Pornosophie reloaded : La Girl Next Door ou l'érotisme de la fiction
Un des apports premiers de la Pornosophie, au-delà de la question centrale du sexe et de la morale, est de souligner au sein même de son ouverture une nouvelle économie du désir qui montre bien à quel point la fiction se présente sans ambiguïté comme le fondement de notre imaginaire érotique. Nous voudrions creuser cette veine en reprenant une figure moderne du fantasme : la "Girl Next Door".
American Apparel - nous y reviendrons...
Votre voisine enchante-t-elle votre quotidien ?
La Girl next door littéralement la "fille d'à côté" désigne un peu prosaïquement "Mlle tout le monde" : la voisine, la passante que l'on croise en bas de la rue... L'expression renvoie au quotidien et oppose donc directement cette figure au modèle pornographique qui est tout sauf "la fille d'à côté". Elle semble donc désigner le réel par opposition au pur fantasme. Mais étrangement un renversement s'opère et c'est ce quotidien-là qui devient le plus puissant de tous nos fantasmes, comme le suggère l'occurrence de la recherche du mot ou la multiplication des sites amateurs (dont le surprenant submit your ex) qui construisent leur popularité justement sur l'idée que ce sont bien les filles que vous rencontrez qui sont présentes dans leurs vidéos (ce qui est dans les faits - malheureusement ou heureusement !? - rarement le cas). Même les sites professionnels happés par ce mouvement de fond se plient à un étrange paradoxe en ajoutant presque systématiquement une catégorie "amateur" dans leurs galeries.
De l'amateur professionnel : un paradoxe ?
En apparence loin de l'industrie du sexe et de ses corps sur-génitalisés, la "Girl next door" dans toute son imperfection propose une alternative qui semble inconciliable alors qu’elle est peut-être justement la clef qui peut faire prendre le porno dans notre quotidien. Elle est une reprise réaliste de ce que le porno ne peut présenter que sous forme abstraite, c'est-a-dire coupée de notre monde. La pornographie professionnelle suscite un désir en montrant ce qui nous est caché. Le problème c'est peut-être précisément qu’elle ne nous montre que cela, du coup la greffe prend difficilement plus que l'espace d'une séance masturbatoire et il est difficile de porter en soi les figures qu’elle impose au champ de notre désir. Car une fois le voile de l'interdit levé il ne reste plus grand chose, et notre imagination ne peut plus se nourrir puisque plus rien ne vient la susciter. De là peut-être l'aspect "déceptif" de toutes les productions pornographiques qui ne sont jamais autant excitantes que lorsqu'elles ne sont pas encore visionnées. Ainsi le pic véritable de plaisir serait le moment ou le magazine s'ouvre, la photo se charge ou le film se lance... C'est au moment même du dévoilement que tout le plaisir contenu semble exploser - mais passé ce moment le charme au sens propre se dissipe. Le plaisir du matériel pornographique n'est donc pas tant contenu dans sa présence que dans la promesse imminente de cette présence. Car c'est précisément dans l'absence de cette future présence que l'imagination se glisse et nous rapproche de façon fantasmée du corps que nous nous apprêtons à découvrir. Ainsi, le paradoxe du corps-pornographique est qu'il répond à un désir qu'il ne peut maintenir et entretenir. Il donne tout d'un coup et s'épuise presque immédiatement. Difficile dans ces conditions de durer si ce n'est en substituant à un désir qualitatif un autre uniquement quantitatif qui ne peut conduire qu'à une loi du toujours plus : de corps, mais aussi de pratiques extrêmes... Le gonzo pourrait alors être compris comme la réponse immédiate à cet appel et le gangbang comme l'issue naturelle d'une logique qui s'épuise dès son commencement. Ce phénomène explique alors l'aspect compulsif qui peut entourer les actes des aficionados de ces productions. La dépendance se crée naturellement car jamais le désir n'est comblé (et jamais il ne le sera d'ailleurs) - le consommateur cherche alors encore et encore ce qui pourrait le satisfaire. Il accumule et multiplie les images (ou films) mais l'issue est jouée d'avance et la déception la règle.
L'érotisme du quotidien - AA - source.
