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Batman est-il un super héros ?

Deux conditions sont requises pour être un super-héros. Être super. Être un héros.

Sur les deux plans, il est possible de contester le caractère super-héroïque Batman. Et de proposer au contraire l'idée que Batman est avant tout un détective à la recherche de la vérité.



Une batcave, un masque, un domestique, what else ?


Heureusement, il y a quelqu'un pour le pressing -source


Batman est un des rares héros à n'être pas "super". Certes, ce n'est pas le seul. Il existe encore Green Arrow, Huntress côté DC, ou Panthère Noire, Elektra ou Tony Stark (si on lui retire son armure), côté Marvel. Mais la majeure partie de ces héros ont des pouvoirs, innés ou acquis, alors que Bruce Wayne n'a littéralement que sa technique et son intelligence. Certes son intelligence est extraordinaire, et sa force relativement impressionnante, mais... il n'a reçu aucun talent particulier, ni en raison d'une expérience scientifique ratée, ni par son ADN d'alien surpuissant.


L'entraînement de Batman reste un mystère, et surtout, il ne permet pas de justifier que Batman se soit ainsi hissé au niveau des autres super-héros. L'aspect fascinant de Batman est donc, malgré l'univers surréaliste qui l'entoure, son immaculée humanité. Tout le monde est supposé pouvoir devenir Batman. Batman n'est peut-être rien d'autre que monsieur-tout-le-monde en costume de chauve souris. D'où la fascination que peut exercer le costume seul, ou ses logos, ses armes, ses looks. Car, au-delà, il n'y a peut-être rien d'autre. Cette idée a au moins trouvé un partisan dans la communauté scientifique, puisque E. Paul Zehr, kinesthésiste et neurologue de son état, suggère par exemple qu'il est possible pour un homme de devenir Batman en six étapes.


Cette thèse de la normalité de Batman est si acquise qu'elle est devenue un cliché au fil du temps, dans tous les récits où Batman croise ses autres super amis. Des membres habituels de la Justice League (Superman, Wonder Woman, Aquaman, Green Latern, Flash et the Martian Manhunter, voire Hawkman), il est le seul humain authentique, non modifié. Mais, alors que la salle de réunion de la Justice League flotte dans l'espace au dessus de la terre, au dessus des hommes, dans la "Justice League Watchtower", croisement entre un Anneau-Monde et un panoptique, Batman, lui, au contraire, croupit dans une cave – ce qui lui permet finalement de rester au niveau des hommes. Qui plus est, la participation de Batman à la Justice League est toujours problématique, au point qu'il créera son autre équipe de super héros (Les Outsiders), et qu'il entrera plusieurs fois en dissidence.



Batman vs Superman


David contre Goliath ou la ruse contre la force.

Batman : silence - source.


Dès lors, tous les combats de Batman contre Superman sont intéressants d'un point de vue anthropologique, car ils permettent de bien définir la place des hommes face à ces demi-dieux. Les deux combats connus entre Batman et Superman aboutissent à un même vainqueur (on ne compte pas les combats entre amis, qui commencent sur un malentendu et finissent par une poignée de mains). C'est toujours Batman qui gagne. Les deux fois d'ailleurs en utilisant la Kryptonite (Hush, Dark Knight), autrement dit en utilisant l'intelligence. On peut même ajouter une troisième fois, même si c'est dans un univers parallèle : dans Red Son, le Batman dissident russe de cette réalité-là est sur le point de tuer un Superman soviétique grâce à une lumière rouge qui annule l'invincibilité de Superman. C'est finalement Wonder Woman qui se sacrifiera pour sauver Superman de la mort que Batman lui avait réservée.


La mythologie des comics n'est donc pas une mythologie au sens propre car les hommes continuent à triompher, contre toute attente. Il faut continuer à s'occuper des hommes. On ne peut pas les sacrifier à la méta-humanité à venir. Les dieux ne doivent pas ignorer les hommes.


