Nip / Tuck : Bienvenue en Enfer !
Il y a chez Schopenhauer un thème récurrent qui se noue au fil de son oeuvre, tout en étant assez discret, et qui tend à montrer qu'il n'y a pas à craindre un quelconque enfer car, dans le fond, nous y sommes déjà. Face à l'optimisme leibnizien, il formule, au livre IV du Monde, l'idée folle du "pire des mondes possibles" qui n'est rien d'autre que le nôtre. Le pire car si on y ajoute un seul autre élément négatif il s'anéantit. Mais aussi parce que de l'extérieur il ne fait rien voir de sa noirceur : tout a l'air dans l'ordre alors qu'au fond tout est déjà pourri de l'intérieur. Ce monde est donc mauvais car il suscite une espérance qui n'a en fait aucune raison d'être dans un univers voué éternellement à une lutte absurde.
"aux preuves manifestement sophistiques de Leibniz que ce monde serait le meilleur des mondes possibles, on peut opposer sérieusement et sincèrement la preuve qu'il est le pire des mondes possibles (...) s'il était légèrement plus mauvais encore, il ne pourrait déjà plus subsister."
Schopenhauer, Monde comme Volonté et comme Représentation, folio essais, IV, 46, p. 2060.
C'est cette logique du pire que Nip Tuck développe et sublime dans cette série fleuve qui vient de trouver son terme après un périple de plus de 6 ans (et 100 épisodes) il y a quelques semaines.
Aucune rédemption à l'horizon...
L'idée de la pourriture derrière les apparences, du diktat de l'image est celle qui a été la plus relevée par les commentateurs de tout bord car elle est bien l'objet même de la série. Nos deux chirurgiens sont là pour l'entretenir et la développer en rendant leurs patients conformes au bonheur que fantasme la société. Cette logique de l'apparence et du glam est centrale mais ce n'est pas elle que nous voulons retenir au premier plan. Car il semble se jouer plus derrière la surenchère qui monte d'un épisode à l'autre puis au sein même des différentes saisons.
Mc Namara / Troy : les plaisirs masochistes de l'identification.
Difficile pour commencer de ne pas s'interroger sur le tortueux procédé d'identification qui nous lie au célèbre duo. Toute histoire repose en général sur une identification recherchée avec un de ses membres qui devient alors en quelque sorte le point de vue du spectateur dans le décor. C'est à partir de là que nous nous insérons dans la fiction et ressentons les différentes émotions véhiculées par le support que ce soit une série, un film ou même un livre. Ce "héros" est en quelque sorte notre héraut - c'est-à-dire celui qui nous porte au sein de la fiction. On pourrait le penser comme une sorte d'avatar puisque le concept est à la mode dernièrement. Beaucoup de séries tirent leur sel du trouble qu'engendre cette identification. Le cas de Dexter (ou de Profit, sa matrice) en est l'exemple le plus frappant. La magie opère par le jeu de séduction/répulsion qui découle du personnage : le gentil "flic" le jour devient le soir un méchant tueur en série ; ce frisson se retrouve aussi dans la fascination du personnage du vampire qui connaît toujours un succès certain.
Ici la dualité est objectivée puisqu'elle ne se résume pas à un conflit au sein d'un personnage mais se projette dans nos deux célèbres chirurgiens. Christian représente un attrait certain : bel homme il affiche une réussite clinquante qui se construit sur les femmes qu'il séduit et les biens qu'ils possèdent. Sûr de lui et de ses charmes il représente une sorte d'idéal-type du mâle dominant. Sean, plus introverti, est la figure du "génie" et se présente aussi faussement comme celle de la norme et de la stabilité. Il est l'homme des repères : le cabinet repose sur lui, il est aussi le point d'ancrage de la famille que l'on va suivre tout au long des épisodes.
"Dites-nous ce que vous n'aimez pas chez vous ?"
On pourrait penser qu'il y en a pour tout le monde et pourtant le plus étrange ici c'est que personne ne peut réaliser jusqu'au bout le processus d'identification. Difficile de ne pas prendre du plaisir devant la facilité avec laquelle Christian traverse son existence : les mannequins, les voitures de sport et les intérieurs designs sont biens là pour dresser un décor rêvé que l'on retrouvera dans de nombreuses séries qui tournent (à vide) autour du luxe comme Gossip Girls. Pourtant il est tout autant difficile d'adhérer à l'immoralité qui n'est que l'autre face du vide que constitue le personnage. Rien n'est là pour le racheter. Toutes ses actions sont intéressées et ne renvoient qu'à un égoïsme infini.
Le contre-coup de ce double jeu est donc de nous amener à nous attacher au personnage le plus faible du couple : Sean.