La Girl Next Door introduit donc du jeu dans ce mécanisme, car elle est avant tout un corps réel. Le corps/fantasme délivré par l'industrie pornographique renvoie à un corps qui ne semble plus incarné. Il surdéveloppe les parties sexualisées (seins, fesses, bouches - huilées et toujours mises au centre de l'objectif) et crée donc un être hybride qui épuise immédiatement l'imaginaire de celui qui le regarde. Par exemple, l'épilation intégrale de rigueur dans ces productions suit cette logique puisqu'il s'agit précisément de TOUT montrer. L'erreur est que - tout comme dans les films d'horreur - cette logique de la visibilité est précisément inverse à celle qui permet d'entretenir le désir en amenant l'imaginaire à prendre le relais et à enchanter cette invisibilité. La Girl Next Door - plus mutine - ne montre presque rien et suggère derrière son quotidien que le sexe fait aussi partie de la vie.
Cranach l'Ancien : le Hugh Hefner du XVième siècle !?
Cette logique du visible et du désir est un élément dont on peut faire difficilement l'économie comme le suggèrent des exemples amusants qui jalonnent l'histoire de l'art. La composition du nu n'a bien évidemment pas une fonction érotique directe dans la plupart des cas, et le plus souvent les artistes doivent redoubler d'ingéniosité pour apaiser tout regard concupiscent. La longue chevelure de Venus dans La Naissance de Vénus de Botticelli est un exemple fameux de ces contorsions. Le génie de Cranach est de détourner ce code et de susciter encore plus le désir à travers ces contraintes. Il voile pour dévoiler en quelque sorte et le trouble suscité par ses tableaux met en lumière la puissance de ces artifices. Le bijou laissé sur le corps vient ainsi révéler la nudité mais aussi exciter l'imagination en enclenchant toute une fiction. Loin de la nudité il met en valeur en quelque sorte le déshabillé, il nous montre ce que l'on ne devrait pas voir en soulignant un état d'exception. Le corps pornographique expose alors que le corps érotique du peintre dévoile. En cachant, il libère l'imagination.
Venus (1532) Das Städel Museum, Frankfurt - source.
Cette Vénus est exemplaire car elle développe ce geste du voiler/dévoiler. Le tissu passe devant le sexe et indique clairement ce qui doit être caché mais il se détourne de sa fonction par sa transparence et donc met en valeur ce qui ne doit pas être vu. Le trouble est prolongé par le visage apprêté et orné de bijoux qui souligne que c'est ainsi que cette femme se montre en société. On se retrouve alors un peu dans la situation du voyeur qui capte ce qu'il ne devrait pas voir et qui donc redouble son plaisir par ce privilège. Il y a derrière cette représentation un véritable génie érotique qui repose en grande partie sur la nécessité d'activer l'imagination à travers certains détails.
La Girl Next Door est tout entière dans ces détails. Elle propose dans la moindre image tout un univers de fiction qui est activé par une impression de quotidien. On ne la voit pas uniquement, on sent sa présence comme possible et cette impression redouble tous les plaisirs même si finalement nous apercevons très peu de ce qu'elle est réellement.
Une nouvelle icône ?
Ce fantasme du quotidien incarné dans la Girl Next Door est le sujet même d'une des séries les plus drôles du moment : Big Bang Theory. Le pitch est simple et peut se résumer tout entier dans l'installation sur le pallier d'en face d'une serveuse blonde - Penny - ni jolie ni moche mais bien réelle et qui vient perturber la vie d'un petit groupe de Geeks en insufflant un érotisme bien plus réel que ce que peut proposer le net. Penny incarne littéralement cet idéal en étant réellement "la fille de la porte d'à côté" et l'objet de tous les fantasmes du groupe (excepté Sheldon qui serait à lui tout seul une sorte "d'humanité d'à côté" qui ne peut être soumise à ce genre de désirs). Or loin de nous montrer une bombe parfaitement huilée - la série passe son temps à nous la montrer dans son quotidien le plus banal : robe de chambre, tenue pour faire le ménage, au réveil après une nuit de losecomplète... Plutôt que d'insister sur sa beauté plastique, elle met en relief sa normalité et en joue comme un puissant aimant qui va transformer la vie des garçons d'à côté.