Le problème de Superman est l'amélioration morale de l'humanité, et non son assujettissement, parce que les hommes doivent finir par triompher par eux-mêmes (ce qui n'arrive d'ailleurs jamais). A travers Superman, le projet éditorial du comics devient hautement moral : élever des hommes grâce à des surhommes. Mais le problème de Batman au contraire est de rester humain, de vivre le mieux possible entre humains. Batman est plus modeste, bien qu'on lui prête souvent des intentions presque staliniennes (contrôler, purger la ville de Gotham City, et autres métaphores hygiéno-fascistes). Batman n'est pas un simple pédagogue, il est aussi un sage, conscient des faiblesses des hommes. On pourrait même s'étonner de voir que Bruce Wayne qui a toutes les armes pour devenir maire de Gotham ou homme politique de renom ne cherche pas un moyen d'action plus efficace que quelques galipettes sur les toits. En sacrifiant Bruce au masque, le comics semble montrer paradoxalement à quel point Batman est éloigné de tout moralisme. Car ce masque lui fait endosser l'indignité d'un presque hors-la-loi, et en tout cas, le rend moins puissant dans le monde des hommes que Bruce Wayne ne pourrait l'être. Batman n'a jamais voulu être un modèle autre part que dans son adaptation à la télé. Et sa réticence à prendre un disciple est bien connu (alors que même Superman a son Superchien).


Au final, Superman est bien plus proche de ces fantasmes totalitaires et moralisateurs. C'est d'ailleurs le propos de Millar dans le génial Red Son que d'imaginer un Superman soviétique, reprogrammateur de cerveaux, et qui trouve son vrai défenseur de la liberté dans Lex Luthor (on y reviendra une prochaine fois). Dans cette version-ci, Batman est vu comme un dissident. De la même façon, dans la recontraction de la mythologie de la Justice League en dessin animé, c'est Superman qui est tenté par le totalitarisme, et Batman qui le contrecarre. Car Batman a accepté les défauts des hommes, lui-même en étant un. Il est donc bien possible de ne pas considérer Batman comme un super-héros. Car il s'oppose naturellement à toute transcendance. Batman est donc le seul vrai lien qui rattache Superman à l'humanité, car tout en étant purgé de ses propres faiblesses, il reste humain, et compréhensif à l'égard des faiblesses qu'il a combattues lui-même.


Enfin, Batman peut tomber amoureux de Sélina Kyle, et non Superman, point décisif. C'est le seul super-héros avec Daredevil, Malicia ou Serval à être tenté par une criminelle – peut-être d'ailleurs parce que ses aventures sont destinées à un public plus adulte.



Retour sur la remarque de Tarantino


Depuis Kill Bill, l'exégèse tarantinienne est devenue une ritournelle planètaire. C'est un cliché de disserter sur les différences entre Batman et Superman. L'un porte un masque pour cacher sa véritable identité, l'autre porte un costume qui est sa véritable identité. C'est génial, c'est queer, c'est sympa. Et surtout, ça fait passer Superman pour moins ringard qu'il n'est en réalité. Mais on oublie souvent la fin de la petite conclusion de Bill sur la question : Superman se déguise en Clark Kent pour passer inaperçu. Superman pense donc que Clark Kent est représentatif de l'humanité : "faible, ordinaire et lâche." (la phrase en anglais est : "and what are the characteristics of Clark Kent ? Weak, he's unsure with himself, and coward") Bref, Superman est un vrai misanthrope, déguisé en philanthrope.



Et, aussi brillante que soit la remarque de Tarantino sur la condescendance de Superman à l'égard de l'humanité, on peut la modérer en arguant que Batman est un antidote parfait à la philosophie de Superman. Car Bruce Wayne, autodidacte, a toutes les raisons pour finir misanthrope face à la folie des hommes, et pourtant, il incarne son plus grand achèvement. Si être bon signifie mépriser ceux qui ne le sont pas, alors à l'inverse, celui qui vivra parmi les plus mauvais des hommes, sera peut-être celui qui les aimera le plus. Est-ce un hasard si Batman est si lié à une ville, si local, tandis que Superman, même lié à Métropolis à travers son alias Clark Kent, se déplace dans le temps, dans l'espace, et n'a au fond aucune connexion spécifique à Métropolis – il est vraiment cet alien, exilé, orphelin, n'appartenant à aucune terre – juif errant ?


Un héros accidentel


Mais on peut aussi retourner l'argument de Tarantino sur un autre point. Car ce qu'il dit de Superman, finalement, est bien trop vague. Son interprétation est valable pour chaque super-héros, simplement parce qu'ils sont des héros. Les héros ont un destin qui les écarte de tout le reste de l'humanité. Ils ne faillissent pas quand l'humanité entière fléchit. Ils peuvent donc légitimement considérer que le reste de l'humanité est "faible, lâche et peu sûr de soi-même". Tous les héros, certes, mais pas Batman.


