Décadence et dance music: S01E02 - The Flight of the Conchords et la mélancolie de l’esthète
Un monde génial, plein de musiques téléchargeables, qui se démultiplie en autant de genres et en sous-genres, qui se projette à travers tous les moyens techniques possibles dans l’espace quotidien, un monde génial où tout le monde est mélomane sans être esthète : le nôtre. Un monde, donc, où la quantité n’empêche pas la qualité, mais maximise paradoxalement l’incommunicabilité des sentiments esthétiques. Plus on se parle, moins on se comprend. Plus on écoute de la musique, moins on sait l’aimer.
Il nous est apparu singulièrement que la même angoisse sourde traversait aussi une des séries les plus drôles du moment. The Flight of the Conchords est d’abord le nom d’un binôme néo-zélandais, qui joue de la guitare et chante ensemble. Les deux amis font des vannes sans avoir l’air d’y toucher, comme s’ils étaient drôles de surcroît, ou par hasard. Sur scène, ils ne sont pas masqués ou déguisés, bref, pas cabaret du tout. Toutes leurs chansons peuvent s’écouter facilement, sans intention comique apparente. Mais ils font mourir la salle de rire.
Puis le 17 juin 2007 (que faisiez-vous ce jour-là ?), pour exister aux Etats-Unis, un petit show leur a été accordé, une petite série télé, qu’ils écrivent et supervisent : the Flight of the Conchords, tout simplement, tout modestement. Chaque épisode met en scène une de leurs chansons, et aurait pu se limiter à ça. Mais les deux adulescents placides aux pulls pleins de décalques d’animaux vont plus loin. Les géniaux Bret McKenzie et Jemaine Clement se servent des chansons préexistantes pour illustrer le parcours modique et absurde de ce groupe (du coup, plus fictif que réel) que sont les Flight of the Conchords. Les deux musiciens s’inventent donc une vie de groupe looser – peut-être inspirée de leurs débuts (en note : Jemaine Clement apparaît dans un mini-film culte néo-zélandais recommandé par Peter Jackson lui-même, Ninja Tonga, où il tient le rôle du méchant sans raison de l’être)... Avec le même ton subtil qu’un The Office entremêlant fiction seventies et réalité pâlotte – mais avec des clips cheap et imaginatifs en plus –la série raconte la lente décadence d’un groupe qui se crashe dès le décollage, qui ne réussit pas du tout en partant de rien du tout.
Les géniaux Bret McKenzie et Jemaine Clement - source.
C’est le premier point génial : The Flight of the Conchords est l’anti-comédie musicale. Dans une comédie musicale, la musique colle à l’action, la déclenche, la fait rebondir. On prête une effectivité à la musique, un pouvoir grandiose de rassembler et de réconcilier (voir par exemple les deux comédies musicales géniales : l’une sur la proposition 8, Proposition, ou l’autre, West Bank, sur un combat en Israël entre marchands de kebab et de falafels). Ici, au contraire, la musique et les clips sont comme rêvés, ils sont une fenêtre sur l’imaginaire des héros, mais ne parviennent pas à un quelconque moment à bouleverser le destin des héros. Lors des deux fins de saison, les héros ratent leur carrière, passant à côté d’un tube trop facile, ou se trouvant contraints, faute d’argent, à retourner travailler comme bergers en Nouvelle-Zélande.
Surtout, on ne sait pas quel statut donner à leur musique, bonne ou mauvaise, réelle ou fantasmée. A quelques exceptions près, on ne voit pas jouer en live les Flight of the Conchords. Le téléspectateur entend bien sûr leurs chansons, mais pas les personnages adjacents (ou pas de la même façon). La musique du groupe est parallèle à l’action, et, bien qu’elle soit le noyau de l’histoire, elle ne s’y mêle pas intimement. D’où la position paradoxale du téléspectateur : il est comme fan d’un groupe que personne n’aime, il se trouve dans la position de l’esthète, goûtant la musique de deux pauvres mecs que, ni leur manager ringard bossant pour l’ambassade de la Nouvelle-Zélande, ni leur unique fan nymphomane, ne sait apprécier à leur juste valeur. Le téléspectateur sait, en l’entendant, que la musique de Bret et Jemaine est bonne. Mais tous les autres personnages, et le public des Flight of the Conchords semblent s’en moquer royalement. Bref, leur musique est rêvée comme bonne, mais elle est perçue par le monde extérieur comme pitoyable, si ce n’est par le téléspectateur qui partage leurs intentions.
