Matrix Bug 1
Certes, Matrix est un film de 1999. Mais l'ayant revu la semaine dernière, et n’ayant jamais lu les thèses fameuses de Badiou, quand je vois le film, je forme benoîtement mes propres étonnements métaphysiques. Dont je vous fais part.
Une petite réflexion sur l’Elu.
C’est très simple : Imaginons que nous séquestrions quelqu’un chez nous, sous des verrous sûrs, et que nous voulions l’occuper pour que, tout en étant notre prisonnier, il nous aime et nous soit reconnaissant. Je lui apprendrais le golf ou à cuisiner le chou romanesco. En revanche, je ne lui enseignerais pas comment on crochète une serrure.
Alors pourquoi est-ce que dans Matrix les machines, qui veulent occuper les humains pour qu’ils continuent à aimer cet esclavage qu’ils ne sentent pas, en occupent-elles certains en en faisant des hackers et autres doués de l’informatique ? Puisque toutes les activités quotidiennes, comme manger et sentir le goût des aliments, sont en fait un programme informatique, pourquoi avoir inclus dans ce programme informatique la programmation informatique ?
Une autre comparaison : d’après la théorie théologique de l’Intelligent Design, Dieu a créé un univers ordonné, rationnel. Ce qui ne va en fait pas de soi, c’est que l’intelligence humaine, dans toute sa faiblesse, puisse reconnaître cet ordre et cette rationalité et puisse l’attribuer à Dieu. L’astronome qui soupire d’aise devant la beauté harmonieuse du cosmos et qui se dit que décidément Dieu a fait du beau travail est fou de prétention, il fait de son intelligence humaine le critère d’un jugement sur l’intelligence de Dieu. Coupons court et disons que ce qui garantit la cohérence de la théorie de l’Intelligent Design est que Dieu est un créateur bienveillant et qu’il est somme toute possible qu’il ait créé l’homme intelligent, d’une intelligence de même nature (univoque, car c’est le débat de l’univocité et de l’équivocité) que la Sienne Propre et Divine. Idem pour les machines de Matrix : elles ont créé des hommes assez intelligents pour comprendre la matrice. Seulement c’est un peu problématique car elles ne sont pas censées être tellement bienveillantes envers les hommes, ni vouloir se révéler.
Quelques hypothèses :
C’est bien fait pour les machines si les meilleurs informaticiens peuvent trouver par eux-mêmes ou pressentir la sortie de la matrice (le film pose la question du degré de grâce qu’il faut pour le salut : est-ce qu’on se sauve par soi-même – grâce suffisante - , ou est-ce qu’on ne l’aurait pu si on n’avait été attiré sur ce chemin ? – grâce efficace.). Elles ont enseigné à de très bons élèves comment on pouvait supplanter le maître.
On n’est jamais mieux servi que par soi-même : si Descartes s’était créé lui-même, il se serait créé
parfait (Méditations III) - source.
Les machines n’étant pas bêtes, on fait naturellement l’hypothèse qu’elles sont perverses. Elles jouissent d’enseigner à leur prisonnier comment il va pouvoir crocheter sa propre serrure, et connaissent un plaisir intense quand il est sur le point de se libérer ; elles savent aussi qu’à ce moment elles vont le tuer. Si nous avions quelqu'un chez nous dans une cage, nous aurions très envie de lui apprendre à crocheter des serrures. Au moins si nous sommes joueurs et pervers (ici on s’achemine vers la thèse de ce paragraphe : la perversité est une constante anthropologique). Les machines jouissent d’observer quelques hackers pressentir qu’il y a la matrice : ces hackers doués sont toujours tellement en retard sur la programmation artificielle, ils sont tout simplement drôles – au reste peu dangereux. Si tous les hommes sont de petites marionnettes dans les mains d’un manipulateur-machine, les hackers le sont a fortiori, ils sont les jouets préférés des machines. Les hackers sont les seuls humains capables d’apprécier un peu la formidable matrice. Les machines ont programmé des programmateurs pour ne pas être seules, pour avoir un autre qui les admire. (ici, il est de coutume dans un article de Freakosophy qui se respecte d’invoquer Hegel – mais les lecteurs réguliers s’il y en a feront le développement d’eux-mêmes). Conclusion : les machines sont perverses, elles ont besoin de dominer et d’êtres admirées par qui elles dominent. C’est leur manière d’être irrationnelles et c’est cet accès en elles à la passion qui les mènera à la perte de contrôle qui est la perte tout court. Elles sont humaines. Cqfd.