Comme on l'a dit, être super et être un héros sont très liés dans l'univers des comics. Car on devient généralement héros quand on est super (on prend conscience de l'implication de ses pouvoirs – Superman ou Spiderman) ou on est super car on est un héros (ses actions héroïques sont récompensées d'un pouvoir, obtenu dans différentes circonstances : Green Lantern, Wonder Woman...). Dans tous les cas, le lien entre super et héros suppose la révélation d'un destin qui fait de soi une personne exceptionnelle.


Pourtant, Batman est une figure absolument à part, car il n'est pas super, on l'a dit, mais il n'est pas non plus un héros. Car il n'a pas de destin.


On doit sérieusement se poser la question : voir ses parents se faire tuer devant ses yeux est-il la marque d'un destin héroïque ? Wonderwoman a été choisie par sa mère et les dieux pour devenir une super amazone presque immortelle, Superman a survécu à la disparition de sa propre race, Green Lantern a été choisi par les Gardien d'Oas pour porter l'anneau vert, etc. A l'échelle des héros de comics, ce qui arrive à Bruce Wayne est un simple fait divers. Bruce Wayne le reconnaît lui-même (dans War of Crime, par Dini et Ross) : tous les enfants ne deviennent pas des Batmen parce qu'ils perdent leurs parents dans des circonstances aussi tragiques. Qui plus est, on ne peut pas attendre d'un enfant qu'il choisisse la voie du bien (c'est-à-dire comprenne le besoin d'un certain intérêt public) quand la chose à laquelle il pense le plus est la vengeance.


Le sens moral de Batman est d'ailleurs régulièrement défaillant sur ce point. Superman tranche des dilemmes cosmiques en un quart de seconde, quand Batman manque de tuer le joker une bonne vingtaine de fois. Dans Batman Hush, le commissaire Gordon doit l'empêcher de tuer son ennemi ultime. Dans Batman le défi de Tim Burton, il est soupçonné par Alfred d'agir par vengeance et par jalousie contre le Pingouin. Son incroyable sens moral semble névrotique (cf l'article sur Batman et la folie), trop emprunté pour être réel.


Le point de rupture que nous avons déjà analysé ici.


Notre héros n'est donc un héros qu'accidentellement. Il choisit le bien, et ça en fait un héros, mais rien ne vient justifier ce choix – ni personnellement, ni socialement. Conscient sans doute de cette gratuité, Tim Burton avait cherché à dramatiser le meurtre originel de ses parents en en faisant une rencontre avec le Joker - une rencontre avec une figure maléfique en devenir. Cette exposition précoce au mal aurait fait de Bruce Wayne un héros. Mais cette réécriture est marginale. Et les scénaristes ont beau rejouer encore et encore ce meurtre originel, il semble qu'on atteigne par cet effet une forme de mythologisation un peu gratuite : on ne sait pas qui est ce tueur au final, et on ne voit pas en quoi il donnerait un goût immodéré à Bruce Wayne de résoudre tous les crimes (a-t-il seulement retrouvé le meurtrier de ses parents...?).



La genèse impossible du héros


Le défaut de la genèse batmanienne vient sans doute d'une période de latence incroyablement longue entre l'origine du drame dans l'enfance et le devenir héroïque à l'âge adulte. Si ce drame est constituant, pourquoi Bruce Wayne doit-il attendre ? Quelle autre expérience doit-il faire pour réveiller ce premier traumatisme? Green Arrow, autre humain héroïque, a lui aussi une mythologie un peu légère. Il échoue sur une île, lui, le gosse de riche pourri gâté, et il devient à travers le contact rude avec la nature, et la détresse de quelques indigènes, un justicier hors pair, développant un don fabuleux dans le maniement de l'arc. Mais la différence est que dans ce cas, la transformation est immédiate, directe. De la cause à l'effet. L'effet (le devenir héroïque) chez Bruce Wayne est infiniment retardé. Il manque une adolescence à Bruce Wayne... on pourrait le voir picoler dans son canapé et jouer à la wii en déprimant... jusqu'à ce qu'un jour il se réveille.


Batman naît donc par pur accident, par hasard. D'abord parce que le fait divers qui serait supposé déterminer son héroïsme est accidentel, mais aussi parce que la décision de devenir Batman qui en résulte est diffuse, et jamais clairement situable. Seule la réécriture de Batman Begins prend acte de ce "trou" dans le devenir héroïque de Batman – c'est même toute la légitimité de ce premier opus, et aussi son échec.