Après le film (de L. Greenfield avec Elisha Cuthbert en 2003) et la série, la "fille d'à côté" s'impose donc comme une sorte de fantasme de notre temps qui ne semble pas avoir de précédent direct. Il apparaît alors comme la réaction naturelle d'une époque surexposée à travers tous les médias (et en particulier dans la publicité) à des corps formatés. Certains pourront voir dans cet engouement une ode à la médiocrité ou à la banalité, il relève plutôt la volonté d'autre chose, d'accéder à un désir bien présent qui se nourrit de tout un tas de fantasmes qui se jouent au quotidien. Loin d'être inaccessible, il se réincarne un peu partout au détour d'un café, devant un bureau de poste ou au travail. Il est "à côté" et donc se livre tout prêt avec une histoire. Et c'est cette "fiction intégrée" qui la rend si intéressante. A partir des photos c'est tout un univers qui se recompose, ces amatrices se livrent avec leur histoire et une analyse précise du cadre permet de se raconter toute la scène sans qu'il soit besoin de la voir réellement. La section tout à fait géniale "Obscene Interiors" sur justinspace.com (loué par Chuck Palahniuk) rend compte de ce côté brut de décoffrage.
"Obscene interiors is the funniest, dirtiest, book I have seen in years." Chuck Palahniuk - source.
La consécration du modèle est totale lors de son passage dans la publicité. C'est précisément le lieu où elle est censée être exclue mais sa puissance fantasmatique est telle qu'elle se pose alors comme une alternative faussement cheap au rêve de grandeur proposé dans les pubs extra sexualisées où les corps sont idéalisés à l'extrême. La charge érotique est alors démultipliée et le chef d'oeuvre de ce processus est tout entier contenu par une marque: American Apparel.
On pourrait contester et affirmer que d'autres enseignes s'emparent du processus et nous proposent des filles au naturel. Mais il ne suffit pas d'être naturel pour être une "Girl next door" et cette incapacité met bien en valeur ce que nous avons cherché à défendre. La fille d'à côté est une fille en chair et en histoire. Sans un contexte fictionnel la magie n'opère pas. La campagne natural beauty menée par des agences pour Dove ou Nivea propose un corps naturel mais pris dans le cadre magique du monde publicitaire. Eclairage réglé au milimètre près, plateau blanc avec effet de profondeur, maquillage et coiffure peaufinés à l'extrême.
Bien tenté mais... raté - source.
Le processus ne fonctionne pas car il sort le corps du quotidien pour en faire une sorte de corps publicitaire au rabais. A l'inverse American Apparel maîtrise tellement bien les codes qu'il peut faire faire le chemin inverse, "nextdooriser" des corps plastiques et célèbres. La campagne avec Loren Phoenix ou Sasha Grey, deux stars prisées du X américain par l'intelligentsia (Grey était la tête d'affiche de Soderbergh dans Girlfriend Experience), va tout à fait dans ce sens. Elle semble nous dire : regardez, ces corps peuvent encore être érotisés. Ils nous racontent malgré tout l'histoire que nous voudrions entendre, celle d'une fille dont le désir survit au réel. Ces corps nous plaisent car ils nous montrent alors que dans notre monde, dans notre vie, une sexualité épanouie est encore possible. Il n'est pas nécessaire de siroter un cocktail sur une fourrure léopard devant une cheminée en marbre pour sentir le frisson monter. Le corps de la jouissance n'a pas non plus besoin de répondre à une norme athlétique de perfection. Le plaisir est bien là que ce soit dans un parking de supérette, un F2 de banlieue - il y a encore et toujours une place pour notre sexualité.
Le porno professionnel aseptise trop le sexe et le vide justement de ce qui fait son sel. On ne cherche pas tant la perfection qu'un contact possible avec ce que l'on voudrait être plus qu'un simple fantasme. Pris ainsi la Girl next door réenchante en quelque sorte notre quotidien en laissant croire que tout est possible. L'industrie du sexe faute d'une réelle compréhension des mécanismes de son objet manque le coche et laisse donc la part du lion aux amateurs qui répandent sur le web ce que tout le monde aimerait voir chez sa voisine.
American Apparel : la tentation de la limite - source.
Ugo B.