L'éjac faciale est-elle morale ?
Notre secret collègue freakosophe G. a tenté il y a peu de poser un vrai problème. Peut-on jouir sur le visage de son aimé(e) (ou de son fuck buddy), sachant que c'est une réaction assez peu appropriée en société ? La morale publique n'a rien à dire sur ce qui peut se passer dans la chambre à coucher des amants – et si elle y prétendait, elle risquerait de devenir elle-même immorale. Par conséquent le point de vue de notre collègue se limitait à se demander si cela pouvait être éthique, c'est-à-dire ni bien nimal, mais simplement bon ou mauvais pour soi.
La réponse de notre philosophe était en gros : une chose est bonne pour nous, si on en tire un certain plaisir, même dans le cas d'une obligation. Autrement dit, le consentement n'est pas suffisant, bien que nécessaire. Et le sentiment abstrait d'avoir fait son devoir, s'il ne procure aucun plaisir, n'est pas suffisant. Une épouse aimante qui se soumet aux fantasmes de son mari n'agit pas éthiquement. Il n'y a aucun devoir conjugual qu'on puisse invoquer dans ce cas s'il n'est pas accompagné de plaisir. Soyons encore plus net : le "plaisir" de faire son devoir n'est pas un plaisir, ou plutôt il ne l'est que s'il procure, par surplus, un plaisir égoïste réel qui n'a rien à voir avec le devoir. Bref, notre pornosophe ne croit pas à la force du respect kantien, il ne croit pas, qu'en matière d'éjaculation faciale (ou autre), il existe un sentiment pratique ("un sentiment produit spontanément par le concept de la raison") mais qu'on a bel et bien affaire à un sentiment pathologique (qui a sa source dans la sensibilité). Si on aime l'éjaculation faciale, ça ne pourra être que pour la qualité du liquide, pour le fantasme de soumission socialement implanté, ou parce que notre nature profonde exige que nous aimions toute forme de nappage, depuis les gâteaux d'anniversaire de nos cinq ans, en passant par les pluies d'automne jusque dans la plus secrète intimité. La magie d'une éjac faciale est à la limite qu'elle se prête justement à toutes ces explications.
Dans l'article de G., l'enjeu était la définition du plaisir. G. dissocie le plaisir du devoir, de la morale, et en fait un enjeu éthique. Pourtant, la définition de ce qui est bon reste extrêmement vague – et il se pourrait que le libéralisme affiché concernant les pratiques sexuelles ne soit que l'effet d'une incertitude. Si on réindexe le bon sur une nature humaine, sur une certaine qualité de sperme, ou sur la force de notre imaginaire social, on ne pourra plus dire que l'éjac faciale est neutre éthiquement : il faudra définir les conditions d'une bonne éjac faciale. Au fond, les critiques féministes de l'éjaculation faciale ont un énorme avantage : elles refusent que le "Bon" soit ainsi laissé en suspens. On peut tout à fait définir une position féministe hédoniste qui affirme simplement que le plaisir n'est bon que s'il est indexé à une égalité préalable entre les sexes.
La neutralité éthique doit donc être justifiée par un vrai pouvoir des individus de définir ce qui est bon pour soi. On en revient, semble-t-il, à des problèmes classiques de liberté et de consentement. Et, en se détournant du problème, notre pornosophe n'aurait donc fait qu'un tour sur lui-même pour y revenir de plus belle : au nom de quoi un consentement est-il possible (même s'il n'est pas suffisant) ? L'avantage terrible de Kant ici, c'est qu'il possède une philosophie pratique détaillée.
Qui plus est, il me semble difficile de récuser définitivement que nous ne soyons pas parfois obligé d'agir envers et contre notre propre plaisir. Autrement dit, je crois qu'il peut exister quelque chose comme un devoir. Je sais que le propos du pornosophe n'avait peut-être pas pour objet d'aller plus loin que le simple domaine de pornographie, mais je vois mal en l'occurrence ce qui constitue la pornographie comme un terrain séparé d'éthique...
Je pense pour ma part qu'il est possible de s'arrêter à mi-chemin, c'est-à-dire d'engager une définition plus précise des conditions d'une bonne éjac faciale, sans revenir aux problèmes de consentement et de l'autonomie de la philosophie pratique (la position libérale incertaine n'était qu'une façon diplomate de ne pas y toucher tout en y fourrant les doigts). Définir les conditions d'une bonne éjac faciale a certes de quoi dissuader, car elle semble a priori se réduire à un problème de sensibilité, de goûts et de couleurs. Et la variété des goûts en cette matière peut sans doute décourager n'importe qui de donner la bonne recette. Mais on peut passer par une autre voie, à vrai dire presque aussi classique que la première.