La batcave est avant tout un gigantesque musée qui raconte l'histoire du chevalier noir.


Il semble pour cette raison qu'il soit en quête de justification constante. La plus récente, celle de Batman Begins, consiste à dire que Batman est moins en quête de Justice qu'en quête de lui-même. Le trauma initial n'est plus celui du meurtre de ses parents, mais la découverte de la future batcave, et de cette peur qu'il va apprendre à dépasser en la transmettant aux criminels (ce qui fait de Batman une figure très proche de celle de Daredevil – "l'homme sans peur"). Mais alors, ne confirme-t-on pas notre intuition première : "faire changer la peur de camp" est certes un motif nettement plus concret et réaliste pour porter un costume, mais on reste loin de tout héroïsme – de toute idée de "Bien". Batman Begins réussit à faire passer le personnage dans le monde réel, mais le scénario opère sur le personnage une réduction au nom de la cohérence nécessaire. On ne comprend toujours pas ce qui fait de Bruce Wayne autre chose qu'un simple "vigilante". On ne comprend toujours pas pourquoi Batman doit faire autre chose que se venger. La dialectique du personnage reste inachevée, là où, conscient de cet inachèvement, Burton se contentait dans Batman le Défi d'un personnage ambigu mais encore mythologique.


Dans sa genèse, Batman n'est pas le seul à hésiter. Spiderman connaît lui aussi des errements. Dès son apparition, il y a ce moment de flottement où Peter Parker hésite dans l'utilisation de ses pouvoirs. Pendant cette période, le lecteur lit Spiderman comme une sitcom. Cette période, et cette tension entre vie normale et anormale sont désormais les seules choses qui intéressent le lecteur moderne. Les séries de super-héros d'aujourd'hui étirent cette période de latence à l'infini, conscient qu'il n'y a plus de genèse simple, immédiate. Smallville ne s'intéresse qu'à cette période, et Misfits, la géniale série anglaise s'arrêtera dès qu'elle aura achevé la dialectique super-héroïque.


En attendant, le jeune Peter Parker du premier épisode de Spiderman ne sait pas ce qu'il pourrait faire : il pourrait se lancer dans le catch, il pourrait même envisager une carrière de voleur – et de fait, il restera pour les New Yorkais un héros ambigu...


Une naissance et un destin tout aussi ambigu - source.


Un événement vient tout précipiter : c'est le meurtre de son oncle qui le résout à défendre la loi. Mais le meurtre de son oncle est-il la raison de son super-héroïsme ? La fameuse phrase "un grand pouvoir implique de grandes responsabilités" a au moins une vertu. Elle justifie le devenir héroïque de Peter Parker. Ce n'est pas le meurtre lui-même qui déclenche l'héroïsme de Spiderman, mais le fait qu'il ait des pouvoirs et qu'il aurait pu empêcher ce meurtre. Si l'oncle Ben était mort dans les bras d'un Peter Parker dénué de pouvoirs, il y a fort à parier que le comics se serait fini ici – et il ne serait pas devenu un nouveau Batman. Ou, à l'inverse, si Peter Parker, conscient de ses pouvoirs d'araignée humaine, avait lu quelques livres de philo, il aurait pu tirer de lui-même cette conclusion somme toute assez évidente. Et son oncle aurait été sauvé.


Batman n'a ni le projet philosophique de Peter Parker, ni le super-pouvoir qui l'oblige à trouver un projet philosophique. Pour cette raison, sa naissance reste aussi obscure que sa batcave, en parfaite harmonie.


Une aberration logique


Batman est donc l'aberration logique du système qui justifie le système, l'énoncé indécidable généré par toute théorie qui en marque les limites et le sens. Ni super, et ni héroïque, il est pourtant le numéro 2 du panthéon DC. Sans lui, les super-héros ne seraient que des freaks inquiétants perchés au-dessus des hommes : des dieux – et nous aurions alors droit à une authentique mythologie. Grâce à lui, l'espoir est donné à de simples hommes, comme Bruce Wayne, d'égaler les dieux – et on a droit à des super-héros. Pourtant, cet espoir n'est pas compréhensible, il est complètement irrationnel.


Ce n'est pas pour rien si ce qui caractérise Batman est justement son sérieux dans sa recherche de la vérité. Si on le cloîtrait tout à coup dans le rôle du faire-valoir comique (comme Flash ou Plastic man), il apparaîtrait tout à coup ridicule, faible et pathétique en raison même de son humanité – alors que l'idée d'un dieu frappeur et farceur est ancestral. En un mot, on doit croire à Batman, ou bien Batman meurt.