Ce dont parle la série alors, c’est de la mélancolie propre à l’esthète qui est exclu des normes de goût de son époque. Pourtant, dans l’histoire, il y a eu des moments d’optimisme. Hume écrivait par exemple au XVIIIème siècle que naturellement le goût se précise à force de contemplation, à force de jugements, à force de critique, et surtout à force de consulter les experts du goût – dont le propre est d’avoir emmagasiné les expériences que certains n’ont pas le temps de recueillir. Il y a eu des époques où les esthètes régnaient en maître. Mais qui va donner envie de les écouter dans un premier temps ?...
Aboutissement ou fin de l'art: le solo binaire ?
Internet permet aujourd’hui de multiplier les occasions de voir, de lire et d’entendre. C’est un paradis humien : le concert des avis et des goûts pourrait donner éternellement raison au philosophe écossais. Car dans ce concert, il y a des voix qui pourraient s’élever, celles d’hommes qui ont vu, lu et écouté plus que tout autre. Et ils diraient alors ce qui est beau et bon. Bien sûr, des commentaires infinis leur reprocheraient de s’élever en normes là où il ne semble au contraire y en avoir aucune. Mais, tout comme Hume, ces hommes rappelleraient la fable du Quichotte.
« C'est avec une bonne raison, dit Sancho au sire-au-grand-nez, que je prétends avoir un jugement sur les vins: c'est là une qualité héréditaire dans notre famille. Deux de mes parents furent une fois appelés pour donner leur opinion au sujet d'un fût de vin, supposé excellent parce que vieux et de bonne vinée. L'un d'eux le goûte, le juge, et après mûre réflexion, énonce que le vin serait bon, n'était ce petit goût de cuir qu'il perçoit en lui. L'autre, après avoir pris les mêmes précautions, rend aussi un verdict favorable au vin, mais sous la réserve d'un goût de fer, qu'il pouvait aisément distinguer. Vous ne pouvez imaginer à quel point tous deux furent tournés en ridicule pour leur jugement. Mais qui rit à la fin ? En vidant le tonneau, on trouva en son fond une vieille clé, attachée à une courroie de cuir. »
On peut ne pas aimer les mêmes objets, mais seulement parce qu’on ne perçoit pas de la même façon les mêmes objets. Sur la sensation elle-même, en revanche, il n’y a pas de discussion possible. Le problème vient du fait que la plupart des hommes ne perçoivent qu’une face de l’objet, la leur, alors que l’esthète sera celui qui pourra le percevoir entièrement, en multipliant les points de vue, en le comparant à d’autres etc. Ainsi, la diversité des points de vue est causée par la partialité des hommes ordinaires, non par l’absence de norme universelle. La relativité du goût ne prouve donc pas l’équivalence de ces goûts.
Pourtant, si Hume pourrait marquer facilement un point, et montrer qu’il peut exister une norme du goût, il aurait tout à fait tort sur le fait que les hommes veuillent consulter les experts. On peut se rendre compte qu’il existe une norme du goût, et rester tout à fait sourd à ce bon goût. Car que voit-on, que lit-on, qu’écoute-t-on ? Principalement ce qui est entendu, lu et vu de tous. Les sites de partage sont une grande mine, pleines de trésors oubliés, mais ils provoquent d’abord et surtout une massification du goût pour une raison pratique toute simple : on ne partage vite que ce qui est déjà partagé par tous. Bref, il n’existe aucune façon pour les experts de se faire entendre en premier lieu. Et même le passage de Don Quichotte, dont se sert Hume pour expliquer le goût, est absolument parlant en ce sens. Car ce sont les experts qu’on est allé chercher.
En attendant, Bret et Jemaine, les héros de la série, échouent à percer dans le milieu de la musique. Dans le dernier épisode, le manager sort de ses tiroirs son ultime recours pour payer le loyer de ses managés : une comédie musicale inspirée de leur vie – et incidemment, de Star Wars. La pièce est censée être une mise en abîme brillante de ce qui devait leur arriver grâce à cette comédie musicale. Bien sûr, le succès est nul, et les deux amis redeviennent les bergers néo-zélandais qu’ils étaient, presque comme Anakin Skywalker, lui-même fermier esclave à ses débuts. Encore une fois, cet échec est rafraîchissant. Le retour dans leur pays, donc la fin de leur voyage, et donc, pour nous qui grossissons conceptuellement le trait, la fin de la musique comme art, ressemble en fait à ses origines primitives. Les bergers retournent taper sur des pierres, claquer des sabots, et entendre dans chaque bêlement de mouton comme un début de musique. La musique n’est plus jouée pour elle-même mais pour quelque utilité magique ou distrayante.
De nouvelle Zélande, ils auraient pu écrire une lettre à Arthur Danto : « eh mon pote, la fin de l’art, c’est pas si grave – et Danto de répondre : bien sûr, je suis d’accord, c’est exactement ce que j’ai écrit dans mon bouquin... »
La fin du voyage est le seul vrai départ... Art is not dead !
Richard Mémeteau