Troisième hypothèse : le film pose une énigme logique de type Gödel, Russell. Genre : qu’est-ce qu’un programmateur s’il est lui-même un programme informatique ? Un programmateur qui n’est qu’un programme (= Néo, au cas où cet article deviendrait décidément trop abscons) peut-il reprogrammer son programme matrice ? Je ne développe pas, par pure coquetterie : je le ferais si j’avais relu le Pour La Science sur Gödel. J’aime cette hypothèse.
Le moment vient de proposer une lecture du film. Ma première hypothèse (bêtise des machines) n’en est évidemment pas une. Ma deuxième hypothèse (perversité) correspondrait à un autre genre de film, Silence des agneaux version geek. Ma troisième hypothèse (énigme logique pour initiés) à un film type Cube. Mais voilà, Matrix, sous ses airs de pseudo-réflexion métaphysique, a un propos religieux. Le mot juste que je voudrais employer ici c’est : sotériologique. Désolée, c’est le bon mot. (D’après le TLF, partie de la théologie concernant le salut.)
Schopenhauer : « [der Freiherr] vonMünchhausen, der, zu Pferde im Wasser schwimmend, mit den Beinen das Pferd, sich selbst aber an seinem nachVorneübergeschlagenen Zopf in die Höhe zieht. »
Cela veut dire : un programmateur programmé qui modifie le programme dont il dépend est une fable pour enfants - source.
Voici ma quatrième lecture, qui est ce que le film raconte : les machines ont programmé bien malgré elles des programmateurs, elles n’y pouvaient rien. Car il y a une Providence, et un Plan au-delà des projets colonisateurs des machines. Il fallait qu’il y ait Néo. Néo est l’Elu. Pour cela, il fallait qu’il y ait de la programmation informatique chez les humains. Ici est le point de non-maîtrise des machines. Elles ont fabriqué tout un univers artificiel, mais certaines de leurs propres réalisations ont un sens qui leur échappe, et sans le comprendre elles le pressentent. La cause occasionnelle de Néo, c’est les machines. Mais sa cause réelle, c’est la Providence. Il est agi par une double causalité : il semble suivre le programme de la matrice, et en même temps il lui échappe et réalise un Plan transcendant.
Les films à motif sotériologique sont nombreux. Prenons pour point de comparaison Avatar. Dans Avatar, Jake Sully, ce marine paraplégique de l’époque où les marines ont été privatisés, est l’Elu. Si l’on regarde toute l’action sur un plan humain, elle est faite de curieux hasards, et paraît avoir produit beaucoup plus de résultats significatifs qu’elle n’avait été investie d’un projet significatif au départ. Si je projette de partir escalader la face Nord de l’Himalaya, que je m’y prépare pendant des mois, et que j’y arrive, il y a une sorte de retour sur investissement. J’ai eu un projet significatif, puis une action sensée et adéquate, je peux être fier du résultat car il est mien. Si je sors acheter des cigarettes et que par hasard en chemin je me trouve en mesure d’empêcher la prise en otage du Président de la République parce que je l’ai pris pour le beau-père de la jolie voisine et que j’ai cru à une blague, cette histoire est tirée par les cheveux. Je suis un héros tellement en dépit du sens de ma propre action que proprement je n’en suis pas un. Soit la vie est ainsi, burlesque et trouvant toujours un biais pour ruiner le sens de l’action humaine. Soit il y a une Providence, et quand les actions humaines se trouvent avoir un sens, ce n’est pas le sens que les hommes lui ont donné, mais celui que Dieu a voulu réaliser à travers eux. Avatar est un film simple et cohérent. On nous explique très vite comment il est possible qu’un marine mercenaire paraplégique puisse sauver une planète : la Nature est une Déesse éprise d’équilibre. C’est elle qui a voulu que Jake Sully vienne sur Pandora. Que donc pour que ce plan se réalise il fallait que Jake Sully soit humainement paraplégique et na’aviment libre : ainsi il a une raison de s’attacher à Pandora. (je veux bien faire une petite analyse de la synopsis d’Avatar. Mais de l’onomastique, je m’y refuse, car trop mauvaise). Pour qu’un paraplégique vienne sur Pandora, il fallait qu’il ait été sélectionné sur ses caractéristiques génétiques et non sur ses actuelles performances physiques. Pour cela il fallait qu’il ait un frère jumeau beaucoup plus apte que lui à partir coloniser Pandora mais qui finalement ne part pas. Etc. Le principe est simple : hasard + hasard + hasard + hasard….. qui produisent du sens = action de la Providence. L’action humaine a d’autant plus de sens qu’elle n’en a pas intrinsèquement, elle est investie d’un sens plus haut et plus noble. Il y a une Déesse, et cette Déesse a tout prévu. La société américaine qui veut piller le sous-sol de Pandora n’y peut rien, c’est un point de non-contrôle humain, ce Plan se déroulera.