Il y a en effet une belle hypocrisie en ce qui concerne le sexe. On parle souvent de liberté, ou de libération sexuelle, comme si la seule affaire était de faire renaître ou de domestiquer la bestialité naturelle du désir sexuel. Mais la réalité est tellement prosaïque qu'on tâche souvent de l'oublier. Le sexe a un coût charnel, un impact biotique. Notre corps se fatigue à la suite d'expositions à autant d'autres corps. Et entre toutes ces fatigues se logent des maladies, des virus et des bactéries. L'idée que la relation sexuelle a un prix est une évidence pour celles qui doivent s'allonger chez leur gynécologue au moins une fois par an. Il ne s'agit pas de céder à une obsession hygiéniste, mais simplement d'affronter la réalité. Si plus de philosophes mâles devaient aller chez l'urologue pour faire un frottis ou chez le proctologue pour faire vérifier qu'ils n'ont pas le sphincter bourré de crêtes de coq, ils commenceraient à considérer que la libération du désir est secondaire par rapport à celui des effets du sexe sur le corps. Mais la socialisation sexuelle du mâle ayant souvent fait étalage de son mépris des risques afin d'en tirer une preuve de virilité, on pourrait quasiment faire une hypothèse sociologique sur le centrage quasi-exclusif du problème sexuel autour de la question de la nature du désir : les hommes ont trop parlé de la sexualité comme d'une guerre, où il fallait avancer en soldat, toute pine dehors, infatigable, et en perpétuelle conquête. Ce qui nous intéressera, quant à nous, seront les effets du plaisir, et non la vaillance du désir.
L'approche la plus légitime autour des questions sexuelles semble donc être une approche utilitariste. En bon pornosophe, notre ami G. a tenté de faire revenir le critère du plaisir dans l'appréciation de l'éjac faciale, pourtant il semble qu'il soit resté à mi-chemin, comme je le soulignais auparavant. Car penser le plaisir, c'est d'abord choisir une approche plus conséquentialiste, qui qualifie moralement l'éjac faciale en fonction de ses conséquences, et non en fonction de l'intention qui y préside. Les intentions sont multiples, mais il nous semble plus pertinent de jauger le coût d'une éjac faciale sur la communauté sexuelle et biotique des partenaires sexuels. Cette approche utilitariste et même environnementaliste en matière de sexe n'est même pas nouvelle. Je l'emprunte à des discussions répétées avec des amis d'Act Up, et aux livres de Didier Lestrade où le lien est très clairement posé entre un mode d'évaluation plus environnemental et les questions de sexualité. Il existe des milieux sexuels qui sont plus ou moins propices à la contamination du VIH par exemple – et l'éjac faciale lorsqu'elle est suivie de l'ingestion du sperme est hautement contaminante. Autrement dit, la bonne éjac faciale est celle qui sera le moins contaminante, celle qui préserve la qualité sexuelle de la communauté biotique. On doit bien sûr louer, aussi impartialement, les éventuelles qualités nutritives ou rafraîchissantes de ladite éjac faciale. Mais les effets doivent se mesurer sur l'ensemble des partenaires sexuels susceptibles de se croiser.
Les déclarations souvent naïves contre la moralisation de la sexualité reflètent une simple méconnaissance de ces milieux et de ces problèmes – devenez une trans indienne, et vous vous y intéresserez. Le danger est donc ce libéralisme bon teint qui décide simplement de faire l'impasse sur les problèmes de santé (problèmes éthiques par excellence, non, M. le pornosophe ?). Certains écrivains ou universitaires se font un régal de parler de liberté sexuelle sans penser un seul instant aux effets de ces pratiques. Le paradoxe frappant, alors, est qu'un libertin un peu sérieux n'ignore rien de ces risques – on sait les symptômes des maladies lorsqu'on y est exposé, ou bien on décide simplement de courir à sa propre perte. On ne pratique pas le fist ou le SM comme on loue un DVD porno – on connaît les risques. Et vous n'envisagez pas le libre-échangisme sans poser un certain nombre de règles... L'éjac faciale est bien une pratique sexuelle, et à ce titre, mérite d'être apprise. Elle n'est pas le fruit de notre bestialité animale supposée. Et c'est justement pour cette raison que la sexualité est un espace éthique tout sauf neutre.
Richard Mémeteau