Batman: héros hégélien de la refondation
Des souvenirs de l'enfance remonte comme une évidence la trace indélibile de nos super-héros qui, dans un rêve indistinct, prennent une place de choix aux côtés d'Ulysse et autres figures mythologiques. Cet attachement qui persiste, et qui se constate dans n'importe quel magasin de comics, est le signe qu'il y a quelque chose de profond à glaner que la freakosophy ne peut ignorer.
Après une analyse globale sur la sociologie des super-héros, c'est la figure plus locale de Batman qui peut servir de fil conducteur pour tenter de démêler les éléments clefs de cet intérêt mais aussi pour chercher à comprendre ce qu'elle cherche à nous dire dans sa singularité. Car si Batman est si central dans cet univers, c'est qu'il est de loin le moins super de ces super-héros.
Alex Ross - Réalisme et humanisation du Batman - source.
Littéralement tout d'abord, car mis à part un QI exceptionnel et une bonne condition physique il ne possède aucun pouvoir. C'est ce que souligne non sans humour la très sérieuse recherche de Paul Zehr de l'université de Victoria dans son ouvrage: Becoming Batman: The Possibility of a Superhero qui quantifie à 15 - 20 années le temps nécessaire pour approcher les habiletés de l'homme chauve-souris. Mais c'est aussi - et peut-être même surtout - d'un point de vue moral que le statut de super héros semble ambigu car le moteur même de sa quête est, tout comme le Punisher (mais là la couleur est annoncée clairement), la vengeance. Batman recherche inlassablement la punition du meurtre originel que constitue pour lui l'assassinat de ses parents. C'est ainsi qu'un scénariste avisé lui fait dire sans détour : " Enfant, j'ai vu mon père et ma mère se faire assassiner. J'ai consacré ma vie à arrêter ce criminel quel que soit son visage ou sa forme" et quelques pages plus loin après une raclée mémorable : "Franchement peu importe la forme".
La première question que nous pose cette figure est donc celle du justicier qui, loin de faire justice, ne cherche dans le fond qu'à accomplir sa vengeance. Peut-on se faire justice sans justement dépasser de toute part la notion de justice ? Batman est donc avant tout un vengeur - un prisonnier infernal voué à accomplir éternellement les mêmes actes pour expier une faute qu'il ne comprend pas et qui remonte par-delà son origine. La figure de Batman n'est pas moderne, elle est antique voire archaïque.
Antique car dans le fond le genre tout entier a une connexion profonde avec la structure même des écrits de l'antiquité. Dans cette constellation, Batman est un double d'Eschyle : plus noir, plus tragique - tout comme Oreste, il est au bord d'une folie qui le dépasse et qui sans cesse l'appelle à accomplir son rôle de vengeur. Il faut relire toute la série sous cet angle pour se rendre compte, sous le coloriage, de la profondeur des archétypes qu'elle déploie. Si Batman est séduisant, c'est précisément qu'il parle à notre inconscient, qu'il renvoie à une série de pulsions qui nous habitent et nous démangent. Il est la réalisation transfigurée du souci de la vengeance. Il s'attelle à une tâche qui le dépasse et qui sans cesse renaît comme dans les supplices infernaux. Batman, comme Oreste, est hanté par une tâche, une souillure originelle, qu'il ne peut effacer et qui le mènera au bord de la folie.
La démence : une des clefs de l'oeuvre - Killing Joke de A. Moore - source.
Avec la folie nous touchons une autre voie d'accès à la série - A Gambaud dans un article apéritif de Positif (Juillet - Août 2009, n. 581-582), "Batman Folies", évoque déjà quelques pistes dans cette direction et insiste bien sur le fait que sans cesse Batman est hanté par cette possibilité. L'asile d'Arkham est le centre de toutes les histoires : à la fois point de départ (le vilain s'échappe...) et point final puisque Batman ne tue pas mais isole le crime en le ramenant à son origine. On ne trouve pas moins de trois grands récits (sans parler du jeu vidéo sorti récemment) qui prennent comme seul décor ce lieu : Arkham Asylum : A Serious House on Serious Earth scénarisé par Grant Morisson ; Arkham Asylum : Living Hell de Dan Slott et Batman : The Last Arkham d'Alan Grant. Cette répétition est encore un schéma antique qui donne aux histoires de Batman le souffle du mythe. Cet éternel retour du même est figé d'ailleurs au sein de combats qui se répètent à l'infini et qui atteignent leur paroxysme avec la figure même de la folie et de l'ubris : le Joker.