Et là opère alors une sorte de catharsis inversée qui va nous amener à subir de plein fouet la pitié et la crainte que suscite ce personnage. Car il est bien plus facile de se reconnaître dans un homme normal en tout traversé par les doutes que dans la figure de "Dieu du stade" de Christian. En fonctionnant comme un rejet, Christian nous amène à subir, malgré nous, les humiliations qu'il inflige consciemment ou non à son partenaire. Sean a tout (famille / argent / reconnaissance) et pourtant il ne jouit de rien alors que Christian qui ne possède cela que par procuration passe son temps à jouir mais à vide puisqu'il ne peut rien construire qui ne le dépasse. Il jouit de tout car il ne peut rien conserver et en somme a tout perdu. Son prénom "Christian" est emblématique car il renvoie précisément au "chrétien" qui a perdu la foi suite au traumatisme originel qui semble construire sa personnalité : le viol (il est né d'un viol et il a subi des sévices de la part de son père adoptif). Nous devenons à travers lui les spectateurs de notre propre impuissance à jouir : de nos proches mais aussi de nos biens. Et cette frustration est précisément l'origine du malaise que ne peut pas manquer de produire chaque épisode. Nous survivons à chaque fois à l'humiliation de la vertu par le vice et nous prenons donc un plaisir coupable à ne pas accepter ce que l'on est et à rêver être par moments ce que l'on condamne. Ce processus naît dans la première saison et va crescendo au fur et à mesure des intrigues où Sean se retrouve dépossédé de tous ses points de repères à commencer par sa famille qui devient autant celle de Christian que la sienne: puisqu'ils partagent l'épouse et le fils.
La famille : la fin d'une idole américaine.
La famille à l'épreuve de la déconstruction narcissique - source.
Cette frustration prend corps au sein de la famille Mc Namara qui devient alors le foyer de toutes les intrigues au fil de ses retrouvailles puis de ses séparations de plus en plus définitives même si l'un des topos depuis la saison 2 est le dîner en famille autour des deux pères.
La source tragique commence avec cet objet : la famille est donc le lieu du drame mais aussi l'origine du mal. C'est semble-t-il l'impossibilité à construire un foyer qui fait de Christan Troy un personnage pervers voué à son propre culte. Chaque échec (Julia, le combat pour l'adoption, le mariage avec Kimber... ) vient renforcer en lui le sombre pressentiment que son destin se consume tout entier dans la jouissance solitaire. A l'inverse, pour Sean la famille représente un idéal et la sienne ne peut donc être que le miroir le plus net de ses échecs : la perte de l'amour de sa femme, de l'exclusivité de son fils, les malaises de sa fille puis enfin l'objectivation de la souffrance à travers la naissance d'un enfant handicapé (Conor).
En filigrane apparaît donc l'idée d'une souillure qui serait comme un fardeau originel que chaque membre doit porter. Les défauts du père se passent au fils qui s'enfonce dans les mêmes erreurs. Le cas de Matt est symptomatique car il incarne à l'excès cette logique de la loose et en devient même une sorte de caricature car contrairement aux figures paternelles il n'a aucun don pour le rattraper. Après une autocirconcision ratée, il aura ses premiers émois avec Ava la transsexuelle maléfique de la série. Leur rupture l'amènera à côtoyer les milieux néonazis mais aussi par la suite l'église de scientologie avec l'ex compagne de son père qui lui donnera une fille qu'elle cherchera toujours à lui reprendre l'amenant ainsi à se réfugier dans la drogue pour oublier un si mauvais départ. Heureusement il ne tardera pas à goûter les vertus éducatives des prisons et l'accueil chaleureux des détenus... Toutes les issues qu'il semble pouvoir emprunter au début de chaque saison semblent, quoi qu'il fasse, le ramener vers un destin plus tragique que le précédent. C'est même souvent les actions qu'il entreprend pour s'en sortir qui le ramènent au plus près de sa chute. Mais au-delà de ces trajectoires ce qui est intéressant c'est qu'à chaque fois c'est bien toujours la famille qui est en cause et le seul remède semble donc toujours passer par l'éloignement. Julia décide de quitter Miami pour échapper à cette emprise, Matt tente toujours de se reconstruire en se faisant adopter par une autre famille... La série déconstruit donc froidement ce qui est pourtant présenté comme la pierre angulaire de la société américaine.
Une affirmation brutale du tragique de l'existence.
Cette destruction est réelle mais n'est pas l'essentiel - cette série a plus à faire que d'emprunter un chemin qui devient depuis quelques années l'autoroute des scénaristes à succès (Desperate Housewife, Dexter, Californication...). Son sel repose tout entier dans l'exploration de la veine tragique de l'existence et dans une réponse nette à la question centrale : que puis-je espérer?