Dès que Batman rit, ou dès qu'il fait rire, il perd étrangement ses pouvoirs. En ce sens, le Joker a raison de chercher à le faire rire, car ce serait faire avouer à Batman un début de faiblesse, une partialité, une humanité. Le Batman en violet et en jaune, accompagné de Batmite qu'on retrouve dans Batman RIP par exemple est une vanne ambulante. On ne peut plus tolérer de l'imaginer dans le panoptique céleste de la Justice League quand il suffit qu'il reçoive une balle ou qu'il tombe d'hélicoptère pour mourir.


Malgré sa vulnérabilité, il joue l'invulnérabilité (alors que Superman est unilatéralement invulnérable). Il est la preuve que n'importe qui peut côtoyer les dieux. N'importe qui est supposé être Batman. Batman c'est le rêve du fonctionnaire, le rêve du prolo, le rêve de Christian Bale... et c'est pour ça qu'il est bien mieux côté que Superman – qui pourrait prétendre être Superman ?


Figure de vérité


En disant que Batman n'est pas un super-héros, nous n'alimentons pas un troll secret sur les forums de fans. Nous ne voulons pas non plus faire partie d'une intelligentsia secrète supposée opérer le retournement de toutes les mythologies des comics. Au delà de la joute conceptuelle, il y a une lecture de Batman à laquelle nous aimerions rendre justice, qui est par ailleurs celle à laquelle Grant Morrison essaie de rester fidèle, et qui est celle des origines. Batman n'est ni super, ni un héros, il est d'abord et avant tout un détective – le personnage apparaît pour la première fois en 1939 dans Detective Comics #27.


Batman : la véritable origine - source.


Son arme, c'est la vérité, et sa vie, une ascèse. Le Batman, moine sombre reclus dans sa cave, prêt à subir l'infâmie publique tant qu'il peut continuer à chercher la vérité, est à notre avis la figure la plus puissante du kaléidoscope "Batman". Avec le Batman "psy" (cf l'article Et in arkham ego), nous pourrions donc essayer de l'envisager sous cette forme, en étant assez sûrs de gagner aussi une clé pour comprendre l'univers des méchants de Gotham. Car si tous peuvent être reliés à la folie, ils méritent aussi d'être considérés comme des diseurs de vérité, plus ou moins fiables.


Chaque super-vilain de Gotham incarne un rapport particulier à la vérité.

Le joker vit dans un monde dénué de vérité. Le monde du fou. La vérité n'est plus cachée ou apparente, ce n'est tout simplement plus un critère de compréhension du monde. Tout est absurde, tragique, drôle sans aucune raison. Le joker n'a pas d'humour et pourtant il rit toujours. Il n'y a plus rien de caché ou d'apparent, même plus de chute à ses blagues. La fameuse histoire du Joker dans Killing Joke est tout simplement incompréhensible, sans fond. Tout comme ses origines ne sont pas simplement cachées, elles sont annulées dans l'infini jeu de miroirs que sa dernière incarnation cinématographique par Heath Ledger suggère : on ne saura jamais d'où il vient, ni quelle histoire est vraie à son sujet... et on finit par ne plus chercher à le savoir. Le personnage incarne parfaitement le type de vérité nietzschéenne pour lequel tout discours n'est jamais qu'une mise en scène performative de sa propre volonté de puissance – une illusion qui se sait comme illusion et qui refuse de renvoyer à autre chose qu'à elle-même.


E. Nigma est une version plus douce du Joker – une version platonicienne. La vérité existe, mais toujours codée dans une énigme. C'est toute la différence entre le mystère qui ne trouve pas d'élucidation et ne réclame qu'une contemplation sans fin, et l'énigme qui, au contraire, exige une réponse. Fidèle à l'énigme, Edward Nigma ne peut s'empêcher de laisser des rébus et des devinettes derrière lui – suscitant sans fin la découverte de sa propre vérité qu'il maintenait pourtant cachée. Rien n'échappe de sa bouche qui ne soit pas une énigme. Si bien qu'il se sent par exemple obligé de prévenir Batman d'une attaque de super-vilains, malgré lui, dès le début des épisodes "Justice" de la Justice League, par Alex Ross.


