Faucon a été remplacé par Bullseye (Le Tireur), Hercule a été remplacé par Arès, Venom a remplacé Spiderman, et Norman Osbourne himself a enfilé le costume d'Iron Man. C'était la revanche des doubles maléfiques sur les originaux bienfaisants.
Ce Dark Reign avait plus qu'un aspect ludique ou un parfum de perversité. Les équipes recomposées de super-vilains devenaient malgré tout assez efficientes en matière de sécurité pour pouvoir perdurer. Venom ne mangeait pas les enfants qu'il venait de sauver d'un immeuble en feu, et Norman Osborn, le monstrueux ennemi de Spiderman, mélange de Dr. Jekyll et Mr Hyde et de Dr Frankenstein, a pris l'apparence d'un fin politicien, capable de se rendre utile, et surtout capable de canaliser tous les vices supposés des super-vilains. Le Dark Reign était le moment machiavélien de Marvel.
Richard Mémeteau