Paul Atréides. Quand le signe de l’Election est de savoir galvaniser les foules, on n’a peut-
être plus affaire à une fable théologique, mais à la dérive démocratie-tyrannie redoutée par les philosophes grecs - source.
Dans Matrix, Néo est l’Elu. Les machines n’y peuvent rien (redoutablement intelligentes et pas si aveuglées par leur formidable pouvoir que ça : elles pressentent leur perte). Alors il faut qu’il y ait sociétés d’informatique et hackers talentueux. Mais ici, l’arrière-plan théologique se dérobe : la Providence est un point noir de Matrix, elle ne parle pas aussi clairement et mélodieusement que l’Arbre de Pandora. Devrions-nous nous contenter d’un Dieu caché ? Quelle puissance supérieure a décidé que Néo était l’Elu et s’est jouée du contrôle des machines ? On ne voit pas très bien quelle puissance on peut opposer à la puissance des machines dans Matrix, sinon la nature. Car elle est présente. Les Machines cultivent les fœtus et maintiennent les hommes en état de fœtus, même adultes (ici ma puissance de commentaire s’arrête : j’adore, tout simplement). Ces images d’agriculture hors-sol avec des batteries de fœtus humains sont des images de la nature, ou plus exactement de la nature humaine. Ici, je prends nature humaine au sens le plus fruste de ce que le génome humain détermine ; je ne rentre pas dans mon débat chéri de ce qu’on entend par nature humaine. Les machines ont pris le contrôle de tout, ont tout modifié, mais apparemment ils s’agit encore d’un projet très classique, non démiurgique, de contrôle de la nature. Elles sont « comme maître et possesseur de la nature », et évidemment dans le projet classique, ici cartésien, le « comme » est important, la technique n’est pas une création, elle est une domestication de ce qui a été créé. Formulé par Alain : la navigation à voile est une technique car elle consiste à savoir remonter le vent en utilisant la force du vent ; et ceci on ne le peut qu’à partir du moment où on a reconnu qu’on ne pouvait rien sur la force du vent elle-même. Les machines sont le fleuron de la science et de la technique classique, rien de plus. Elles cultivent les fœtus car elles n’ont pas trouvé le moyen de créer ex nihilo de l’énergie. Leur faiblesse va plus loin : la nature humaine est personnelle. La génétique comme théorie est une ontologie de l’individu. Il y a dans ces champs gris de fœtus un individu Néo. Les hommes sont libérables un par un. Chapeau bas.
Matrix ne nous donne pas d’autre piste pour comprendre le motif théologique. Ou plutôt : il y a en apparence dans le film un motif sotériologique sans motif théologique, une élection et un salut sans Dieu et sans paradis, ce qui me paraît difficile à tenir. Alors voici ce que je propose : Néo est l’Elu par nature. De naissance. La nature humaine est toujours là, les machines l’ont simplement domestiquée. Elle a une intention, un Plan. D’ici émanent l’appel et la grâce : de ces stabulations de fœtus humains. L’humanité, la nature humaine, est un Dieu qui peut encore sur un plan d’immanence influencer le déroulement du plan des machines. Le pouvoir des machines est éphémère, elles ne sont qu’un moment dans le déroulement d’un plan qui les dépasse, parce que Néo a dans ses gènes le talent, ici le mot propre est bien sûr le génie, qui lui permettra de toutes manières de sortir de la matrice, peu importe pour quoi les machines le programment ou la vie qu’elles lui réservent. Les stimuli sont programmés, mais le cerveau est naturel. Ce n’est bien sûr pas un hasard si le génie est un informaticien : on croirait aujourd'hui plus volontiers au génie, à l’autodidacte dont les facultés naturelles dépassent tout apprentissage, en informatique qu’en art par exemple. Mais ce n’est pas du tout ici mon propos. Mon étonnement et ma conclusion, c’est cette proposition : L’humanité codée dans nos gènes est son propre Dieu, son propre salut, et quand il en sera besoin, elle saura appeler un Elu pour se sauver elle-même.
Il ne faut jamais fermer la porte à une bonne explication théologique ! - source.
Eloïse