Quant au Pingouin, il est tout le contraire des deux autres, il est un empiriste honteux. Il est la vulgarité et la laideur faites homme. Il incarne la réalité qu'on ne veut pas voir en face, la brutale apparition de la partie honteuse de la ville de Gotham City. Le personnage du Pingouin est délaissé du comic, mais dans le film de Tim Burton, il a une phrase définitive à l'endroit de Batman, en plus de répéter qu'il connaît les égouts de la ville, il lui fait le reproche de n'être qu'un comédien, un simulateur : "You're just jealous, because I'm a genuine freak and you have to wear a mask !" Pingouin est en effet au contact de la réalité la plus brute, la plus impure, alors que Batman ne l'affronte que derrière un masque (qui le protège de cette vérité empirique autant que du regard des autres). En ce sens, Batman se situe entre Edward Nigma et le Pingouin, capable de cerner la vérité derrière les énigmes mais toujours trop méfiant à l'égard des apparences pour adhérer aux prémisses du Pingouin.


Ces pistes mériteraient d'être encore creusées, et surtout abreuvées d'exemples (ce qu'on n'a pas eu le temps nous-même de faire). Dire par exemple, que Poison Ivy symbolise la critique de l'anthropocentrisme de Batman, que Catwoman joue celle du féminisme lesbien reprochant l'angle hétérocentré de Batman, ou encore que l'Epouvantail représente à merveille le sophiste qui perd ses victimes dans un monde d'illusion... mais on se contentera pour le moment de laisser quelques indices.


Au milieu de ce bestiaire, Batman a donc une tâche tout à fait passionnante, faire triompher la vérité, et même un protocole de vérité, contre les heuristiques concurrentes de ses adversaires. Pourtant, ce détective qui cherche à faire éclater la vérité, comme le dirait Descartes et comme le lui inflige le Pingouin, ne peut qu'avancer masqué.



Larvatus Prodeo


dilemme - source.


Le sens du masque de Batman est inépuisable. Il sert bien sûr à cacher le visage de Bruce Wayne, et à le protéger du regard des autres – ce masque est le masque de la préservation (1). Ce masque est celui de l'icône, de l'emblème de la justice – c'est le masque cérémoniel (2). Mais il sert aussi à cacher Batman des véritables intentions de Bruce Wayne – ce masque est le masque de l'hypocrisie (3). La vérité ne s'établit donc paradoxalement qu'au prix d'une triple opacité.


"Larvatus prodeo" ("j'avance masqué") pourrait aussi bien être la devise de Batman. Descartes l'utilisait parce que, sur les champs de bataille, il préférait cacher sa véritable vocation de philosophe aux soldats un peu rugueux qui combattaient à ses côtés. Mais Descartes est aussi, pour nous, le philosophe de la sincérité, celui qui s'assied dans son poêle, et tente à la première personne l'expérience de la recherche radicale de la vérité. Le masque, chez Descartes, n'a donc qu'un temps, il est provisoire et c'est peut-être là tout son problème.


Car de multiples sens ont été prêtés à cette devise : Descartes masquait-il son athéisme ? Masquait-il les raisons ésotériques de son entrée en philosophie ? Masquait-il encore le véritable point d'aboutissement des méditations métaphysiques au moment de les commencer ? Descartes ne faisait-il pas que jouer le doute ? Avancer masqué c'est donc susciter définitivement le doute au sujet de ses propres intentions. Mais c'est alors peut-être la véritable sagesse qui accompagne la recherche de la vérité. Car, en dénonçant sa propre partialité, on oblige également ses lecteurs à faire plus que recevoir une vérité toute faite, mais à s'interroger soi-même sur la vérité offerte. Le masque pousse ses spectateurs à faire à leur tour l'épreuve de la vérité. Il force les vocations – et en ça, Batman est un emblème, une icône qui appelle sa propre démystification.


Le joker lance régulièrement à Batman la fameuse mise en garde de Nietzsche ("si tu regardes longtemps l'abîme, l'abîme regardera aussi en toi"). Cette phrase est devenue le cliché de tout incipit de comics depuis Watchmen d'Alan Moore. Mais on pourrait adapter la formule pour Batman. Si tu veux regarder derrière le masque de Batman, prends garde à ne pas devenir Batman lui-même. Car si on voulait détruire Batman, on serait alors obligé d'adopter l'herméneutique de Batman – c'est du reste parce que ses ennemis tiennent trop à leur conception de la vérité qu'ils ne peuvent atteindre Batman.


Il n'y a que Batman qui puisse détruire Batman.


Richard Mémeteau

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