Le Joker - cet atout "maître" qui amène le joueur à sortir des règles traditionnelles du jeu - est la figure même de l'illimité ou plutôt du sans limite qui inquiète tant les Grecs. Il est le passage sans retour vers la folie qui guette sans cesse Bruce Wayne. Le charme du duel est indéniablement généré par la proximité des deux personnages qui, d'une certaine façon, se reconnaissent l'un dans l'autre - cette vision est accentuée par leur impossibilité mutuelle de se tuer. La série de F. Miller, Dark Knight, souligne cet aspect et le pousse à l'extrême montrant bien que l'activité criminelle du Joker n'a de raison d'être que face à Batman - d'ailleurs, lorsque ce dernier se retire, il reste amorphe dans sa cellule et ne se réveille qu'au moment où la rumeur évoque le retour du "Chevalier noir". Le film de Nolan exploite cet aspect dans une des scènes finales où le Joker suspendu par les pieds (reproduction d'un face à face de carte à jouer) dévoile à Batman le ressort de leur passé, présent et futur. Il n'est rien sans lui et vice-versa. Plusieurs épisodes avancent même l'idée d'une création mutuelle. Dans le Batman de Burton, Jack Napier (le futur Joker) tue les parents de Bruce Wayne et fournit donc le premier choc qui mènera Batman à l'existence mais plus tard, lorsque Batman, en affrontant la pègre au sein de l'usine "Axis Chemicals", fait tomber par inadvertance le même Jack Napier dans un bain d'acide, il permet aussi au Joker de naître. Chacun est en quelque sorte le géniteur de l'autre : ils ne sont pas frères mais pères siamois se regardant ainsi en miroir et étant l'un pour l'autre un stade de leur propre développement.
Une des premières apparitions du Joker sous la plume du créateur de Batman Bob Kane.
Le Joker suggère cela puisqu'il prédit que la véritable place de Batman est bien dans l'asile d'Arkham où il peut régner en maître appliquant ainsi le dicton qui veut que les borgnes soient roi au royaume des aveugles. La différence la plus visible entre les deux étant le masque : Batman a besoin de quelque chose - un masque - pour faire corps avec sa propre folie, tandis que le Joker inquiète justement par l'absence d'accessoire. Il est ce masque vivant qui s'assume perpétuellement de la même façon qu'il peut toujours sourire même dans la tristesse reprenant ainsi par cet artifice la dimension tragique de L'homme qui rit de Victor Hugo qui semble être le modèle qui a inspiré le personnage.
Conran Veidt dans The Man who laughs de Paul Leni (1928) - source.
On le comprend, l'attrait d'un tel héros réside principalement dans sa complexité qui confine au désordre. Pourtant la raison même de vivre du personnage est l'installation d'un ordre : mental, social... Et c'est là que cette figure prend une dimension étonnante. Batman est dans une lutte sans fin pour maintenir ou instaurer un ordre mais il se situe justement en deçà de tout ordre possible. Psychologiquement nous venons de le voir, mais aussi légalement ou socialement. Sans cesse, il est dans la transgression et à de nombreuses reprises le personnage du commissaire Gordon est là pour lui rappeler le véritable sens de la justice. Les scènes d'interrogatoires musclés se succèdent dans les comics et on le retrouve souvent - ce qui est dans le fond inhabituel dans cet univers - les mains couvertes de sang.
C'est cette particularité qui nous fait voir en Batman la figure ultime du héros hégélien. On connaît la place prépondérante du grand homme dans la philosophie de l'histoire de Hegel mais on a tendance à oublier le rôle bien spécifique qu'il réserve aux héros. Les passages les plus significatifs sont dans les Principes de la Philosophie dans la remarque du § 93 et dans les paragraphes 104 et 350 ainsi que dans la remarque du § 433 de l'Encyclopédie. Le héros est un fondateur et non un continuateur - il est premier par rapport au grand homme car il est celui qui crée l'histoire dans lequel le second doit intervenir. Le § 350 des Principes évoque le "droit des héros à fonder des états" mais ce droit est précisément anté-juridique voire même anti-juridique puisqu'il s'appuie sur la négation même du droit : la violence. Ce droit en-deçà du droit porte néanmoins pour Hegel une légitimité absolue (mais ponctuelle) car il est le seul moyen de mettre brutalement fin à l'état de nature et donc corrélativement d'ouvrir un espace pour l'Histoire et les grands hommes qui l'animent. L'histoire de Rome, par exemple, s'ouvre sur le meurtre originel de Rémus par Romulus qui n'a pu accepter la dérision avec laquelle son frère a franchi le sillon sacré foulant ainsi les premiers fondements du droit. Cette dérision propre au Joker est combattue de la même façon par Batman qui fait tout pour maintenir Gotham dans le cadre d'une loi qui n'est pas encore efficace. Cette insuffisance appelle donc un héros et non un super-héros pour refonder la ville et permettre à cette dernière de sortir du cercle tragique des répétitions où sans cesse Batman retrouve un double maléfique. Sa violence et sa folie ne sont que le miroir d'une époque qui n'a pas su trouver le chemin de l'histoire et qui donc tarde à réaliser l'esprit du temps qu'elle porte.
Batman: héros d'un temps qui n'est déjà plus le sien - dessin Alex Ross dans Guerre au crime.
Ugo Batini