Rien, bien-sûr ! L'impossible rédemption des personnages exposée de façon méthodique ne veut pas nous dire autre chose que cela. Il n'y a rien à espérer du monde et des êtres qui le composent et cela malgré le chatoiement de leur existence. La débauche et la surenchère qui animent chaque épisode sont là pour confirmer que malgré ce déchaînement il n'y a rien de plus qui advient. Peu à peu, la série éteint en nous tout espoir et nous fait basculer dans l'horizon de la tragédie. Et cette tragédie passe avant tout par la répétition. Prise de loin cette dernière est tellement présente qu'elle en devient même ridicule (cf. la multiplication des erreurs de Matt, ou les efforts vains de Christian pour se racheter, ou même encore les tentatives de Sean de refonder une famille...) pour l'auditeur occasionnel du show. Mais pour celui qui s'accroche épisode après épisode - cette reprise indéfinie du même est l'affirmation renouvelée de la vérité de toute existence. L'idée même d'un progrès est annulée au sein de cette répétition puisque c'est le même qui nous est resservi encore et encore.
Cette répétition infatigable du même qui tisse la trame des épisodes illustre bien ce que nous dit Schopenhauer dans le Monde (III, 35) lorsqu'il affirme que celui qui parvient à cette vérité "trouvera que le monde ressemble aux drames de Gozzi, où, dans chacun d'entre eux, entrent en scène toujours les mêmes personnages, dotés de la même intention et du même destin ; certes les motifs et les événements varient dans chaque pièce, mais l'esprit de l'événement demeure le même : les personnages d'une pièce ne savent pas non plus ce qui se passe dans l'autre pièce où pourtant ils agissaient eux-mêmes : c'est la raison pour laquelle, malgré l'expérience de toutes les pièces précédentes, Pantalon n'a pas plus d'agilité ou de générosité, Tartaglia n'a pas plus de conscience, Brighella n'est pas plus courageux et Colombine n'est pas plus vertueuse." (pp. 382-383 de la remarquable traduction Folio - mais comment pouvait-on lire Schopenhauer en français avant ??)
Voilà la clef de la série - c'est ce regard tragique qu'elle suscite en nous montrant encore et encore jusqu'à la nausée les mêmes erreurs. Cela est rendu particulièrement sensible par la fixité même des caractères - les personnages sont tellement exempts de tout progrès qu'ils en viennent à incarner des figures et donc à se présenter comme des symboles. Il n'y a plus vraiment de personnages - il n'y a plus que des masques qui viennent figer une attitude. Et parmi eux celui qui incarne le plus cette absurdité tragique est évidemment Sean puisqu'il symbolise l'espoir et donc l'incompréhension même de ce monde. Alors que Christian, à la fin - dans le final même de la série - prend conscience de cette absurdité et l'assume pleinement en s'asseyant, tout comme au premier jour de la série, à un bar en draguant une créature de rêve en lui tendant sa carte de chirurgien plasticien. Il accomplit, consciemment cette fois-ci, un geste qui était présent de façon rituelle tout au long des deux premières saisons. A la toute fin les personnages se séparent car ils mettent ainsi en lumière deux voies possible : la résignation ou l'illusion de l'espoir. Il n'y a pas lieu de recommencer une saison, de prolonger l'épisode tout est dit dans ce final à la fois magnifique et cruel.
Entre cynisme et espoir : Nip / tuck - source.
Ainsi par-delà le plaisir criard du luxe et des bikinis, bien au-delà de la futilité affichée, s'il y a quelque chose à glaner au fil de cette centaine d'épisodes c'est la réalisation in vivo à l'échelle d'une vie complète (de l'ouverture à la fin du cabinet) de cette absurdité. Sean est bien l'ultime anti-héros malgré la sympathie qu'il ne manque pas d'attirer avec son désir de faire le bien autour de lui. Son passage plein d'espoir du portique de l'aéroport avec un nouvel enfant dans les bras (la fameuse fuite à travers la réalisation d'une nouvelle famille) est l'ultime ironie - signalée quelques mètres plus haut par la présence de son fils aux côtés du plus noir des personnages de la série la sulfureuse transsexuelle Ava qui lui vend sa vie de couple, la possibilité même d'être une famille recomposée, au prix de la seule chose de bien qu'il ait accompli : sa fille. L'idée que la fuite est la possibilité d'un progrès est donc le plus sombre des pièges - et c'est précisément celui-là que Christian Troy évite en ne cherchant plus à éviter son rôle et en revenant sur ce qu'il est vraiment: une carte de visite et une chemise Gucci à la conquête de tous les seins de Los Angeles.
Ugo Batini